Le 1er juillet 2001, le Portugal a choqué le monde en dépénalisant l’usage de toutes les drogues. De toutes les drogues. Du cannabis, mais aussi de l’héroïne, de la cocaïne et de l’ecstasy – pour ne citer qu’elles. Beaucoup ont alors redouté une crise sanitaire ayant des répercussions sur la productivité de plusieurs secteurs de l’économie, une prolifération des trafics, et bien évidemment une augmentation de la toxicomanie et de la consommation, en particulier chez les jeunes. Plus de quinze ans après, leurs craintes semblent infondées.
À court d’options
Longtemps, le Portugal a été épargné par les problèmes de drogue auxquels le reste de l’Europe et du monde était confronté. En effet, de 1933 à 1974, le pays était une dictature où l’usage des drogues était pratiquement inexistant. Mais, après la révolution des Œillets, ses frontières se sont ouvertes, il est devenu une véritable plaque tournante dans le trafic international et le nombre de consommateurs de drogues a fortement augmenté. Face à l’ampleur du phénomène, le pays a pris un ensemble de mesures punitives et répressives. En vain. À la fin des années 1990, près d’1 % de la population du Portugal était accro à l’héroïne et le pays détenait le sombre record des morts du SIDA lié à l’usage de drogues dans l’Union européenne.
Le gouvernement portugais, alors dirigé par le socialiste António Guterres, commençait à réaliser qu’il était temps de changer de stratégie. « Nous étions à court d’options », se souvient João Goulão, médecin spécialisé dans le traitement de la toxicomanie dont le travail à conduit à la réforme de juillet 2001. « Nous dépensions des millions et nous n’allions nulle part. » Depuis, les policiers portugais n’arrêtent plus les usagers de drogues, à condition qu’ils transportent l’équivalent d’une consommation hebdomadaire individuelle selon un barème établi pour chaque produit — un gramme d’héroïne ou d’ecstasy, deux grammes de cocaïne, 25 grammes de cannabis. Ces usagers doivent en revanche se présenter devant un « panel de dissuasion » composé d’experts juridiques, de psychologues et de travailleurs sociaux. Aujourd’hui, la plupart d’entre eux sont des consommateurs de cannabis. Ils comparaissent pour la première fois et ils sont considérés comme des consommateurs à but récréatif. Ceux qui sont convoqués à plusieurs reprises peuvent se voir infliger des amendes, ou être réquisitionnés pour des travaux d’intérêt général. Ceux qui sont identifiés comme étant des toxicomanes peuvent, eux, se voir prescrire une thérapie ou un traitement de substitution aux opiacés. S’ils refusent, ils sont tenus de consulter régulièrement leur médecin de famille.
La consommation de drogues n’est donc plus considérée comme un problème de criminalité, mais comme un problème de santé publique. Cela ne signifie pas pour autant que les drogues sont légales au Portugal. Les trafiquants vont toujours en prison. La police portugaise a d’ailleurs démantelé un réseau de trafiquants français en 2005, et saisi six tonnes de cocaïne pure, ce qui était alors un record en Europe. La drogue était arrivée par bateau à Lisbonne, elle était stockée dans un entrepôt de Prior Velho, et devait ensuite être acheminée jusqu’en France. Plus récemment, en mai dernier, la police portugaise a saisi près de dix tonnes de cannabis en mer Méditerranée. Mais le barème établi par la loi pour chaque drogue ferait le jeu des trafiquants plus modestes. C’est du moins ce qu’affirment certains policiers, arguant qu’il suffit à ces trafiquants de se réapprovisionner plusieurs fois par jour pour opérer sans risques. Pour le président de la Société internationale d’étude de la politique pharmaceutique, Alex Stevens, « la principale leçon à tirer, c’est [néanmoins] que la dépénalisation de la drogue ne conduit pas nécessairement à la catastrophe, et qu’elle libère des ressources pour offrir des réponses plus efficaces aux problèmes que la consommation de drogues engendre ».
Des résultats
Selon l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, le taux de décès causé par la drogue au Portugal, soit trois décès par million d’habitants, est plus de cinq fois inférieur à la moyenne de l’Union européenne, qui est de 17,3 décès par millions d’habitants. Les décès par overdose sont passés de 80 en 2001 à seulement 16 en 2012. Le nombre de consommateurs d’héroïnes est maintenant estimé à 50 000, ce qui signifie qu’il a été divisé par deux. La plupart d’entre eux seraient en outre sous traitement de substitution, d’après João Goulão. D’un point de vue global, la consommation de drogues au Portugal a diminué au cours des quinze dernières années. Elle est d’ailleurs parmi les plus basses d’Europe. Et si la consommation de cocaïne a augmenté, il est important de préciser que c’est le cas sur tout le continent. En France, pays qui mène pourtant une politique très répressive en matière de lutte contre les drogues, le marché de la cocaïne est passé de passé de 488 millions d’euros en 2005 à plus de 900 millions en 2010. « La cocaïne n’est plus réservée aux milieux festifs et branchés », constate le président du comité scientifique de l’association SOS addictions, Laurent Karila. « Aujourd’hui, on voit tous les profils dans nos consultations : des artistes, des PDG, des chômeurs, des commerçants, des mères au foyer… »
Les critiques, nombreuses en 2001, se sont donc taries. Notamment du côté du Conseil international de contrôle des narcotiques, l’organisme de surveillance des Nations Unies, qui n’hésite même plus à adresser des éloges au Portugal. « Il est évident que la situation concernant la drogue s’est améliorée à plusieurs niveaux au Portugal depuis le changement de modèle », a déclaré son président, Werner Sipp, en 2015. « Il doit être noté qu’une des raisons pour laquelle l’expérience portugaise se montre prometteuse est la volonté de l’État portugais d’investir les ressources nécessaires pour la mise en application complète de cette ambitieuse réforme », a-t-il ajouté. « L’expérience de la mise en application du modèle de dissuasion au Portugal peut être utile aux autres pays où les sanctions alternatives à la possession de drogues pour un usage personnel sont appliquées ou prises en considération. » D’autant que les mesures prises par le Portugal ont également permis de faire chuter le taux des nouvelles infections au VIH, qui sont passées de 1 016 en 2001 à seulement 56 en 2012. Et pour cause, en parallèle des efforts du gouvernement, des associations telles que le GAT fournissent des seringues propres aux toxicomanes et leur ouvrent leurs portes dans les grandes villes. La proportion de personnes incarcérées pour crimes commis sous l’influence de stupéfiants ou pour nourrir une addiction est quant à elle passée de 41 % en 1999 à 21 % en 2008. « Habituellement, l’accent est mis sur la dépénalisation elle-même, mais cela a fonctionné parce qu’il y avait d’autres services, et la couverture a augmenté pour le remplacement des aiguilles, pour la désintoxication, dans les milieux thérapeutiques, ainsi que les possibilités d’emploi pour les personnes qui se droguent », estime Ricardo Fuertes, coordinateur au GAT. « Ce fut la combinaison de la loi et de ces services qui en ont fait un succès. Il est très difficile de trouver des gens au Portugal qui sont en désaccord avec ce modèle. »
Couverture : Un échange de drogues dans une rue portugaise. (DR/Ulyces.co)