Big Meech
Demetrius « Big Meech » Flenory ne se contente pas « d’arriver en boîte » ; on ne voit plus que lui dès le moment où il fait son entrée. Les signes annonciateurs de son arrivée, ce sont les voitures : des Bentley, des 4×4, des Lamborghini et des Porsche se garent le long du trottoir, telles des mannequins sur un podium, et quand tous leurs passagers en sont descendus, c’est au tour des bus de tournée de faire leur entrée. En face des boîtes de nuit qui longent les rues de Midtown Atlanta à South Beach Miami, les lumières aveuglantes des lampadaires se reflètent sur ce cortège d’automobiles dont la valeur s’élève à plusieurs millions de dollars.
Puis vient sa bande. Comme Meech aime à le répéter, tous les membres font partie de la famille : « On est comme des frères. Nous ne faisons qu’un. » Mais à l’instar de n’importe quelle garde rapprochée, il existe clairement une hiérarchie. En vous frayant un passage à travers la foule (si vous y parvenez), vous rencontrerez tout d’abord les guetteurs, qui vous toisent de façon menaçante. Continuez d’avancer et vous constaterez un changement d’ambiance. Moins de gardes, plus d’egos. Approchez encore et tout devient calme, l’ambiance est détendue et confiante, tout est sous contrôle. C’est à ce moment-là que vous saurez que vous êtes auprès de Meech. Mais ne vous y trompez pas, son attitude relax et son air impénétrable sont susceptibles d’être ébranlés. Il y a des choses que Meech ne tolère pas, et l’une d’elles allait se produire le 11 novembre 2003.
C’était le grand soir, celui que Meech et les résidents du quartier de Buckhead redoutaient depuis longtemps – pour des raisons complètement différentes. Au cours des dernières années, des événements violents et largement relayés par les médias ont secoué le quartier des bars de Buckhead. Le crime le plus mémorable est l’agression à l’arme blanche qui a eu lieu juste après le Super Bowl. Le deuxième ligne de l’équipe des Baltimore Ravens, Ray Lewis, a été arrêté (et acquitté après qu’on a jugé qu’il s’agissait d’un délit mineur). Cela s’est passé il y a trois ans, à côté du Cobalt Lounge. À environ un pâté de maison de là, au niveau du croisement entre la rue Peachtree et le boulevard East Paces Ferry, une boîte de nuit tout aussi imposante et tape-à-l’œil était en train de se faire un nom : le « Chaos », une des boîtes les plus tendances du moment. Shaquille O’Neal et Eminem venaient y faire la fête, et les soirées hip-hop du lundi étaient toujours réussies. Les amateurs s’y pressaient par centaines, quand pour les autres boîtes de nuit, le lundi était une soirée calme. Mais ici, la seule chose qui tournait au ralenti le lundi soir, c’était la file d’attente. Ce soir-là, il était tout bonnement impossible de s’aventurer sur le parquet laqué de la boîte, de s’adosser à un mur de briques, ou de se poser sur un des canapés en cuir minimalistes sans tomber sur un des potes de Meech. Anthony Jones, plus connu sous le nom de « Wolf » – un ancien garde du corps de P. Diddy – le savait sans doute, mais cela ne l’a pas empêché de faire un truc qui avait toutes les chances de se solder par une guerre totale. Wolf a agressé son ex-petite amie, mais ce n’était pas n’importe qui : elle faisait partie de la bande de Meech.
Déjà à l’époque, on savait qu’il ne fallait pas chercher des noises à sa bande, et encore moins à Meech lui-même. Selon la rumeur, il s’était bâti un puissant empire en s’entourant de mecs compétents débauchés dans les rues de Detroit vingt ans plus tôt. Et il défendait farouchement la « famille » qui l’avait aidé à en arriver là. Meech s’est interposé et a demandé à Wolf de foutre la paix à son ex. Wolf a commis une deuxième erreur en ignorant sa requête. Mais avant que Meech ait le temps de réagir, les videurs sont intervenus et ont viré Wolf. Meech et ses gars sont retournés vaquer à leurs occupations favorites – boire des quantités obscènes de champagne et dépenser des sommes d’argent encore plus obscènes. Il n’était après tout qu’1 h 30 du matin et le bar ne fermait que deux heures et demie plus tard. Il ne faisait pas très chaud à cette heure avancée de la nuit. Interdit de séjour dans ce confortable espace confiné, Wolf a passé un coup de fil à son ami Riz, avec lequel il avait grandi dans le Bronx, tout en marchant vers le parking derrière la boîte de nuit, où il s’est posé pour attendre.
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Debbie Morgan commençait tout juste à recoller les morceaux de sa vie vers la fin de l’année 2005. Ça n’avait pas été simple, mais elle avait trouvé de quoi s’occuper : elle comptait ouvrir un restaurant le 1er avril, trois mois plus tard. Il fallait qu’elle obtienne toutes les licences nécessaires, qu’elle fasse ouvrir une ligne de gaz, qu’elle commande un comptoir, remplace des fenêtres et imprime des menus. Et pour couronner le tout, sa fille – son bébé, la plus jeune de ses quatre enfants – était enceinte, ce qui venait s’ajouter à ses nombreux soucis. Dans le restaurant de Debbie, on trouverait au menu les recettes de son enfance passée dans l’est de la Jamaïque : chèvre au curry, plantains grillés, tofu au barbecue, poulet Jerk à la jamaïcaine. Ce travail était aussi enrichissant que tous ces petits plats, et même si elle commençait à penser qu’elle n’arriverait pas à ouvrir en temps voulu, le compte à rebours lui permettait de rester occupée – et d’échapper à la réalité. Même si cela ne s’entendait à son intonation chantante, et que cela ne se voyait pas dans ses yeux noirs plein de vie, Debbie avait l’impression d’avoir pris un coup de vieux récemment. Avec ses cheveux coupés court et sa silhouette menue, elle ressemblait plus à une fée qu’à une restauratrice surmenée. Mais son passé pesait sur ses épaules. Elle ne pouvait s’empêcher de repasser en boucle ce qui était arrivé à son fils durant l’été 2004.
Rashannibal « Prince » Drummond était un gentil garçon, un grand gamin qui adorait faire la fête. (Pour son 22e anniversaire, la célébration avait duré deux jours.) Il était de ceux qui essaient d’être tout le temps là où ça bouge. Le 25 juillet 2004, lui et ses amis ont atterri au Velvet Room, une boîte dans le quartier de Midtown. Il était 4 heures du matin, tout le monde était parti. Prince et ses amis n’avaient plus grand chose à faire hormis traîner sur le parking où se trouvaient plusieurs voitures haut de gamme dans lesquelles des types grimpaient. Quand une des voitures a manqué de renverser Prince. C’est là que les choses se sont envenimées, jusqu’au moment que Debbie s’efforce d’oublier. Après avoir appris ce qui était arrivé à son fils, elle est restée plusieurs mois au lit. Elle y faisait son deuil tout en se faisant des films sur ce qu’elle savait de cette soirée. Son neveu, qui était avec Prince le soir-là, est sorti du coma trois semaines après l’incident. Il gardait très peu de souvenirs de ce qui s’était passé, mais les autres membres de la bande lui avaient raconté ce dont ils se souvenaient. Les enquêteurs ont expliqué à Debbie qu’ils pensaient que les types qui se trouvaient sur le parking étaient déjà dans leur collimateurs, et pas juste à cause de leurs voitures luxueuses. La police d’Atlanta, des agents de la DEA et les procureurs de Fulton County avaient déjà entendu parler de la bande et de son leader présumé, Demetrius « Big Meech » Flenory.
Un autre incident avait eu lieu sur la parking du Chaos huit mois plus tôt. Et au cours de l’été 2004, on leur avait confisqué de l’argent lors de contrôles routiers en Géorgie, puis dans le Missouri et dans le Texas – d’abord 140 000 $, puis 425 000 $ et 720 000 $. Les enquêteurs découvriraient plus tard qu’il s’agissait de l’argent de Meech. De la drogue avait également été saisie : 17 kilos de coke à Flagstaff, en Arizona, 27 kilos à Crawford County, dans l’Arkansas, et enfin 100 gros kilos – il y en avait pour 9 millions de dollars – dans la banlieue de St Louis. Les enquêteurs en ont conclu que les hommes responsables de ce qui était arrivé à Prince n’étaient peut-être pas de simples voyous. Ils faisaient peut-être bien partie d’une organisation de grande envergure appelée la « Black Mafia Family ».
B·M·F
Un jour d’automne 2004, deux rappeurs d’Atlanta étaient en pleine discussion dans une boutique de chaussures du centre-ville, Walter’s. Gucci Mane était venu y déposer des CD, et il en a donné un à Young Jeezy, un type qui se voulait impressionnant avec tous ses diamants. Ce dernier l’a remercié, et a complimenté Gucci en lui disant qu’il avait déjà entendu certains des morceaux qui allaient faire sa renommée. Les deux rappeurs venaient de deux territoires différents – Gucci venait des quartiers à l’est d’Atlanta, tandis que Jeezy était né à Macon et avait déménagé dans le quartier d’Old Fourth Ward à Atlanta à l’adolescence –, mais ils avaient un bagage similaire. Et tous deux avaient réussi à transformer leur expérience de la rue en expérience professionnelle. Mais Jeezy était le plus connu des deux. À 27 ans, après avoir été vendeur de mixtapes dans les rues de Macon, il était devenu le roi du hip-hop à Atlanta. L’entrepreneur qui avait fait ses armes dans la rue avait déjà vendu des dizaines de milliers de mixtapes grâce à son label indépendant, Corporate Thugz Entertainment. C’est à cette époque qu’il a distribué son album, Trap or Die, dans toutes les rues d’Atlanta, et c’est grâce au bonhomme de neige à l’air menaçant sur la pochette du CD qu’il a renforcé son emprise sur la rue. (dans la rue, snow signifie « cocaïne » et le snowman est le dealer.)
Le fait d’être affilié à la Black Mafia Family ne gênait pas vraiment Jeezy, qui n’hésitait pas à se faire photographier avec des membres de la BMF à ses côtés, à dire des trucs comme : « Ça c’est mon homeboy, putain. On se kiffe, c’est la famille, frère », ou de rapper des couplets du genre : « T’as pas envie que je mêle la rue à tout ça, autant que je passe tout de suite un coup de fil à Meech pour lui demander de rappliquer (yeah BMF). » Meech avait monté une maison de disque un peu plus tôt dans l’année, mais Jeezy a préféré ne pas signer sur son label. Il a finalement signé un contrat avec Def Jam Records, car leurs apports de fonds allaient permettre à Corporate Thugz Entertainment de chouchouter les artistes qui collaboraient avec Jeezy – parmi lesquels Slick Pulla, le groupe Blood Raw, et si tout se passait bien, un trio de Macon, Loccish Lifestyle. Gucci avait déjà signé un contrat avec une maison de disque d’Atlanta, Big Cat Records, il ne pensait donc pas à rejoindre CTE le jour où il a croisé Jeezy dans le magasin de chaussures, mais cela ne voulait pas dire que les deux rappeurs ne pouvaient pas collaborer. Le lendemain, Gucci est venu voir Jeezy dans son studio avec un morceau sur lequel il travaillait depuis quelques temps, « Icy ». Jeezy y a ajouté quelques couplets, et Gucci dit l’avoir payé – Jeezy qui contribuait à l’écriture du morceau d’un artiste moins connu, c’était un joli tour de force. Mais cette camaraderie serait de courte durée. Qualifier quelqu’un d’icy revient à dire qu’il adore les diamants. Ce jour-là, chez Walter’s, le terme s’appliquait à Jeezy, et il en allait de même pour Gucci en avril 2005, le jour du tournage du clip. Il arborait une montre « Jacob » bleue et jaune sertie de diamants (dessinée par le joaillier du hip-hop Jacob Arabo pour la somme de 50 000 $) et un pendentif à 40 000 $ en diamant 0,37 carat sur lequel on pouvait lire « So Icy ». Icy convient aussi très bien pour décrire le froid glacial qui régnait entre les deux rappeurs quand ils ont lavé leur linge sale en public. La chanson est devenue un hit au cours de l’été 2005, à la surprise générale.
Gucci disait que dès que sa chanson a fait un carton, Jeezy a voulu qu’elle figure dans son futur album, Let’s Get It: Thug Motivation 101. Selon l’avocat de Jeezy, c’était des conneries ; Gucci cherchait juste à attirer l’attention sur lui. Pour que tout le monde sache ce qu’il en pensait, Jeezy a sorti un morceau pour répondre à Gucci – et il en a profité pour offrir une récompense à la personne qui lui ramènerait le pendentif à 40 000 $ : « Je veux ce putain de collier de merde », ricane-t-il dans le morceau « Stay Strapped », un titre faisant doublement office de menace. Si ce n’était pas déjà le cas, mieux valait pour Gucci qu’il garde une arme à portée de main. Gucci a répliqué au quart de tour avec le titre « Round 1 », dans lequel il rappe en duo avec Black Magic, un artiste du label Big Cat, sur des paroles qui en disent long : « T’es un imposteur, tu mérites un Oscar », « Enfile une robe, négro, t’es la salope de Meech. » Mais quand le morceau est sorti, Jeezy ne pensait déjà plus à toute cette histoire, il était en pleine négociation car il voulait que les membres du groupe de Macon, Loccish Lifestyle – Henry « Pookie Loc » Clark, Carlos « Low Down » Rhodes et Shannon « Luke » Lundy – signent un contrat avec CTE. Et les choses se présentaient plutôt bien. Mais quand Luke et Pookie Loc se sont rendus à Atlanta en mai 2005 pour rencontrer l’équipe du label CTE, les choses ont mal tourné. Pookie Loc ne s’est pas montré assez prudent, et Gucci Mane s’est retrouvé mêlé à tout ça malgré lui.
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Pour comprendre l’histoire de Big Meech, il faut savoir que la Black Mafia Family se compose de deux entités distinctes : une organisation du trafic de drogue appelée BMF, et une entreprise légale appelée « BMF Entertainment ». Et tout portait à croire que Meech dirigeait ces deux organisations. À l’apogée de la BMF, les enquêteurs d’une demi-douzaine de juridictions avaient des raisons de suspecter qu’avec plusieurs centaines de kilos de cocaïne écoulés chaque mois, la bande était l’une des plus importantes organisations du trafic de drogue américain. Les procureurs fédéraux ont estimé que la BMF gagnait des dizaines de millions de dollars chaque année, et qu’ils avaient empoché au moins 270 millions de dollars depuis leurs débuts. Le patron d’une entreprise de cette envergure peut évidemment s’acheter tout ce qu’il veut, c’est pourquoi en 2004, Meech a voulu se faire un nom dans le monde du hip-hop – un domaine inédit pour lui.
Au mois de mars de la même année, une entité distincte de l’organisation de trafic de drogue a été créée : le label BMF Entertainment. En tant que PDG de la boîte, Meech a organisé des fêtes d’un niveau d’opulence inédit à Atlanta (avec des éléphants, des sculptures de glace et des femmes nues couvertes de bodypainting). Ils ont même financé un clip à hauteur de 500 000 $, « Still Here », avec l’unique artiste du label Bleu Da Vinci, et lancé un luxueux magazine lifestyle hip-hop baptisé The Juice, avec Meech en couverture et Jeezy en quatrième de couv’. Et ils se sont rapprochés de rappeurs qui allaient bénéficier de leur ascension tandis qu’eux pourraient bénéficier de leur succès. BMF Entertainment était une activité légale trafiquant une marchandise qu’on ne trouve que dans le monde du hip-hop : pas de la cocaïne, pas des disques, de la street cred. Les rumeurs qui couraient sur la drogue et la violence, sans compter la réputation qu’avaient les fêtes organisées par BMF Entertainment, faisaient d’eux les vendeurs de rêve hip-hop ultimes. BMF Entertainment avait trouvé son créneau, et Big Meech un nouveau champ d’activité : il serait désormais le maître du marketing de la hype hip-hop. Pour faire parler de BMF Entertainment, ils devaient constamment se dépasser. Leurs fêtes étaient de plus en plus bling-bling, leurs voitures de plus en plus chères, et le champagne de plus en plus abondant. Et l’argent qui permettait de payer les sculptures de glace, les Bentley et les caisses de Perrier Jouet ne venait visiblement pas des ventes de disques.
Dans leur volonté de sauver les apparences, les membres de BMF Entertainment ont fini par s’attirer une attention inopportune. Les enquêteurs ont rapidement compris que l’entreprise était plus qu’un business ubiquiste portant un nom qui en dit long. Ils ont découvert des preuves selon lesquelles BMF Entertainment, en dépit de sa façade légale, était une entreprise financée par l’argent de la drogue vendue par la Black Mafia Family – une famille qui, malgré ce qu’ils pensaient au départ, s’apparentait réellement à la mafia. C’est vrai ça, quel genre de mafia revendique publiquement qu’elle est une mafia ? D’après le FBI, Meech et son frère Terry « Southwest T » Flenory (qui gérait apparemment la plaque tournante de Los Angeles) étaient les parrains de l’organisation. Et leur mafia ressemblait à s’y méprendre à celles qu’on peut voir dans les films. Les frères Flenory arrivaient à instiller une loyauté inébranlable chez les hommes et les femmes qui étaient à leur service, ce qui fait que l’entreprise restait entourée d’une chape de silence – un authentique « code mafieux » selon un témoin. Meech jouissait d’un statut de demi-dieu, et le déshonneur avait été érigé au rang de péché suprême.
Toutes les accusations formulées à l’encontre de la Black Mafia Family auront permis de renforcer le mythe qui l’entoure.
Mais il n’a pas réussi à voir que des enquêteurs – ainsi que pas mal de monde au sein de la scène hip-hop – le trouvaient louche. La DEA a commencé à suspecter qu’une organisation qui s’appellerait plus tard BMF avait commencé à distribuer de grosses quantités de drogue à Atlanta, Detroit et L.A. au début des années 2000. Et puis au cours de l’automne 2003, la police locale a commencé à trouver des liens entre chaque acte violent perpétré par des membres de la bande. Et deux mois avant que les chemins de Meech et de Wolf ne se croisent au Chaos, la police d’Atlanta enquêtait déjà sur une violation de domicile qui leur avait permis de trouver des preuves.
Le 7 septembre 2003, des types qui savaient visiblement ce qu’ils voulaient ont cambriolé la maison de deux hommes dans le quartier de Boulevard. Un des hommes a ouvert le feu sur les cambrioleurs, ce qui n’a pas manqué d’attirer l’attention de la police. Les enquêteurs ont trouvé un coffre-fort de la taille d’une petite chambre, et juste à côté de ce coffre-fort étaient coincés une chaussure et un kilo de cocaïne. Pour les détectives, le coffre-fort avait avait dû abriter davantage de drogue – et ce probablement peu de temps avant leur arrivée. Ils pensaient également que les deux hommes qui vivaient dans cette maison étaient en relation avec cette bande qu’ils ne connaissaient pas encore très bien : la Black Mafia Family. Rand Csehy, l’ancien procureur principal de Fulton County en charge de l’enquête sur la BMF pour le compte du bureau du procureur de district, a d’abord pensé qu’il était « juste impossible que cette mafia afro-américaine puisse couvrir toute la ville ». Mais les preuves que lui et les autres enquêteurs allaient rassembler – grâce à la surveillance et aux écoutes, ainsi qu’à quelques coups de bol – lui prouveraient le contraire. En deux ans, les enquêteurs ont réussi à relier la BMF à une série de meurtres et d’actes violents non résolus. Et on peut dire que la plupart de ces crimes n’avaient pas été perpétrés par des gens discrets. Les noms de sommités comme P. Diddy, Bobby Brown et la maire d’Atlanta Shirley Franklin figuraient dans la liste des victimes. Une chose est sûre : toutes les accusations formulées à l’encontre de la Black Mafia Family – trafic de drogue, violence, financement de l’entreprise BMF Entertainment avec de l’argent sale – auront en tout cas permis de renforcer le mythe qui l’entoure. La famille a beau avoir été démantelée, la légende perdure. Le produit est mort, mais la marque a survécu.
Sous les balles
Il était 4 heures du matin. Le propriétaire du Chaos, Brian Alt, était en train de faire ses comptes. Le lundi soir, ils gagnaient pas mal d’argent, car ses clients étaient connus pour dépenser sans compter lors des soirées hip-hop. C’était le genre d’environnement qui correspondait bien aux habitudes de Meech. Meech était entre autres connu pour insister pour que chaque membre de sa bande se voie remettre une bouteille de Cristal ou de Perrier Jouet – même quand ils venaient à cinquante ou plus. C’est en partie de cette manière qu’il parvenait à gagner leur loyauté. Il avait grandi à dix mille lieues de ce genre d’extravagance, dans un quartier du sud-est de Detroit pourri par le crack. On dit que lui et son frère « Southwest T » ont commencé dès le lycée à vendre pour 50 $ des sachets de crack dans la rue. L’année de ses 20 ans, Meech s’est fait prendre en possession de plusieurs milliers de dollars sous forme de cocaïne, et a été condamné à une peine de probation. Bien qu’il se soit fait arrêter plusieurs fois au cours des 18 années qui ont suivi, il a réussi à ne pas se faire condamner une seule fois.
Au lieu de ça, durant cette période, il est devenu une légende dans le milieu du hip-hop à Atlanta et à Miami. Un jour on le voyait au volant d’une Cadillac, le lendemain c’était une Lamborghini, quand ce n’était pas une Bentley. Il distribuait des pendentifs en diamant avec les lettres « BMF » aux membres de sa bande, vivait dans des maisons dont le loyer était bien plus élevé qu’un SMIC, et entraînait du monde dans son délire. Et ce pas seulement grâce aux fins de soirées dans sa suite présidentielle de l’hôtel Buckhead Westin : la relation de Meech avec les membres de sa bande – des gardes du corps aux promoteurs du seul artiste de son label – reposait sur la séduction. Il chouchoutait les VIP, s’entourait de bombasses, et avait de l’argent à ne plus savoir qu’en faire ; et il trônait au milieu de tout ça, la main posée sur l’épaule d’un type, comme s’il était le père qu’il n’a jamais eu. Le genre de père qui te laisse conduire une voiture que ton vrai père ne pourrait pas se payer, et qui t’emmène absolument partout avec lui. « Je suis un bon dirigeant, c’est pour ça que je suis entouré de gens biens », avait-il expliqué quelques années plus tôt lors d’un séjour à Miami. Et cette philosophie semblait lui réussir, la loyauté de sa bande était son armure, elle le rendait quasiment intouchable. Sa bande couvrait constamment ses arrières. La confrontation qui a eu lieu sur le parking du Chaos n’a pas échappé à la règle. Quand Meech et ses potes sont sortis de la boîte durant la nuit du 11 novembre 2003, ils sont tombés sur Wolf et son ami Riz, qui les attendaient de pied ferme. Wolf s’était posté un peu trop près de la Cadillac de Meech. Il avait une arme à la main.
Environ trois heures plus tôt, l’équipe de sécurité de Alt lui avait fait savoir que Wolf avait agressé une femme et que la situation s’était envenimée. Mais ce n’était guère inhabituel : l’ambiance était électrique le lundi soir, et c’était le seul soir où chaque client devait passer au détecteur de métal. Alt pensait avoir désamorcé la situation en demandant à Wolf de quitter sa boîte, car ce dernier s’était exécuté sans broncher. Quand il a entendu dire qu’il y avait du grabuge sur le parking un peu après 4 heures du matin, il s’est douté que c’était grave, mais il ne pensait pas Wolf était dans le coup. Des coups de feu – beaucoup de coups de feu – ont été échangés. Alt a foncé vers le parking, où il a trouvé un barman, un videur et deux infirmiers (qui n’étaient pas de service ce soir-là) en train de tout faire pour garder en vie les deux hommes qui gisaient au sol. L’un d’eux allait mourir sur place. Riz, son arme à la main. Ils ont eu le temps d’emmener Wolf, qui souffrait de multiples blessures par balles à la poitrine, au Grady Memorial de toute urgence. Mais il y est mort quelques minutes plus tard. Sur la scène du crime, J.K. Brown, un des officiers de la police d’Atlanta qui enquêtaient sur le double homicide, a reçu un appel d’une femme qui venait de raccrocher avec le 911. Elle disait connaître l’identité d’un des tireurs. Elle l’avait vu attraper son revolver coincé dans la ceinture de son pantalon, et elle pensait l’avoir entendu tirer au moins sept fois. Elle était partie en courant mais elle avait entendu le bruit des tirs au loin. Elle a ajouté que les personnes impliquées avaient beaucoup d’argent et aussi beaucoup de drogue, avant de dire à Brown qu’il ne savait pas dans quoi il s’embarquait. Elle a refusé de donner son nom. Elle disait craindre pour sa vie. La police est parvenue à déterminer qui était le suspect dont cette femme parlait avant le lever du soleil. Il s’est avéré être une proie facile.
Au petit matin, quelques heures à peine après l’incident, deux hommes sont entrés dans l’hôpital de North Fulton. L’un d’eux avait reçu une balle dans le pied, tandis que l’autre présentait des blessures plus graves – on lui avait tiré dans le cul, et il n’allait pas s’en tirer aussi facilement que son ami. Les enquêteurs d’Atlanta ont cueilli les deux hommes à l’hôpital et les ont amenés au commissariat pour les interroger. L’homme blessé au pied a été libéré après son interrogatoire, tandis que l’autre a été accusé des meurtres d’Anthony « Wolf » Jones et Lamont « Riz » Girdy. Big Meech était dans la merde.
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Huit mois plus tard, à six kilomètres du Chaos en passant par la rue Peachtree, une foule sortait du Velvet Room, une boîte de nuit. Les videurs aidaient tout ce petit monde à sortir par devant, pendant que Prince, son cousin et deux de ses amis faisaient sortir des gens par derrière. Du moins, c’est ce qu’ils étaient censés faire. En réalité, ils se disputaient l’attention de quelques filles quand plusieurs voitures de luxe ont quitté le parking de la boîte, et qu’un 4×4 Porsche a manqué de renverser Prince.
Il a tapé sur le côté de la voiture et interpellé le conducteur : « Yo mec, tu m’es rentré dedans. » Ce dernier, un type bien en chair avec un bouc, a sauté du véhicule. Les passagers sont restés à leur place, et plus tard, un des témoins de la scène affirmerait avoir vu Meech parmi eux. Cela faisait plusieurs mois que ce dernier attendait que l’affaire Wolf et Riz avance. Sa détention à domicile avec surveillance venait tout juste de prendre fin, et dans ce genre de circonstance, mieux vaut faire profil bas. Soit l’inverse de ce qui venait de se passer derrière la boîte de nuit. Prince et ses amis ont dit qu’ils ne voulaient pas d’ennuis, mais une partie de la bande commençait déjà à se rassembler pour en découdre avec eux. Quelques minutes plus tard, une rafale de tirs a résonné. Un des amis de Prince est tombé au sol et a roulé sur le trottoir jusqu’à ce que son corps heurte l’arrière de la voiture d’un de ses amis. Il ne pouvait pas voir ces derniers, mais il voyait clairement d’autres membres de la bande courir dans des directions différentes. Il s’est relevé pour tenter d’en rattraper un. Mais après avoir remarqué que le cousin de Prince gisait sur le sol, il a changé de cap pour aller le voir. En se baissant suffisamment pour voir son visage, il a constaté qu’on ne lui avait pas tiré dessus, mais qu’on l’avait battu – ils y étaient allés très fort. Ses deux yeux étaient complètement explosés et refermés. Sa paupière et sa joue gauche s’étaient pris un coup de couteau. Il était inconscient, et il n’allait pas se réveiller avant un bon moment. Où étaient les autres ? Il a levé la tête pour regarder le parking. Il n’y avait plus que Prince. Il s’est remis à courir, mais un videur l’a attrapé avant qu’il n’ait pu l’atteindre. Pourquoi avaient-ils mis autant de temps avant de rappliquer ? Le cortège de voitures de luxe sortait du parking à toute allure.
Au même moment, des flics en civils qui se trouvaient dans les environs sont arrivés sur les lieux du crime. Il s’est mis à crier, crier et crier encore pour qu’on appelle une ambulance. Des officiers sont arrivés et l’ont enfermé à l’arrière de leur voiture de patrouille. Il y était toujours lorsque l’ambulance est arrivée. Les secours n’ont même pas essayé de réanimer Prince : ils se sont contentés de le cacher sous un drap. https://www.youtube.com/watch?v=XbFbOz5ZMSM Avant les débuts officiels de leur groupe, les trois rappeurs de Loccish Lifestyle ont mis leur talent à l’épreuve en participant à une compétition de freestyle à l’Atrium, une boîte d’Atlanta, en 2000. Ils n’avaient même pas préparé de morceau se souvient Low Down : « On avait juste un beat entendu quelque part, et un titre. » Le nom de leur groupe fait référence au mode de vie typique des rues de Macon – un mode de vie que Low Down compare à celui du gang des Crips de Los Angeles. « On s’entendait bien, c’est probablement pour ça que ça a marché. On était dans le même délire », raconte-t-il. Le trio de Macon qui était venu à Atlanta les mains dans les poches a réussi à remporter le prix. Durant les cinq années qui ont suivi, ils ont sorti deux albums et se sont faits un nom dans la rue. Plusieurs de leurs morceaux sont passés en boucle à la radio et dans les boîtes de hip-hop locales. Leur musique était morose et introspective, et leurs paroles aussi directes qu’un uppercut. « On essaie de se baser sur notre mode de vie », a expliqué Low Down en tentant de résumer leur musique. Le titre « Ridin’ High » le résume de manière plus claire : « Je me défonce autant que je veux », « rien ni personne ne pourra m’en empêcher », « c’est pas de ma faute mec, c’est de la faute du gang. » Cela faisait cinq ans que le groupe tournait quand Jeezy, qu’ils avaient connu sous le nom de « Lil Jay » du temps où il vivait à Macon, leur a fait une offre. Deux albums et plusieurs dizaines de titres plus tard, Pookie Loc et Shannon « Luke » Lundy, allaient de nouveau se retrouver à Atlanta – cette fois dans l’espoir de signer un contrat avec la maison de disques Corporate Thugz Entertainment. Loccish Lifestyle n’était pas un groupe très connu sur la scène hip-hop d’Atlanta, mais un contrat avec CTE pourrait changer la donne ; Pookie Loc était à deux doigts de connaître le succès. Pourtant, Low Down n’en était pas si sûr que ça. Il n’était pas vraiment contre, mais il n’était pas non plus convaincu que ce soit la meilleure chose à faire. Luke et Pookie Loc étaient plus emballés que lui. Les deux compères pensaient se rendre à l’hôtel Marriott Courtyard dans le centre-ville d’Atlanta en mai 2005, pour passer en revue certains détails de leur contrat avec CTE. Ils avaient hâte de le signer, mais Pookie Loc s’est retrouvé dans le pétrin avant que cela ne puisse se faire.
Ce n’était pas la première fois que ce genre de chose lui arrivait, mais en ce qui concernait Low Down, le passé de Pookie Loc n’égalait pas le quotidien inhérent à leur mode de vie. « Si vous avez entendu dire d’un type qu’il est violent, croyez-le sur parole, et si le mec a la réputation d’être cool, c’est qu’il l’est probablement », résume-t-il. Quant à ce qui s’est passé peu de temps après l’arrivée de Loccish Lifestyle à Atlanta, Low Down se montre tout aussi stoïque : « La situation est ce qu’elle est, je veux dire, ça arrive qu’on se retrouve dans la merde. » La situation était telle que Pookie Loc allait devoir se confronter à l’ennemi juré de Jeezy, Gucci Mane. Ce qui aurait pour conséquence de mettre leur contrat en suspens pour une durée indéterminée. Le 10 mai 2005, Gucci et un de ses amis se sont rendus dans un club de strip-tease sur l’avenue Moreland. Après un certain temps, ils ont décidé d’accepter l’invitation d’une des strip-teaseuses, une femme nommée Foxy, et ils sont partis chez elle. Il n’étaient pas là-bas depuis longtemps quand ils ont eu de la compagnie. Cinq types ont débarqué. L’un d’eux avait des poings américains. Un autre avait du ruban adhésif. Plusieurs d’entre eux portaient des flingues. Ils ne semblaient pas armés de bonnes intentions… Le type avec les poings américains a frappé Gucci au visage. Un autre a donné un coup de crosse à son ami. Quelqu’un a parlé de les descendre. Gucci a saisi sa chance. « Reste vigilant. » On lui avait dit. Il a visé et il a tiré.
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LE TRAFIC DE BIG MEECH A COMMENCÉ À ATTIRER L’ATTENTION ↓
Traduit de l’anglais par Elodie Chatelais d’après l’article « Hip-hop’s shadowy empire », paru dans Creative Loafing ATL. Couverture : Big Meech et sa Rolls-Royce.