Prison Fight
En cet après-midi d’octobre, avant d’affronter l’Américain, Thub Hong-Mo regarde des soaps sur un vieux poste de télé chinois, assis en tailleur sur le sol de sa cellule. C’est pour le trentenaire l’un des rares moments de répit qu’il s’accorde, lui qui vient de passer deux mois – six heures par jour, sept jours sur sept – à s’entraîner sans relâche dans la salle de boxe carcérale. Sa silhouette élancée ne renvoie à l’œil que du muscle sec et des tendons ; ses mollets sont couverts de cicatrices. Son torse est intégralement tatoué : des écailles de poisson étincelantes, deux démons et un dragon au regard incendiaire. Il a ajouté le dragon, explique-t-il en s’adressant à un interprète, tout récemment, en mémoire à ce qu’il appelle son « long périple » dans une des prisons les plus tristement réputées de Thaïlande. Quatre ans auparavant, Hong-Mo était condamné pour avoir poignardé à mort un homme dans une boîte de nuit de Bangkok. Il doit à présent purger une peine de 35 ans à la prison de haute sécurité de Klong Prem. La plupart des détenus de l’établissement sont des criminels de longue date, condamnés à des peines de dix ans minimum, et ce pour des crimes en tous genres – viols, banditisme, meurtres. « C’est là que vous finissez », résume un détenu condamné à perpétuité, « lorsqu’ils ont décrété qu’ils ne voulaient plus jamais entre parler de vous. »
Hong-Mo n’avait aucune raison de croire qu’il pourrait quitter l’établissement avant la cinquantaine bien avancée. Puis en juillet, les administrateurs pénitenciers lui ont fait une proposition : affronter aux arts martiaux un boxeur occidental professionnel dans la cour de Klong Prem, le tout pour 5 000 bahts (environ 120 euros) qui seraient directement versés sur son compte pénitentiaire. Ils lui ont même offert, à condition qu’il sorte vainqueur du combat, une remise de peine de quelques années. La discipline : le muay thaï, un sport commercial gracieux mais sanglant qui mêle les fondements de la boxe – jabs, crochets, uppercuts – aux coups de pieds, de genoux, de coude ainsi que des prises au corps. L’événement est organisé et enregistré par un jeune promoteur estonien impétueux doté d’un flair à la P.T. Barnum pour tout ce qui relève du spectacle, qui espère faire recette sur le marché international des DVD de combat, actuellement en plein essor. Vendue comme une « Bataille pour la Liberté », le spectacle consistera en sept combats, opposant chacun un détenu de Klong Prem à un Occidental. Le fait que lesdits compétiteurs viennent d’Europe et des États-Unis – où le sport doit sa renommée à des pointures de l’UFC et que la plupart des métropoles disposent de salles où se pratique le muay thaï – n’apportera que davantage d’ampleur au spectacle. Bien qu’il soit prévu que l’assistance soit constituée uniquement de détenus, le promoteur espère à long-terme toucher une audience beaucoup plus large grâce aux ventes de ses DVD. À l’instar de beaucoup d’autres détenus, Hong-Mo a grandi dans la culture du muay thaï, qu’il a d’ailleurs exercé professionnellement pendant un temps. C’est pourquoi il a accepté avec enthousiasme de participer, tout comme un de ses codétenus, un trafiquant de stupéfiants répondant au nom de Wuttipon Korsanthiet, âgé de 27 ans et surnommé Moo, « le cochon ». « En prison, on peut perdre une partie de soi si on relâche sa vigilance », confie Hong-Mo. « En ce qui me concerne, ce combat a pour but de me prouver que je suis toujours une personne à part entière. Avec sa fierté. » Hong-Mo prépare son face-à-face avec Mark Sayer, trentenaire bagarreur originaire des banlieues de Houston (Texas), pour qui ce combat sera une grande première en Thaïlande – l’épicentre du muay thaï. On a également programmé une rencontre entre Moo et Stephen Meleady, un Dublinois non-classé dans les arts-martiaux pouvant néanmoins se piquer d’un record professionnel de 43 victoires pour 31 défaites.
« Demain, je gagne », dit Moo. « J’ai ça dans le sang. » Comme s’il s’agissait de le prouver, il se met en posture de combat, exécute un florilège de coups furtifs, puis tournoie et simule enfin un coup de coude au visage de son adversaire pour l’instant imaginaire. Toujours assis sur le sol de sa cellule, Hong-Mo remue la tête. « Je laisserai la victoire parler en mon nom », dit-il. Vu de l’extérieur, tout cela semble légèrement excentrique. Mais le système pénal thaïlandais a à son actif un long passif d’organisation d’événement sportifs, allant des tournois de foot et de basket aux compétitions d’haltérophilie, et – par un procédé aussi arbitraire qu’opaque – de distributions de remises de peines pour les athlètes dont on dit qu’ils honorent leur patrie. Dans les années 1980, lorsque les autorités thaïlandaises, dans le cadre d’un plan destiné à moderniser le système pénal, ont présenté un programme intitulé Sports derrière les barreaux, le muay thaï – la « boxe thaï » – était l’une des premières activités proposées. Dès lors, une poignée de prisonniers est parvenue à miser sur son savoir-faire dans l’optique de se voir accorder le Saint-Graal de la remise de peine. En 2007, Siriporn Taweesuk, incarcérée pour trafic de stupéfiants, a battu une boxeuse japonaise, décrochant ainsi le titre lors du World Boxing Council, au cours d’un combat de catégorie poids légers tenu à Klong Prem. Peu après, elle était relâchée, devenant ainsi, selon l’expression thaïlandaise officielle, « une gloire pour la Thaïlande ». Au cours de la même année, Amnat Ruenroeng, vétéran du muay thaï condamné à une peine de 15 ans à la prison Thonburi à Bangkok pour vol, se voyait gracier après avoir remporté un titre national de boxe. Il s’est fait par la suite une place de choix au sein de l’équipe de boxe nationale thaïlandaise à l’occasion des Jeux olympiques de Pékin.
L’Américain
En 2012, Kirill Sokur, un émigré estonien de 35 ans organisateur de combats, a contribué à concevoir un nouveau genre d’événement carcéral : il ferait se rencontrer, pour la première fois, des détenus thaïlandais et des professionnels venus du monde entier. Il a donné à son concept le nom de Prison Fight et l’a affublé d’un slogan accrocheur : « Battle For Freedom ». Sokur a ensuite fait une offre à la direction de la prison : il fournirait le ring et les combattants étrangers, attirant ainsi l’attention des journaux et des télévisions de la région. Les combats serait désignés comme des « événements de bienfaisance » – un clin d’œil au fait que les prisonniers peuvent gagner leur liberté en y participant –, ce qui contribuerait à redorer le blason des détenus bagarreurs. En retour, Sokur filmerait les combats en vue de vendre les films en DVD, voire peut-être même d’en faire un genre de télé-réalité. Financé par une source confidentielle, Sokur a investi des milliers de dollars dans cette entreprise avec l’espoir d’y trouver une audience réceptive. Soutenu par le succès planétaire de l’UFC, le marché international des vidéos de combat a grimpé en flèche ces dernières années pour se hisser au rang d’industrie multimillionnaire.
Le muay thaï est désigné comme la « science des dix membres », en référence aux points de contact autorisés : les pieds, les genoux, les coudes et les poings.
« Je me suis dit : “Il pourrait y avoir un meurtrier d’un côté et un professionnel de l’autre” », explique Sokur. « Je savais que les gens trouveraient ça palpitant. Si un homme est un vrai tueur hors du ring – littéralement –, imaginez ce qui peut se produire dessus ! » Les trois premières éditions du programme Prison Fight ont eu lieu début 2013 à la prison Klong Pai, un complexe de moyenne sécurité dans la province de Nakhon Ratchasima, à un peu plus de 160 km au nord de Bangkok. Bien que le double champion de boxe Oh Singwacha a remporté sa liberté à l’occasion d’un combat de muay thaï dans le cadre d’un combat de Prison Fight, la couverture médiatique de l’événement n’a pas été à la hauteur des espérances de Sokur. C’est pourquoi il a décidé de viser plus gros : un combat à Klong Prem, dans la capitale du pays, avec plusieurs équipes pour filmer, ainsi qu’un groupe de punk rock sur place et au moins une personnalité thaï assistant à l’événement. « C’est notre billet pour la gloire », m’assure Sokur la veille du combat. « Au plus grand spectacle, la plus grande scène. »
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Pour Mark Sayer, l’Américain devant rencontrer Hong-Mo, le voyage à Klong Prem a commencé il y a presque vingt ans de cela, dans la chambre de sa maison texane. C’est là que Sayer est tombé, au dos d’un numéro du magazine Black Belt (« ceinture noire »), sur une publicité pour un livre intitulé Thai Boxing Dynamite: the explosive art of muay thai. Sayer, alors en première année au lycée, s’est procuré l’ouvrage et l’a dévoré dans la journée. Il s’était essayé à la boxe anglaise et au taekwondo, mais il avait décidé de vouer son avenir au muay thaï. « C’est la spontanéité de ce sport qui m’a séduit », dit Sayer, crâne rasé et regard droit, digne d’un soldat. « Le contact physique. Et le fait que ce sport soit ancré dans la culture du pays toute entière. » Le muay thaï est désigné comme la « science des dix membres », en référence aux points de contact autorisés : les pieds, les genoux, les coudes et les poings. À l’instar de la boxe traditionnelle, l’action se déroule dans un ring carré délimité par des cordes ultra-résistantes, que les plus farouches combattants utilisent à leur avantage, en y projetant leur adversaire comme dans une toile d’araignée, ou encore en se laissant rebondir dessus pour contre-attaquer. Mises à part les attaques aux yeux et les coups de tête et à l’entrejambe, tous les coups sont permis.
Avec l’aide de son père, un ancien marine et boxeur amateur, Sayer a trouvé une salle d’entraînement proche de chez lui, tenue par un émigré français qui enseignait justement le muay thaï. Sayer était un des plus jeunes membres de la salle. La plupart des autres, se souvient-il, était des « bagarreurs du dimanche » ; l’un d’eux s’est présenté un jour avec un bracelet de surveillance électronique à le cheville. Son premier combat a eu lieu dans un temple thaï à Houston. Son adversaire avait dix ans de plus que lui, mais il a été battu à plate couture. Une fois le combat terminé, c’est à un Sayer couvert de bleus et ensanglanté, mais euphorique, que l’arbitre s’est adressé, à part. « Un jour », lui a dit l’arbitre, tenancier d’un restaurant thaï des environs, « lorsque tu auras 18 ans, tu viendras en Thaïlande et tu te battras pour de bon. » Mais les choses ont pris un peu plus de temps. Après le lycée, Sayer a passé cinq ans à l’Académie de marine marchande américaine à New York. Il a obtenu son diplôme en 2006 et a consacré les sept années suivantes au service de diverses entreprises qui sillonnaient le globe : Brésil, Kuala Lumpur, Singapour, Ghana. Pendant ses semaines de congé, il s’entraînait en salle de sport. Il prenait de l’âge, mais conservait sa force et ses réflexes. Sur la route, il participait à des combats amateurs de muay thaï dont il a remporté la plupart. En 2013, après avoir été officiellement reconnu à même de superviser le mouillage d’un navire commercial, Sayer a décidé qu’il était temps de faire une pause dans sa carrière et de poursuivre son rêve. En juin, il a sauté dans un vol à destination de Bangkok, la capitale mondiale du muay thaï, afin de se lancer dans le combat professionnel. « J’avais 32 ans », dit-il. « J’ai pensé que ma carrière pouvait attendre un moment. J’avais encore une petite chance de pouvoir faire du muay thaï. Je voulais me prouver quelque chose. »
La Thaïlande est remplie de salles de sport qui satisfont les voyageurs du monde entier, mais Sayer avait déjà en tête la salle réputée de Sitsongpeenong, dans la banlieue est de Bangkok. La plupart de ceux qui la fréquentent sont thaïs, mais on y trouve aussi des Occidentaux – ceux qui sont déterminés à se faire un nom dans ce sport. À la mi-septembre, son entraîneur lui a appris la bonne nouvelle : on avait retenu Sayer pour un combat – le premier depuis son arrivée en Thaïlande. Le gros lot s’élevait à 5 000 bahts, la même somme que pour les détenus. Ce n’est que lorsque Sayer s’est présenté à la prison à l’occasion d’une conférence de presse, une semaine avant le combat, qu’il a pris conscience qu’il ne s’agirait pas d’un combat ordinaire. « Je me revois en train de suivre ces gardiens jusque dans la cour en essayant de rester stoïque », se souvient Sayer. Jusqu’à sa rencontre avec Hong-Mo, Sayer avait décidé qu’aussi insensé que soit ce scénario, il était trop tard pour faire marche arrière. Sayer n’a pas posé de question à propos du crime commis par son adversaire. « Lorsqu’on combat, même si on ne connaît pas vraiment l’adversaire, il y a une sorte de limite à ne pas franchir », dit-il. « Tout ce que je sais, c’est que c’est peut-être un violeur. Il pourrait profiter de ce combat pour regagner sa liberté. Peut-être est-ce un chef de gang. Peut-être tire-t-il les ficelles de l’intérieur… Mieux vaut ne pas savoir. » Cette nuit-là, Sayer a démarré son ordinateur portable et posté un message sur son mur Facebook. « On a tous notre propre définition du succès », a-t-il écrit. « Mes amis, au pays, ont des enfants et gagnent de l’argent. Moi, je participe à un sport sanglant dans une prison de Bangkok. »
Le grand jour
Thub Hong-Mo a grandi à environ 15 000 kilomètres de Mark Sayer, dans une des banlieues les plus petites et les plus pauvres de Bangkok. À l’instar de beaucoup de garçons miséreux de Thaïlande, il a trouvé du réconfort dans le muay thaï. C’était un combattant explosif, avec des mains fortes et une capacité de frappe encore plus impressionnante, et il a cultivé un regard unique, qu’il adoptait même sous les coups qu’il encaissait sur le ring. Une tactique qu’il s’appliquait à mettre en œuvre pour désarçonner ses adversaires. Jusqu’à ses 18 ans, il a obtenu des résultats tout à fait corrects. Il envisageait de poursuivre une carrière professionnelle, mais il a finalement accepté une offre de travail en tant que collecteur de dettes à la solde d’un gang du quartier Nana Plaza à Bangkok. Nana Plaza, un nid de bordels et de clubs de strip-tease pouvant se piquer de recenser la plus dense concentration au monde de professionnels du sexe. Un soir de 2009, Hong-Mo est sorti avec des amis dans une boîte de nuit de Bangkok. Une rixe a tourné à la bagarre, et Hong-Mo a sorti de sa poche un couteau doté d’une lame de quinze centimètres. « Il s’agissait de légitime défense », dit-il en passant la main dans ses cheveux coiffés en banane. « Je savais que si je ne le faisais pas, c’est lui qui me planterait. »
Mais cet argument n’a eu que peu de valeur aux yeux du juge et quelques semaines après l’agression, Hong-Mo était envoyé à Klong Prem, où il a passé ses premiers mois à s’habituer aux humiliations récurrentes du milieu carcéral. Il cohabite avec quatre autres détenus dans une cellule d’1,50 m sur 3, sans lits. Ils dorment à même le sol, avec pour seul confort des matelas de mousse bleus. L’espace y est si réduit que Hong-Mo sent le souffle de ses congénères contre son cou lorsqu’il est éveillé la nuit, à écouter les cafards grouiller sur les murs. La porte de la cellule s’ouvre chaque matin à six heures pour se refermer chaque après-midi à dix-sept. C’est pourquoi l’offre de Prison Fight avait le son du réconfort. « Ça m’a donné l’occasion d’attendre quelque chose, une chose sur laquelle me focaliser », dit Hong-Mo. Sous la tutelle de Nikon Jangthinpha, un ancien gangster condamné pour un triple homicide, Hong-Mo a passé six heures par jour dans la salle de sport de fortune de la prison, dans laquelle a été improvisé un vieux ring à cordes et installés deux lourds sacs de frappe en cuir. Le matin, il sautait à la corde, faisait de l’endurance et boxait dans le vide ; l’après-midi, il frappait les sacs et s’entraînait avec d’autres détenus. « J’ai pu apprécier sa transformation de mes propres yeux », raconte Jangthinpha. « Certes, au début, il perdait son souffle et avait un peu de rondeurs au niveau du ventre. Mais à présent, il est prêt, il est concentré, il est fort. » Hong-Mo hésite lorsqu’on lui demande ce qu’il pense de la possibilité d’être gracié : « J’essaie de ne pas y penser. De ne penser qu’au combat. » Il hausse les épaules et regarde en l’air, comme si cela reposait à présent entre les mains d’une puissance supérieure.
Le jour du combat arrive. Un jour gris et humide, un nuage bas flottant juste au-dessus de Klong Prem, favorisant l’humidité à l’intérieur du complexe. Mark Sayer a un plan, qui n’a rien à voir avec de l’insouciance ou du zèle. « Bien sûr », admet-il, « si je vois l’occasion, je la saisirai. » Lorsque Hong-Mo pénètre sur le ring, ses yeux restent fixés sur Sayer. Il a l’air gonflé à bloc. Comme possédé. Le premier round est remporté non sans difficulté par Sayer. Hong-Mo parvient à l’enfermer dans une clé de bras. Utilisant la force de sa hanche, le Thaï envoie d’un coup Sayer dans les cordes. Et alors qu’ils s’y trouvent tous les deux, il frappe de son genou le plexus solaire de Sayer. Le coup-bas classique – mais les juges, assis à leur table, ne sont pas les plus à même d’arriver à ce genre de conclusion. Après deux minutes, Hong-Mo envoie un coup de pied sur le côté gauche de Sayer. L’hématome causé grossit vite et prend la forme d’une aubergine trop mûre. La cloche sonne, et Sayer retourne en titubant dans son coin pour boire et appliquer une compresse glacée sur sa blessure. Il sait qu’il est en train de perdre la main du combat. « Je dois trouver un moyen de gagner », dit-il. « C’est tout. » Dès le début du second round, Hong-Mo semble percevoir que quelque chose a changé chez Sayer. Au lieu de l’assaillir de coups de poings et de pieds, Hong-Mo fait de petits pas en arrière. Le premier vrai coup de Sayer est un petit coup sec, qui atteint Hong-Mo sur le côté de la tête. Ensuite, un crochet qui lui frappe le menton. Du sang ruisselle le long du visage de Hong-Mo jusqu’à son cou. Le regain de confiance de Sayer est palpable – dans le nombre de coups qu’il assigne, dans la manière dont il tire profit de son poids. Au troisième round, à une minute de la fin du combat, Hong-Mo baisse sa garde – il ne s’agit nullement cette fois de narguer Sayer mais d’un signe de fatigue évident. Sayer saute sur l’occasion. Sa main droite s’enfonce dans la joue de Hong-Mo, le choquant sur le coup. Celui-ci a suffisamment d’instinct pour se recroqueviller. Sayer le renvoie dans les cordes et, serrant son adversaire d’une main, lui frappe le visage de l’autre.
L’arbitre s’interpose entre les combattants, les sépare et annonce la fin du combat. À la grande surprise de Sayer, la décision est unanime : les trois juges accordent la victoire à Hong-Mo. Sur le côté du ring, Sayer estime que l’arbitre s’est contenté d’éviter à Hong-Mo une défaite humiliante : en règle générale, les combattants ne sont séparés que lorsque tous les mouvements ont pris fin. « J’étais en train de le frapper », dit Sayer. « Sauf erreur de ma part, c’est un mouvement. » Malgré sa défaite, qu’il attribue à « l’avantage du domicile », Sayer est joyeux. Il estime avoir donné plus de coups qu’il n’en a reçus, et au plus profond de son cœur, cela suffit à faire de lui un champion. Hong-Mo se tient à côté de l’arbitre, le nez enflé couleur cerise, un éclat de sang près des dents. Il bouge avec difficulté. « C’était un défi de taille », admet-il. « Mais je me suis battu comme un guerrier. » Un gardien arrive pour ramener Hong-Mo à sa cellule, où ses camarades détenus l’attendent en jubilant – il est dans la prison ce qui se rapproche le plus d’une célébrité. Mais la fête est de courte durée. Cette nuit encore, il est affalé sur le sol carrelé de sa minuscule cellule. Dans les Prison Fight précédents, la nouvelle des remises de peine est arrivée rapidement – Chalernpol Sawangsuk, un détenu participant à la troisième édition, s’est vu relâché peu après sa victoire en juillet contre le professionnel britannique du muay thaï Arran Burton. Cette fois, la démarche est plus longue, notamment à cause de la vague de violentes protestations anti-gouvernementales qui a commencé à balayer la Thaïlande en novembre. La réévaluation des sentences de Hong-Mo et de Moo est reportée au mois d’avril. D’ici là, les deux détenus sont condamnés à attendre.
Quelques jours après le combat, Mark Sayer est assis dans la chambre aux murs nus qu’il loue à la salle de Sitsongpeenone. Contre un mur est posé son équipement de boxe – sa mentonnière, son casque – et sur sa table de chevet, un livre de Bill Bryson. À côté se trouve un bloc de Post-It sur lesquels sont griffonnées diverses phrases toutes faites en anglais – « Voulez-vous fermer la porte, s’il vous plaît ? » et « Parlez plus lentement, je vous prie » – avec au dos leur traduction en thaï. En dépit de sa joie initiale, il est à présent troublé par son expérience à Klong Prem. « J’ai adoré l’admiration de la foule », dit Sayer. « Mais je me trouvais au cœur d’une marée de détenus qui me soutenaient en disant “beau boulot” derrière moi. Je combattais quelqu’un qui lui se battait pour sa dernière once de dignité. En tant que compétiteur, on a tendance à refouler ce genre de choses. Mais en tant qu’homme, on est empathique. » Fin décembre, Sayer est arrivé au terme de son second combat en Thaïlande, dans un stade de Pattaya, qu’il a remporté par K.O. – « crochet du droit à la mâchoire, coup par-dessus la tête à l’arrière du crâne », m’a-t-il écrit dans un mail. « Je repense au moment où j’ai réussi mes examens de capitaine. Je me disais : “D’accord, tu as réussi ça ; il est temps à présent de remporter un combat avant de devenir trop vieux…” J’ai quitté un travail au salaire à six chiffres, abandonné un appartement génial, et j’ai fait exactement ce que j’avais dit. Ça fait du bien. » À présent, il est temps de rentrer.
Traduit de l’anglais par Marc-Antoine Castillo d’après l’article « How Thailand’s Most Notorious Prison Became a Fight Club », paru dans Men’s Journal. Couverture : Un combattant de muay thaï s’entraîne en prison.