Le game

La campagne électorale de 2017 n’est pas rythmée par des joutes verbales, des altercations et des répliques cinglantes, mais par des battles, des clashes et des punchlines. Autant de mots qui se sont échappés de la bouche des amateurs de rap pour se glisser dans celle des observateurs de la vie politique, la faisant ainsi ressembler à un genre de rap game, cette interminable compétition plus ou moins tacite qui met les rappeurs en concurrence depuis que le rap existe. Tout comme les rappeurs veulent accéder au titre ultime de boss du rap game, les politiciens veulent accéder au titre ultime de président de la République française – et pour cela, ils utilisent en partie les mêmes codes.

« Je ne dirais pas que les politiciens ont pris les codes des rappeurs, ça serait même plutôt le contraire, parce que les politiciens écrivent depuis bien plus longtemps, mais ils ont les mêmes ruses de langage : la pause, la répétition, l’anaphore, la rythmique… » précise Khaled Freak, le vidéaste qui transforme les discours de nos élus en chansons de PNL, en les accompagnant d’instrus maisons et en altérant leurs voix à l’Auto-Tune. « Le rap et la rhétorique, c’est un mariage naturel. » Son remix de l’échange théâtral entre le député de Savoie Dominique Dord et le ministre socialiste Bernard Cazeneuve à l’Assemblée nationale, « C’est pas de votre faute », a été vu plus de 2 millions de fois sur YouTube. Mais pour Khaled Freak, quelle que soit l’issue de la présidentielle cette année, le boss, c’est Jean-Luc Mélenchon. « D’abord parce qu’il écrit très bien, une vraie usine à punchlines. Ensuite, parce que c’est un très bon orateur, il sépare bien chaque mot. Et enfin, parce qu’il parle très fort. Pour les sonorités et les effets, c’est excellent. » « MC Mélenchon » est ainsi devenu la star de la chaîne YouTube de Khaled Freak, avec des tubes comme « Il y a un problème » et « OKLM ». Dans une autre vidéo, il scande « hypocrites ! », de sa voix déformée, entre deux beats, debout sur une modeste estrade et entouré de militants. Même le principal intéressé semble séduit : « Merci pour cet excellent remix ! » a commenté le responsable de la chaîne YouTube de Jean-Luc Mélenchon, Antoine Nicolas, en signant « MC Mélenchon ».

Car loin d’agacer les hommes et les femmes politiques, les vidéos de Khaled Freak servent leur stratégie de communication. « Ils doivent à tout prix séduire les jeunes, frange de la population intéressée à la vie politique par nature, mais dégoûtée par la politique politicienne, et qui peut véritablement faire basculer une élection », rappelle Alexandre Eyries, chercheur en sciences de l’information et de la communication de l’université de Bourgogne Franche-Comté. « Or, que font les jeunes ? Ils écoutent du rap. Et où sont-ils ? Sur Internet. Alors les politiciens vont les chercher sur leurs terres. » Des personnalités aussi radicalement opposées que Marion Maréchal-Le Pen et Benoît Hamon revendiquent en effet leur amour pour le rap français. L’élue frontiste a affirmé écouter Youssoupha, Sexion d’Assaut et Maître Gims à la revue Charles en juin 2015. Quant au socialiste, il dit écouter le groupe NTM. Il a par exemple tweeté le clip de la chanson « La Fièvre » en février 2016, notant avec humour : « #macompildepapy ». Ironie du sort pour un groupe qui fut un temps considéré comme un ennemi de l’État français…

Les clashes

À sa sortie en mars 1993, l’album d’NTM 1993...J’appuie sur la gâchette suscite une vive polémique. Le titre « Police » y compare l’institution du même nom à une « machine matrice d’écervelés mandatés par la justice sur laquelle je pisse », ce qui vaut au groupe d’être convoqué au commissariat. L’enquête est classée sans suite mais le 14 juillet 1995, lors d’un concert organisé par l’association SOS Racisme pour protester contre l’élection d’un membre du Front national à la mairie de Toulon, Joey Starr introduit le morceau en hurlant : « Nique la police ! » Et cette fois, il écope de trois mois de prison avec sursis pour « propos outrageants » sur les forces de l’ordre, peine commuée en amende de 50 000 francs en appel.

Détail de la pochette de l’album

Un conflit qui rappelle fortement celui qui oppose le FBI au groupe NWA à la fin des années 1980. La chanson au titre explicite « Fuck tha Police » avait en effet poussé la police fédérale américaine à écrire une lettre de réprimande au label, Ruthless Records, arguant qu’elle incitait à la violence contre les représentants des forces de l’ordre. Les paroles dénonçaient la brutalité et le racisme de ces derniers. En France, procédures et polémiques se multiplient à partir de 2002. Cette année-là, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, porte plainte contre un membre de La Rumeur, Hamé, pour « diffamation publique ». En cause, un texte affirmant que « les rapports du ministère de l’Intérieur ne feront jamais état des centaines de nos frères abattus par les forces de police sans qu’aucun assassin n’ait été inquiété ». L’année suivante, Sarkozy porte plainte contre le groupe Sniper, suite à la chanson « France », qui qualifie le pays de « garce » et dénonce un système injuste : « Le système voilà ce qui nous pousse à les haïr / La haine c’est ce qui rend nos propos vulgaires / On nique la France sous une tendance de musique populaire ». Le groupe est relaxé à la demande du procureur. Quant à Hamé, il est relaxé après cinq ans de procès. Au lendemain des émeutes qui ont secoué les banlieues à l’automne 2005, le député de Moselle François Grosdidier convainc 201 parlementaires de droite de s’associer à une plainte contre quatre groupes de hip-hop – Ministère A.M.E.R., Lunatic, La Smala, le 113 – et trois rappeurs – Fabe, Salif, Monsieur R –, tous accusés d’inciter au racisme envers les Blancs. Cette plainte ayant été rejetée, Grosdidier lance ensuite une proposition de loi visant à créer un « délit d’atteinte à la dignité de l’État et de la France ». En 2006, il s’attaque de nouveau à Monsieur R, cette fois pour « outrage aux bonnes mœurs ».

Nicolas Sarkozy et Doc Gynéco
Crédits : Abaca

Il y a donc fort à parier que François Grosdidier s’est étouffé en apprenant que le candidat de la droite à l’élection présidentielle de 2007, Nicolas Sarkozy, ferait campagne avec le soutien de Doc Gyneco, proche du Ministère A.M.E.R et auteur de chansons jugées licencieuses, comme « Vanessa » et « Ma salope à moi ». Présentée comme une « amitié », cette association devait permettre de redorer l’image du candidat « en banlieue ». Peine perdue : en mai 2007, « la banlieue » a massivement voté pour la socialiste Ségolène Royal, qui n’a jamais traité ses habitants de « racailles » ni menacé de la nettoyer « au Karcher ».

En revanche, elle n’avait pas hésité à se trémousser sur une chanson de Diam’s à la télévision en mars, en compagnie de l’humoriste Jamel Debbouze. Et si Disiz a pu regretter d’avoir soutenu Ségolène Royal, sa carrière n’a pas autant souffert de son positionnement que celle de Doc Gyneco. Son dernier album studio, Peace Maker, est sorti en novembre 2008. Avec seulement 2 000 exemplaires vendus, c’est un véritable échec commercial, et le Doc finit par pointer à Pôle Emploi en 2010. Or le producteur de Peace Maker n’est autre que le fils de Nicolas Sarkozy, Pierre, alias Mosey, DJ passionné de rap que l’Américain Puff Daddy a surnommé « The Prince of France ». Nicolas Sarkozy, lui, a rapidement été qualifié de président « bling bling » dans les médias, terme habituellement réservé à l’accoutrement de certains rappeurs et popularisé en 1999 par la chanson éponyme du rappeur de la Nouvelle-Orléans B.G., avec Lil Wayne et Birdman. Deux signes que le hip-hop touchait déjà un public bien plus large que celui qui lui était encore attribué dans l’imaginaire collectif. « En réalité, le rap est rapidement sorti des “ghettos” où il est né. Il s’est largement démocratisé et les politiques ont progressivement été obligés de s’y intéresser », raconte le chercheur Alexandre Eyries. « Mais aucun ne l’a fait avec autant d’aisance que Barack Obama. »

Mic drop

L’amour de Barack Obama pour le rap est mondialement connu et sa gestuelle est imprégnée de culture hip-hop, du fist bump au mic drop. Ses playlists de l’été, publiées en partenariat avec Spotify, comportaient notamment des morceaux de Mos Def et John Legend feat. Andre 3000. Tout au long de son mandat, il a ouvert les portes de la Maison-Blanche à des artistes comme Chance The Rapper, Wale, J. Cole, Common, DJ Khaled, Macklemore et Kendrick Lamar, dont il a loué le titre « How Much a Dollar Cost » dans une interview à l’hebdomadaire People. Mais de tous les rappeurs qui ont marqué sa présidence, le plus emblématique est certainement son ami Jay-Z. Celui-ci soutient publiquement Barack Obama depuis 2008. En 2009, son épouse Beyoncé interprète une chanson d’Etta James lors du bal d’inauguration de la Maison-Blanche. En 2010, le couple visite la Maison-Blanche. En 2012, Jay-Z diffuse un message du 44e président des États-Unis pendant un concert à Philadelphie. En 2013, Beyoncé interprète l’hymne américain lors de sa seconde cérémonie d’investiture.

Obama, Beyoncé et Jay-Z dînent ensemble à la Maison-Blanche
Crédits : White House

Cette même année, les choses auraient pu se gâter entre Barack Obama et Jay-Z. En avril, lui et Beyoncé se sont rendus à Cuba, alors sous embargo américain, et ont mentionné une autorisation personnelle du président des États-Unis, ce qui a valu des accusations de favoritisme à ce dernier. Mais Obama a balayé la polémique d’un trait d’humour, faisant clairement référence à l’une des chansons de son rappeur favori : « J’avais déjà 99 problèmes, et maintenant Jay-Z en est un. » Le 25 mai 2016, il se retrouve face à un panel de jeune Vietnamiens réunis à Ho Chi Minh-Ville. Parmi eux se trouve la rappeuse Suboi, qui prend le micro pour faire part de sa difficulté à exister dans son pays, en anglais. Encouragée par Barack Obama, elle finit par enchaîner quelques rimes dans sa propre langue. Sans en comprendre le sens, le président américain salue sa performance et se lance dans un éloge de l’art en général et du rap en particulier, en profitant pour rappeler que ce genre « a commencé comme un moyen d’expression pour les Afro-Américains pauvres » avant de devenir « un phénomène mondial ». Mais Barack Obama n’est pas le seul politicien américain à puiser dans la culture hip-hop. Les candidats à la primaire démocrate de 2016, par exemple, s’y sont eux aussi essayés. Bernie Sanders s’est notamment mis dans la peau d’un rappeur pour répondre aux attaques du Républicain Ted Cruz sur « les valeur de New York » lors d’une émission de la chaîne Comedy Central, concluant sa prestation par un mic drop. Tout au long de la campagne de la primaire, il a été ardemment soutenu par le rappeur Killer Mike, du groupe Run the Jewels, qui a ensuite refusé de soutenir Hillary Clinton pendant la campagne présidentielle. Celle-ci avait appris le dab lors d’une émission de la chaîne NBC en janvier 2016. Un pas de danse inventé à Atlanta qui a aussi ses adeptes en France…

Les dabs

Dans le cadre de l’émission Au tableau !, diffusée le 19 mars dernier sur C8, des élèves d’une dizaine d’années ont demandé à trois présidentiables de dabber. Et ils se sont tous exécutés. Avec plus ou moins de succès. Emmanuel Macron et Benoît Hamon étaient assez convaincants, mais François Fillon, visiblement désarçonné par cette requête, a commencé par imiter un avion. Puis, un twitto a demandé au maire de Montpellier, Philippe Saurel, de tenter lui aussi l’expérience. Lequel a répondu : « Ok pour un bon DAB en début de semaine prochaine ! » « C’est ridicule, les politiciens français devraient arrêter de se prendre pour Barack Obama », lâche Yassine Belattar, humoriste et producteur passionné de rap. « Au lieu de dabber, ils feraient bien de s’inspirer de certains textes », ajoute-t-il en faisant référence au rap dit conscient, c’est-à-dire engagé politiquement. Sauf que les politiciens ne semblent pas toujours bien comprendre ces textes…

En meeting à Marseille le samedi 1er avril, Emmanuel Macron a tenu à évoquer le plus célèbre des groupes de rap originaires de la cité phocéenne, IAM. « La culture, notre culture, c’est ce qui nous tient, c’est ce qui permet à chacune et chacun de sortir de sa condition et d’accéder à un commun, parce que oui, ce n’est pas ici que je vais vous l’apprendre, nous sommes bien nés sous la même étoile », a-t-il déclaré en référence à la chanson « Nés sous la même étoile ». Mais cette chanson n’a absolument aucun rapport avec son propos, elle dénonce au contraire les différences sociales arbitraires qui existent entre deux individus dès la naissance : « La vie est belle, le destin s’en écarte / Personne ne joue avec les mêmes cartes / Le berceau lève le voile, multiples sont les routes qu’il dévoile / Tant pis, on n’est pas nés sous la même étoile. » Déplorant justement le manque d’engagement de la dernière génération du rap français, Yassine Belattar s’est rendu avec plaisir au concert « L’Âge d’or du rap français », qui réunissait, à Paris le 27 mars dernier, des artistes emblématiques des années 1990 :  Assassin, Oxmo Puccino, La Cliqua, X-Men… « En les réécoutant, je n’ai pas eu l’impression que les problèmes de société qu’ils dénonçaient étaient tous résolus, loin de là, et pourtant les jeunes préfèrent nous parler de boîtes de nuit et de meufs. » De son côté, le sociologue de la musique Gérôme Guibert rappelle que le hip-hop n’a jamais été une forme d’art exclusivement engagée, en invoquant le slogan des débuts : « Peace, love, unity and… having fun ». « Comme tous les autres courants musicaux, le hip-hop contient et un message politique et du pur divertissement », dit-il. « IAM, par exemple, chantait aussi bien “On n’est pas nés sous la même étoile” que “Je danse le MIA”. La différence avec les autres chanteurs, c’est que les rappeurs doivent sans cesse se justifier de parler d’autres choses que des problèmes sociaux. Et puis, il y a différentes manières d’aborder les problèmes sociaux. J’ai l’impression qu’un groupe comme PNL le fait à travers le récit de son expérience personnelle et subjective. »

Kendrick Lamar sur scène en 2015
Crédits : BET Awards

Aux États-Unis, le mouvement « Black Lives Matter » a de nouveau poussé les rappeurs à prendre position. Tandis que Lil Wayne affirmait qu’il ne se sentait « pas connecté à quelque chose qui n’avait aucun rapport avec [lui] » avant de présenter des excuses, qu’A$AP Rocky qualifiait le mouvement de « train en marche » et que Kevin Gates disait qu’il s’agissait d’ « une connerie », Common, Talib Kweli, J. Cole, Chance The Rapper, Lil Durk et Killer Mike affichaient leur soutien. Et les militants faisaient de la chanson « Alright » de Kendrick Lamar l’hymne du mouvement. Mais la plupart des rappeurs américains revendiquent moins volontiers la figure de l’activist que celle du self made man, voire carrément du gangster. Cette dernière figure, qui s’est peu à peu imposée dans le hip-hop français, a un impact parfois étonnant sur l’opinion politique des artistes. Aussi Kaaris confessait-il son admiration pour les talents de « caillera » de Nicolas Sarkozy à Mouloud Achour en novembre 2014 : « Tous les gangsters aimeraient faire comme lui. C’est le meilleur. Il est p’tit, talonnettes… Un genre de Scarface. Il est avec Elvira, elle grande, plus grande que lui. Non, c’est le mec le plus frais qui existe. Il est très fort. Très, très fort. » Pour Gérôme Guibert, le rap traite de la question du pouvoir, qu’il se place du côté des dominés en dénonçant le racisme et l’exclusion, ou bien du côté des dominants, en incarnant un capitalisme triomphant et en assujettissant les femmes. « En cela, il est de toute façon politique. » Et donc tout à fait à sa place dans l’arène démocratique, surtout en période électorale. Mais en rafraîchissant un peu l’image des élus, il avive certainement l’aspiration des électeurs à un changement réel des pratiques politiques. Alors espérons que le boss du game politique 2017 soit à la hauteur.


Couverture : Hamon et Fillon font un dab.