Une Bentley chromée se fraye un passage entre les carcasses qui brûlent. À son bord, le rappeur américain Future et la star Amber Rose échangent cigarettes et baisers à la lueur des flammes. Plongé dans une nuit d’émeute, le quartier se transforme en champ de bataille parcouru par des hommes armés de battes, de flingues ou, plus étonnant, de flûtes. Comme si l’instrument n’était pas assez présent dans l’instru de « Mask Off », le réalisateur Colin Tilley a décidé d’en faire un motif du clip sorti le 5 mai 2017.

Mais il n’est pas le premier. Au cours des trois mois qui ont passé entre la sortie du titre et celle de la vidéo, l’attente a poussé des centaines de fans à réaliser leur propre version. Un concours baptisé #Maskoffchallenge proposait même de reprendre l’air avec sa flûte, qu’elle soit à bec ou traversière. Le phénomène ne se limite pas à un artiste. Ces derniers mois, Gucci Mane, Kodak Black, Drake, D.R.A.M., Migos, 21 savage, 2 Chainz ou encore Travis Scott ont tous posé leurs paroles sur son doux sifflement.

De manière inattendue, « la flûte est devenu l’instrument le plus cool du hip-hop en 2017 », estime Brendan Frederick, directeur du contenu de Genius. Elle se mélange sans mal avec les basses et les nappes de synthés de la trap, loin de l’imaginaire que beaucoup lui assignent depuis qu’ils ont vainement essayé d’en jouer en cours de musique. D’où une question : comment l’instrument le plus vieux au monde, honnis par des générations de collégiens, est-il devenu cool ?

Zay

Future a été pris à contre-temps par son beatmaker. Avant que la voix paresseuse du rappeur d’Atlanta se fasse entendre, Metro Boomin annonçait en exclusivité leur succès commun le 18 avril. Sur son compte Instagram, le compositeur de « Mask Off » posait fièrement avec un bandana noir et une flûte traversière dans la main gauche pour célébrer le disque de platine obtenu par le titre. Le nombre de copies vendues dépasse aujourd’hui largement le million et les écoutes se comptent par dizaines de millions sur Internet. Un chiffre évidemment grossi par ceux qui se sont acharnés sur le bouton « Play ».

Car c’est justement l’envie que procure son air lancinant : le passer en boucle. Il y a une raison à cela. L’homme derrière « Mask Off » a savamment découpé un morceau de Thomas Butler sorti en 1978 pour en retenir la partie la plus entraînante. Ce sample est tiré de « Prison Song », un extrait de la comédie musicale Selma, elle-même inspirée par le mouvement des droits civiques et la vie de Martin Luther King. Il avait déjà été utilisé par le groupe suédois Looptroop en 2000. Contrairement à son habitude, Metro Boomin l’a peu modifié, permettant aux connaisseurs de rapidement le reconnaître. https://www.instagram.com/p/BTCuFVuDZxG/

De son vrai nom Leland Tyler Wayne, le beatmaker grandit à St Louis, dans le Missouri, avec sa mère. Aux disques d’Ice Cube et de MC Lyte qu’elle écoute, il préfère Nelly. D’abord abstraite, sa relation avec la musique se noue à 13 ans, grâce à un ordinateur offert pour Noël, un synthé et le logiciel FruityLoops. « Je voulais faire du rap mais j’avais besoin de beat », se souvient-il. « J’ai fini par préférer la composition à la chanson. » Envoyées par centaines aux rappeurs du pays, ses démos sont repérées par le fondateur du label d’Atlanta 32 Entertainment, OJ da Juiceman. À la fin du lycée, il l’invite à s’installer dans l’ « Hollywood de la musique » et l’introduit à Gucci Mane.

Partagée entre le studio et les études, sa vie prend un virage radical en 2012 à la faveur des titres « Hard » et « Karate Shop », dont il réalise les beats pour Future. « Il a tellement aimé qu’il me voulait tout le temps près de lui », raconte Metro Boomin, alors âgé de 19 ans. Le moment est venu de lâcher les cours. Par l’intermédiaire du producteur Sonny Digital, il traîne avec Southside, DJ Spinz, la 808 Mafia. Une nouvelle génération de beatmakers dont le mentor s’appelle Zaytoven. « Il nous a tous faits », lançait Sonny Digital lors d’une conférence à New York en mai 2016. « Zay est le parrain, ni plus ni moins », renchérissait Metro Boomin.

En juin 2015, le mentor a même publié From A to Zay: The Indie Guide to Music Production, un livre dans lequel il revient sur son parcours. Né en Allemagne, où son prêtre de père était en mission pour l’US Army, Xavier Dotson apprend à jouer divers instruments dans des groupes d’églises. Sa mère est chef de chœur. Au risque de fâcher la sensibilité religieuse de sa famille, il se tourne vers le rap de Dr Dre. Le producteur californien explose en 1999 avec l’album 2001, année qui voit « Bad Intentions » se répandre sur toutes les radios. Produit pour la B.O. de The Wash, le morceau est sous-tendu par un entêtant sample de flûte extrait du titre « Hollywood Hot » de The Eleventh Hour.

Un groupe de soul qui cadre avec l’univers du beatmaker Mahogany. https://www.youtube.com/watch?v=5_olONNpm2s Zaytoven Alors qu’il joue du piano entre les matchs de football américain à l’académie de science et de technologie Galileo de San Francisco, Zaytoven est repéré par le rappeur JT the Bigga Figga, qui lui ouvre les portes de son studio. « J’étais fasciné par les MPC », se souvient-il. « Je pouvais m’asseoir là toute la journée pour essayer de faire des beats » sur le modèle de DJ Quik. Pour l’album Safe + Sound (1995), ce compositeur de Compton qu’il admire fait parler ses racines funk et soul en convoquant le flûtiste Charles « Chaz » Greene.

Lassé de travailler avec le matériel des autres, Xavier Dotson suit sa famille lorsque celle-ci déménage à Atlanta, après la retraite de son père. Une carrière se termine, une autre commence. Du salon de coiffure où il travaille sort l’argent nécessaire à l’achat d’un studio d’enregistrement. Mais sur le chemin, un ancien camarade de classe lui présente Gucci Mane. Quelques mixtapes plus tard, les deux artistes se font connaître avec « Icy » (2005), aux teintes tropicales apportées par des percussions et un marimba. Il ne manque plus que la flûte.

Storch et Timbaland

Un an plus tôt, l’instrument a fait une première incursion dans la trap au travers du titre de T.I. « Motivation », composé par DJ Toomp. Né en 1970, ce producteur d’Atlanta est d’une autre génération. Il a participé aux tournées du groupe de Miami 2 Live Crew et joué aux côtés d’Ice-T. Son style est imprégné de Dirty South, le rap floridien mâtiné d’électro et de funk dont dérive la trap. Il emprunte ainsi aux musiques hispaniques de la péninsule et reprend parfois leurs flûtes. En plus des samples de soul, elles ont donc navigué sous la forme de notes caribéennes pour arriver jusque dans la trap. « La flûte ouvre sur différents mondes », explique Rogét Chahayed, pianiste qui collabore avec des rappeurs comme Travis Scott, D.R.A.M., Lil Yachty, Travis Mills, Kendrick Lamar. « Elle est présente dans la musique arabe, indienne, japonaise, chacune a son son de flûte. »

Scott Storch en 2016
Crédits : Las Vegas Weekly

Au début des années 2000, la chanteuse d’origine porto-ricaine Jennifer Lopez surfe, avec Jadakiss, sur un mélange latino-américain. Pour « Jenny from the Block » (2002), le producteur Scott Storch sample le titre « Hijack » du flûtiste de jazz Herbie Mann, une reprise des Espagnols Barrabas déjà utilisée par The Beatnuts en 1999. Storch s’est fait connaître la même année en tant que producteur de « You got met » pour The Roots et de « Still D.R.E. ». C’est aussi lui qui offre, un peu plus tard, « Candy Shop » à 50 Cent grâce à des résonances orientales et un sample du très funky « Ooh I love it » de The Salsoul Orchestra. L’un des tout premier rap à inclure de la flûte, « Paid in full » d’Eric B. & Rakim (1987) s’était abreuvé à la même source.

Jusqu’ici, le hip-hop américain avait surtout puisé dans le répertoire soul et jazz. Avant Storch, dans la première moitié des années 1990, 3rd Bass, The Pharcyde et Digable Planets ont tous emprunté au flûtiste Herbie Mann. Dr Dre a pour sa part mis du George Clinton et du Billy Joel dans « Tha Shiznit », produit pour Snoop Dogg en 1993. Mais à la fin de la décennie, Timbaland introduit des sons de partout dans le patrimoine musical. Originaire de Virginie, comme lui, Missy Eliott se souvient qu’il « chopait des bruits de criquets, de bébés qui pleurent et de toute sorte d’animaux pour les mettre sur des pistes ».  Après sa séparation de R. Kelly, Aaliyah fait appel à lui pour son album One in a Million.

Et en 1999, Timbo met la main sur un vieux CD de musique « libre de droits ». Il en tire « Big Pimpin‘ » pour Jay Z. Sans le savoir, Timbaland a réutilisé une chanson composée pour le film égyptien de 1960 Fata Ahlami. Les héritiers de son chanteur, Abdel Halim Hafez, le traîneront devant les tribunaux huit ans plus tard. D’ici là, Timothy Zachery Mosley a eu le temps de creuser le sillon oriental dans lequel il s’est fortuitement engagé. En 2003, la chanteuse indienne Rajé Shwari l’accompagne sur « Indian Flute ». « Je ne comprends pas un mot de ce qu’elle dit », avoue-t-il. D’ailleurs, il feint aussi de se méprendre sur l’origine du sample, emprunté à la colombienne Tóto La Momposina.

Storch et Timbaland

Scott Storch le suit dans ce mouvement d’une adroite naïveté vers l’Asie, en incorporant des flûtes orientales dans l’album Dangerously in Love de Beyoncé. Les titres « Naughty girl » et « Baby Boy » font un carton. Outre « Candy Shop », il est à l’origine de « Just a lil bit », de 50 Cent (2005). Des flûtes indiennes se font aussi entendre dans son travail sur « Conceited » de Remy ma (2006) ou « U Make me Wanna » (2004), où l’on retrouve Jadakiss en featuring avec Mariah Carey.

À cette époque tout le monde essaye de le copier où de lui acheter un beat pour près de 100 000 dollars l’unité. Alors que son étoile est au plus haut – c’est-à-dire à côté de Paris Hilton avec qui il partage sa vie –, elle pâlit soudain dans un flot de dépenses inouï, jusqu’à devenir blanche. Son argent ayant été dilapidé dans la cocaïne, seul reste un héritage musical. « Scott Storch et Timbaland ont eu une grande influence sur moi », reconnaît Rogét Chahayed. « Ils utilisent un tas de flûtes dans leurs chansons. » Mais ni l’un ni l’autre n’ont été les premiers à se servir dans le grand bac de ce qu’on appelle négligemment la world music.

Cello

Après trois albums, le groupe Iam se rend à New-York pour concevoir L’École du micro d’argent  au printemps 1996. « On a vécu quatre mois dans le même appartement », explique Akhenathon. « C’est là qu’on a pensé cet album. » De son côté, Shurik’n parle de « retour aux sources » et de « maison mère ». Entre autres influences, les Marseillais citent Pete Rock, auteur de « Go with the flow » avec CL Smooth en 1991 ; un morceau construit avec un beat rêche, du scratch et de la flûte. Mais le beatmaker en chef du groupe, Imhotep, a d’autres références. Pour mettre en musique le « concept mythique un peu taoïste » de l’album, il bricole des beats à l’aide de vibrations émises aux quatre coins de la planète.

Dans une même compilation de l’Unesco regroupant des musiques traditionnelles, Imhotep prélève une méditation bouddhiste japonaise, un tambour d’argentine et un chant esquimaux du Groenland. Autant de styles différents auxquels il s’est d’abord ouvert grâce aux percussions. « Le premier truc que j’ai samplé en 1988, c’était de la darbouka », dit-il. « J’ai essayé de la mélanger avec du James Brown. » Une innovation qui lui vaut, une fois la légende d’Iam installée tout en haut du rap français, une fierté. « J’ai peut-être été le premier beatmaker français voire mondial à sampler des trucs de musique ethnique. Il se peut qu’il y ait eu des samples utilisés avant L’École du micro d’argent, mais avant Ombre et lumière je ne pense pas. » Après, ça n’a pas manqué : « Quand Timbaland en a utilisé quinze ans plus tard, j’ai souri. »

Ce qui a sans doute aussi été le cas lorsque Rohff a sorti « Arrête ta flûte », en 2005. Cet alliage de sonorités traditionnelles étrangères et de musique afro-américaine se retrouve aujourd’hui chez Rogét Chahayed. « Mon père est de Syrie et ma mère d’Argentine », confie le producteur. « En grandissant, j’ai entendu beaucoup de musiques arabes et hispaniques. Adolescent, j’étais fan de classique et de jazz. J’écoutais aussi bien Chopin, Rachmaninov, Liszt, Debussy que Bill Evans, Thelonius Monk et Miles Davis. »

Détail d’une poterie étrusque, vers 350 av. J.-C.

Après un passage par le conservatoire de San Francisco, Chahayed retourne à Los Angeles où il a commencé le piano dès l’âge de 7 ans. Différents groupes lui permettent de mélanger les styles avant une rencontre avec Dr Dre « grâce à des contacts ». S’il a une formation classique, le compositeur n’en adore pas moins le rap. « Je vis et je respire hip-hop », sourit-il. Logiquement, les sessions avec d’autres artistes s’enchaînent. En 2016, il lance la carrière de D.R.A.M. et Lil Yachty en produisant « Broccoli », un habile amalgame de piano et de flûte. Entre deux scènes de twerk, le clip montre le second soufflant dans une version rouge de l’instrument à vent. Il n’en est pourtant pas très familier.

Le 25 mai 2017, veille de la sortie de son album solo Teenage Emotions, Lil Yachty a confessé sa méconnaissance des instruments de musique en même temps que son penchant pour les rimes inélégantes. « My new bitch yellow / She blow that d*** like a cello », lance-t-il au milieu du single « Pink a Boo » dans l’une des plus étranges métaphores sexuelles de l’histoire de la musique. Car il est des instruments davantage phalliques par leur forme que le violoncelle (« cello »). « Je pensais que le “cello” était un instrument à vent », a plaidé le rappeur. « Pour moi, Squilliam [de Bob l’éponge] jouait du cello mais non, c’est de la flûte. J’ai merdé ! » Doublement merdé, puisque Squilliam ne joue pas de la flûte mais de la clarinette. L’attirance des rappeurs pour la flûte est donc à chercher ailleurs.

« C’est un instrument dont le son est très particulier », observe Rogét Chahayed. « Chaque fois que vous l’entendez, il est reconnaissable immédiatement. Et vu qu’il est unique, vous n’avez pas à jouer quelque chose de fou ou de compliqué pour arriver à jouer une belle mélodie. » En 2012, des scientifiques allemands ont identifié une flûte faite d’os d’oiseaux et d’ivoire de mammouth comme datant d’entre 42 000 et 43 000 ans, ce qui en fait potentiellement l’instrument le plus ancien jamais employé. « C’est l’instrument qui se rapproche le plus de la voix humaine car il ne requiert rien en dehors de la respiration de celui qui en joue », indique Ardal Powell, musicien et auteur du livre The Flute.

Lil Yachty

Tandis qu’elle était menacée de disparition au XIVe siècle, la flûte traversière s’est diffusée par les mains de mercenaires suisses et est devenue une arme. « Tout le monde devait soudain apprendre à en jouer sous peine de perdre les guerres », poursuit Ardal Powell. De manière plus mystérieuse, la flûte en bois a survécu à sa version en métal et les deux se sont propagées dans le jazz avant d’atterrir, surtout samplée, dans le rap. « Le son contraste avec les gammes basses et lourdes de la Roland TR-808, très commune chez les beatmakers », remarque Chahayed. « En un sens, c’est une manière plus organique de jouer un son de synthétiseur. »

Le pianiste apprécie les travaux réalisés par Murdabeatz et Cubeatz sur « Portland » sorti en mai 2017, mais aussi « Back on Road » de Gucci Mane (2016), et « bien sûr », « Tunnel Vision » de Kodack Black. Il rend ainsi hommage à l’œuvre hypnotique de Southside et Metro Boomin, dévoilée par le jeune rappeur de Floride en février 2016, ainsi qu’à leur parrain, Zaytoven. « Au départ, avec Gucci, je jouais du clavier, on avait des flûtes et de l’orgue, et ça ne ressemblait pas à de la trap », raconte ce dernier.

« Mais ensuite j’ai ajouté des basses sales et des percussions, et il a commencé à dire ce qu’il avait à dire. Il l’a fait d’une manière marrante, donc je pense que la trap que nous avons conçue est différente. C’est fou, c’est grand, on fait ça pour les mecs de notre quartier. » Sortez les violoncelles.


Couverture : Metro Boomin, Future et Lil Yachty aiment la flûte. (Ulyces.co)