Par un après-midi étouffant de 2009, une voiture s’arrête au bout d’une rue poussiéreuse de Monrovia, la capitale du Liberia. Des gardes armés de Kalachnikov ouvrent les grilles d’une grande propriété et le véhicule s’avance dans l’allée, déclenchant une chorale d’aboiements – ceux des molosses enfermés dans une grande cage à l’intérieur de la propriété. Un Nigérian bien bâti du nom de Chigbo Umeh descend de voiture en compagnie de deux Colombiens, tous deux membres d’un cartel de la drogue. Les trois hommes sont conduits dans un salon élégamment décoré, où attend l’un des membres les plus puissants du gouvernement libérien.

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Monrovia, Liberia

L’hôte est Fombah Teh Sirleaf, beau-fils de la présidente du Liberia et directeur de l’Agence nationale de sécurité du pays. Après que Sirleaf a salué les visiteurs, les hommes s’asseyent pour parler affaires. Chigbo, vêtu de jeans et d’un T-shirt qui met en valeur ses biceps, débute la conversation par quelques mots résumant sa vision des choses : « Dans cette vie », dit-il en souriant, « il faut gagner un peu d’argent. » Il expose alors la proposition du cartel : Sirleaf sera généreusement rétribué en échange de son aide pour l’utilisation du Liberia comme plaque tournante du transit de la cocaïne colombienne vers l’Europe. Les trafiquants achemineront la drogue vers l’Afrique de l’Ouest par air et par mer ; de là, ils l’enverront vers les villes d’Europe occidentale, où la drogue peut atteindre 34 000 dollars le kilo. Sirleaf les assure de sa coopération avant de s’enfoncer dans son fauteuil et de laisser son agent prendre la relève. Il se présente sous le nom de Nabil Hage, un homme chauve d’origine méditerranéenne, et établit les termes de l’accord tout en triturant un paquet de Marlboro Lights. Les hommes de Sirleaf s’occuperont des contrôles de sécurité à l’aéroport et dans les ports. En échange d’une tonne de cocaïne apportée, les trafiquants devront payer un million de dollars d’avance et fournir 50 kilos de cocaïne que Hage assure vouloir passer clandestinement aux États-Unis. Il se montre très insistant sur ce dernier point. La réunion se prolonge deux heures durant, pendant lesquelles Chigbo et Hage mènent l’essentiel des discussions. Chigbo, bravache et soucieux de contrôler les négociations, interrompt Hage quand il commence à parler directement en espagnol avec les Colombiens : « Ce sont mes gens », dit-il à Hage avec fermeté. « Tu ne leur parles pas. Tu d’adresses à moi. »

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Fombah Sirleaf

Craignant d’être espionné, Chigbo suspend la discussion chaque fois que la gouvernante de Sirleaf vient servir des boissons ou vider les cendriers. L’un des Colombiens prend des notes sur une tablette électronique. Finalement, les deux parties se mettent d’accord sur une avance de 200 000 dollars, le reste sera payé une fois que les trafiquants auront amené leur première cargaison dans le pays. Peu après que les visiteurs sont partis, trois agents de la DEA (Drug Enforcement Administration, l’organisme américain de lutte contre la drogue) font leur apparition. L’un d’eux est Sam Gaye, un ami de Sirleaf. Chaque minute de la réunion a été enregistrée par des caméras cachées dans la pièce. Ce que les trafiquants ont pris pour la conclusion d’une affaire est en réalité le début d’une opération d’infiltration mise au point par la DEA et l’Agence de sécurité nationale du Liberia. En revoyant les vidéos de la rencontre, Gaye se dit que le visage de Chigbo ne lui est pas inconnu. Plus tard, en voyant un cliché du Nigérian, cette impression de familiarité se mue en reconnaissance formelle : « Je connais ce type », assure-t-il, « je l’ai arrêté dans les années 1990. »

Agent Sam Gaye

Dans les décennies qui ont suivi les déclarations officielles du président Richard Nixon ayant lancé la « guerre contre les drogues » et décrété que l’usage des stupéfiants était l’ « ennemi public numéro 1 des États-Unis », en 1971, cette guerre a évolué, passant d’une action essentiellement domestique à une offensive mondiale. La DEA, formée en 1973, a conclu des accords avec les  services de répression du Mexique et de la Colombie tout au long des années 1980 et 1990 pour aider à détruire plantations de marijuana et laboratoires de production de cocaïne dans ces pays. Sous l’administration Reagan, des agents de la DEA ont entraîné des militaires et sont intervenus dans des nations d’Amérique latine comme la Bolivie afin de combattre les cartels de la drogue. L’argument justifiant ces interventions était simple : une part significative de la drogue alimentant le marché des États-Unis provenait de, ou passait par ces pays. Désorganiser l’offre au plus près de la source, avant qu’elle ne passe les frontières américaines, était une bonne solution.

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Richard Nixon déclare la guerre contre les drogues

Au cours de la dernière décennie, la DEA a mené le combat dans d’autres régions du globe, estimant que briser les organisations du trafic n’importe où dans le monde serait utile aux États-Unis. Des commandos d’élite de la DEA, entraînés par l’armée américaine, ont été déployés aussi bien en Afghanistan, où le narcotrafic aidait à financer les talibans, qu’en Haïti, au Honduras, au Belize et en République dominicaine. Ces dernières années, la DEA a renforcé sa présence en Afrique, principalement pour répondre à la présence grandissante des cartels de la drogue colombiens et vénézuéliens dans les pays de l’ouest du continent. Des agents de la DEA, basés au Nigeria, au Ghana, en Afrique du Sud, au Kenya et en Égypte, ont mené une série d’enquêtes dans la région, exerçant des poursuites extraterritoriales contre des individus résidant à l’étranger. Résultat, plusieurs trafiquants de drogue arrêtés en Afrique de l’Ouest ont été extradés aux États-Unis et poursuivis par la justice américaine. Une tendance qui a donné la nette impression que la DEA, peu à peu, endossait l’uniforme de policier mondial.

En 2012, lors d’une audition devant un groupe du Sénat des États-Unis sur le contrôle international des narcotiques, Thomas Harrigan, administrateur adjoint de la DEA, a expliqué le raisonnement qui présidait aux actions lointaines menées par l’agence : « Les menaces que font peser la cocaïne, l’héroïne, les amphétamines, la chimie, le blanchiment d’argent et le narco-terrorisme sur l’Afrique ont un impact sur les États-Unis », a-t-il déclaré, « surtout depuis que quelques unes des organisations trafiquantes qui passent les drogues illicites aux États-Unis sont les mêmes que celles qui utilisent l’Afrique comme base opérationnelle pour acheminer les drogues en Europe et au Proche-Orient. » Sam Gaye, l’un des trois agents de la DEA qui ont mené l’opération pour arrêter Chigbo et ses associés, est l’un des fantassins de cette guerre élargie. Cet homme chauve, aux yeux doux et aux gestes tranquilles, est plus proche de l’image d’un principal de lycée décontracté que de celle d’un flic. Malgré ce profil anodin, ou peut-être grâce à lui, Gaye a affronté avec succès maints dangers au cours de sa carrière : il a mené des dizaines d’opération d’infiltration pour la DEA, au cours desquelles il a souvent joué le rôle d’un trafiquant lui-même.

Sirleaf a dit à Gaye qu’il devait lui parler de quelque chose de très important, dont il ne pouvait faire mention au téléphone.

Né au Liberia, Gaye s’est envolé pour les États-Unis quand il avait 20 ans. Il est entré à l’université de Philadelphie avant de rejoindre la DEA onze ans plus tard, en 1987. Au cours de l’une de ses premières affaires, il s’est fait passer pour un diplomate africain et a négocié un faux trafic de drogue avec un marchand dominicain et son acolyte, un flic de Washington D.C., sur un parking de la ville. En 1989, sur instruction de son supérieur, Gaye a fait en sorte qu’un indic se montre près de la Maison-Blanche et lui vende un sac de cocaïne. Il a appris plus tard que l’opération avait été montée à la demande de fonctionnaires de la Maison-Blanche, qui voulaient que le sac serve d’accessoire pour appuyer un discours du président George W. Bush sur la lutte de la nation contre la drogue. Au début des années 1990, Gaye a été affecté au Nigeria pour traquer les fuyards et suivre les pistes liés aux affaires suivies par la DEA aux États-Unis. Une décennie plus tard, en 2005, après des escales en Haïti et à Puerto Rico, Gaye est revenu au Nigeria pour un deuxième poste afin d’aider l’organisation à lutter contre une tendance alarmante : autrefois considérée comme un désert pour le commerce international de la drogue, l’Afrique de l’Ouest était rapidement devenue un carrefour du trafic de cocaïne. Les cartels colombiens avaient déjà établi des passages sécurisés pour leur contrebande à travers le Sierra Leone, la Guinée Bissau et la Guinée en soudoyant de hauts fonctionnaires gouvernementaux et des militaires. Dans un monde toujours plus interconnecté, ces nouvelles routes du trafic représentaient aux yeux de la DEA une menace pour les États-Unis autant que pour l’Europe et l’Afrique.

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À l’automne 2007, Gaye a reçu un appel de son bureau à Lagos. Il provenait de Fombah Sirleaf qu’il avait connu à Philadelphie, où il avait passé une partie de son enfance. La mère de Sirleaf était alors mariée avec un lointain cousin de Gaye et ce dernier venait souvent leur rendre visite. Sirleaf, qui n’était pas encore adolescent, considérait Gaye un peu comme un grand-frère. Depuis, leur amitié avait grandi au fil du temps.

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Ellen Sirleaf Johnson

Sirleaf a dit à Gaye qu’il devait lui parler de quelque chose de très important, dont il ne pouvait faire mention au téléphone. Gaye a pris un vol pour Monrovia afin de le rencontrer. Sirleaf a dit qu’il avait été approché par une organisation de trafic de cocaïne qui souhaitait utiliser le Liberia comme base. Gaye a suggéré que la DEA pourrait aider l’Agence de sécurité nationale que dirigeait Sirleaf à identifier les trafiquants et à les arrêter. Si Sirleaf se contentait de ne pas donner suite aux propositions des narcos, ils cibleraient certainement d’autres fonctionnaires du gouvernement libérien. Les empêcher d’établir des routes à l’intérieur du Liberia ne serait pas qu’un acte généreux de la part de la DEA, l’opération lui permettrait de poursuivre son but de perturber les réseaux du trafic mondial. Lorsque la belle mère de Sirleaf, la présidente Ellen Sirleaf Johnson, a donné son accord, la DEA et l’Agence de sécurité nationale ont commencé à organiser leur coup monté. Aux côtés de Gaye, trois agents de la division des opérations spéciales de la DEA, basée à Chantilly, en Virginie, ont dirigé la manœuvre : Lou Milione, un ancien acteur de cinéma qui avait aidé à capturer le marchand d’armes international Viktor Bout, et deux de ses collègues plus jeunes, James Stouch et Ryan Rapaszky. Les responsables de la DEA ont suggéré que Gaye joue le rôle de l’assistant de Sirleaf, mais cela embêtait Gaye car il avait entendu dire qu’un Nigérian était impliqué : « J’ai eu une intuition », me raconte-t-il. « Quelque chose me disait que cette personne risquait de me reconnaître car j’avais déjà mis des Nigérians en prison. » La division des opérations spéciales a fini par assigner le principal rôle infiltré à un Grec-Américain nommé Spyros Enotiades, un personnage flamboyant et bavard qui avait déjà travaillé avec la DEA sur des dizaines d’affaires. Avec son air méditerranéen, Enotiades était naturellement taillé pour le rôle qu’on lui avait attribué : celui de Nabil Hage, prétendu membre de la communauté libanaise, qui contrôle plusieurs secteurs économiques du Liberia. Choisir Enotiades plutôt que Gaye s’est révélé judicieux : si Gaye avait représenté Sirleaf lors des négociations avec Chigbo, l’arnaque aurait tourné court dans l’instant.

Le pilote russe

Chigbo est entré dans le commerce de la drogue au début des années 1990, alors qu’il était étudiant en gestion d’entreprise à Lagos. L’université avait fermé à cause d’une grève, juste au moment où il s’apprêtait à passer ses derniers examens. Frustré par le retard imposé à l’obtention de son diplôme, l’entreprenant Chigbo a commencé à aider des amis nigérians résidant aux États-Unis à acheminer clandestinement de la drogue depuis l’Afghanistan jusqu’au New Jersey, en passant par le Nigeria. Il gagnait tant d’argent qu’il a oublié de retourner à l’université lorsque la grève a cessé.

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Chigbo Umeh

Mais le bon temps n’a pas duré. En 1993, une enquête de la DEA au New Jersey a conduit à des poursuites judiciaires fédérales contre Chigbo et ses associés. Lui qui n’avait pas encore mis les pieds aux États-Unis devenait un fugitif au regard de la loi américaine. Pendant environ deux ans, l’inculpation n’a rien changé pour Chigbo, qui a continué à trafiquer l’héroïne à travers Lagos. Puis, peu avant l’aube un jour de 1995, l’un des indics de Gaye a conduit une équipe de policiers – accompagnés par Gaye – jusqu’à un appartement d’une banlieue cossue de Lagos, où Chigbo vivait en colocation. S’il a ri quand l’équipe lui a passé les menottes et l’a fait sortir de l’immeuble, il s’est montré moins nonchalant quand les agents l’ont mis dans un vol pour les États-Unis, escorté par Gaye : « Il avait compris que c’était du sérieux », commente ce dernier. Chigbo a été condamné à six ans de prison aux États-Unis avant d’être renvoyé au Nigeria à sa libération, en 2001. Si la détention visait à le changer, cela a été un échec. À peine rentré chez lui, Chigbo a grimpé les échelons dans le monde des trafiquants. Voyageant entre l’Amérique du Sud, l’Europe et l’Afrique, il est passé du statut de commis transportant l’héroïne dans et en dehors du Nigeria à celui de négociant pour des affaires concernant des centaines de kilos de cocaïne à travers trois continents. Il a appris l’espagnol en autodidacte et établi des relations avec des membres du cartel colombien, qui voyaient en lui le partenaire idéal pour les aider à établir de nouvelles routes du trafic à travers l’Afrique occidentale.

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Après cette première réunion au domicile de Sirleaf, au cours de l’été 2009, Chigbo est resté en contact téléphonique avec Nabil Hage. En octobre, il est revenu à Monrovia pour une autre discussion avec Sirleaf et Hage qui, de nouveau, était secrètement filmée par la DEA. Il a tenté de convaincre Sirleaf de permettre l’entrée de la drogue au Liberia sans exiger d’acompte, mais Sirleaf et Hage n’ont pas changé d’avis. Soucieux de ne pas éveiller les soupçons, ils ne voulaient pas perdre en authenticité aux yeux de Chigbo : « Tu dois payer 200 000 dollars avant que quoi que ce soit ne se passe », a dit Sirleaf à Chigbo, qui a accepté d’envoyer l’argent quand il serait de retour au Nigeria. Mais le paiement n’est pas arrivé comme promis. Chigbo a appelé Hage pour expliquer que les règles bancaires du Nigeria posaient problème. Il devrait morceler la somme de 200 000 dollars et effectuer des virements moins importants sur le compte fourni par Hage au Liberia. Quand Chigbo a contacté Hage une nouvelle fois pour dire qu’il rencontrait toujours des problèmes, Gaye lui a envoyé un texto depuis un téléphone mobile libérien pour faire croire à un message de Sirleaf : « Chigbo, il y a eu trop de retards. Si je ne reçois pas l’argent maintenant, ne m’appelle plus. Le deal ne tient plus. »

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Lagos, plus grande ville du Nigeria et du continent africain

Chigbo s’est mis à paniquer. Quelques minutes plus tard, il a appelé Hage pour dire qu’il était prêt à payer 100 000 dollars immédiatement si Hage trouvait une personne de confiance pour prendre l’argent directement à Lagos. Hage a accepté et Gaye a recruté une jeune femme qu’il connaissait à Lagos pour faire la collecte. Ils se sont arrangés pour que l’échange se fasse dans le hall de l’hôtel Federal Palace, dans le centre de Lagos. À l’heure convenue, le coursier de Chigbo s’est présenté à l’hôtel et a tendu à l’intermédiaire de Gaye une liasse de billets de 100 dollars enveloppée dans du papier journal. Maintenant que l’argent avait changé de mains, l’affaire était conclue. « Chigbo imaginait qu’il avait obtenu la collaboration de Sirleaf », m’a raconté Gaye, « il était crédible désormais. » Durant les mois suivants, de la fin 2009 au début de 2010, Chigbo a effectué plusieurs voyages à Monrovia, parfois accompagné des Colombiens. Une fois la bénédiction de Sirleaf obtenue, les agents de la DEA et leurs collègues libériens pensaient que les trafiquants achemineraient sans tarder la cocaïne au Liberia. Mais Chigbo a voulu changer le plan. Il a expliqué à Hage et Sirleaf que transporter une tonne de cocaïne à la fois ne serait pas assez rentable pour les trafiquants. Ils auraient besoin de faire voler de plus importantes cargaisons afin que les profits soient suffisants aux yeux des investisseurs de Colombie, ce qui exigerait des avions plus grands. « Il était très clair dans ses explications sur la réduction des coûts et sur les raisons qui rendaient nécessaire l’ajustement des propositions initiales », m’a raconté Ryan Rapazsky, de la DEA. « C’était un cours d’économie appliqué au commerce de la drogue. »

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Konstantin Yaroshenko

Les partenaires de Chigbo avaient seulement accès à des petits avions et ils demandaient de l’aide pour en affréter de plus grands. La DEA en avait un sous la main : en travaillant sur une affaire de trafic dans la Guinée voisine deux ans plus tôt, l’agence avait confisqué un Antonov russe qui, outre la capacité requise, était équipé d’un réservoir suffisant pour lui permettre de voler directement du Venezuela à Monrovia. Avant que l’opération du Liberia ne commence, les agents de la DEA avaient poursuivi un pilote russe du nom de Konstantin Yaroshenko, un homme de quarante ans au regard bleu qu’ils soupçonnaient d’être un contrebandier international. Depuis juin 2009, ils cherchaient à monter un coup contre lui et un informateur venait de leur apprendre que Yaroshenko cherchait du travail. La DEA a pensé que l’association des partenaires de Chigbo avec Yaroshenko pourrait sembler idéale aux deux parties. L’indic a mis Yaroshenko en contact avec Nabil Hage, qui s’est envolé vers l’Ukraine pour rencontrer le pilote, d’abord en décembre 2009, puis de nouveau en mars 2010. Au cours de leurs dernières conversations, à l’hôtel Intercontinental de Kiev, Yaroshenko a accepté d’offrir ses services aux partenaires colombiens de Chigbo. Il transporterait la cocaïne d’Amérique du Sud au Liberia, et de là au Ghana ou vers d’autres endroits d’Afrique.

Déjà vu

Bien qu’ils aient sollicité l’aide de Hage pour trouver un avion plus grand et un pilote, les Colombiens n’avaient pas besoin des services de Yaroshenko pour transporter leur cargaison depuis l’Amérique du Sud. En avril 2010, ils finalisaient un plan pour envoyer deux tonnes de cocaïne à Monrovia, par un jet d’affaires Gulfstream piloté par l’un des trafiquants, un Colombien nommé Marcel Acevedo Sarmiento. L’envoi était prévu pour la mi-mai. Toutefois, les trafiquants voulaient toujours engager Yaroshenko pour transporter une partie de la cargaison du Liberia au Ghana. De là, Chigbo l’enverrait vers l’Europe, entre les mains de grossistes des Pays-Bas et d’ailleurs.

La DEA et l’agence de Sirleaf ont décidé qu’il était temps de mettre fin à la mascarade.

Fin avril, trois membres de l’équipe de la DEA – Stouch, Rapazsky et Milione – qui avaient multiplié les allers-retours vers le Liberia durant les derniers mois, ont voyagé encore une fois pour Monrovia en vue de ce qu’ils envisageaient comme la dernière phase du guet-apens. Chigbo serait là pour l’arrivée de la cargaison, en mai. Hage avait demandé à Yaroshenko d’être présent également. Le plan était de saisir la drogue lorsqu’elle atterrirait et de fondre sur toutes les cibles. L’attente a commencé. Chigbo était coincé aux Pays-Bas à cause de l’éruption du volcan islandais qui avait obligé à l’annulation de milliers de vols, du 14 avril au début du mois de mai. Lorsqu’il est enfin parvenu à Monrovia, il n’y avait toujours pas de nouvelles des Colombiens quant à la date d’arrivée de la cargaison. Le 13 mai, Hage a arrangé une réunion entre Chigbo et Yaroshenko, qui avait atterri à Monrovia quelques jours plus tôt. Hage voulait que les deux hommes se mettent d’accord sur la somme accordée à Yaroshenko pour son premier boulot – transporter 700 kilos de cocaïne livrés à Monrovia vers Accra, la capitale du Ghana. Lorsqu’ils se sont rencontrés dans une chambre d’hôtel luxueuse, Hage a demandé à Yaroshenko s’il désirait boire quelque chose. Le Russe a demandé un tonique. « Je vais te donner un Coca, je sais que tu aimes ça », a dit Hage avec son aplomb habituel. Chigbo et Yaroshenko se sont salués, se jaugeant l’un l’autre. Hage a raconté à Yaroshenko qu’il avait pris des dispositions pour que 200 kilos de drogue soient chargés à bord d’un vol Delta pour les États-Unis : « Ce sera à travers la valise diplomatique », a dit Hage, ce qui impliquait que la contrebande bénéficierait d’un sauf-conduit pour le passage des douanes. L’empressement de Yaroshenko à transporter la cocaïne bien qu’étant informé des plans de Hage –comme l’ont noté les enquêteurs – le rendait potentiellement coupable de conspiration en vue d’enfreindre les lois américaines. Hage s’est retiré, laissant Chigbo et Yaroshenko marchander. Les deux hommes ont discuté des boulots en Afrique, mais aussi des transports de l’Amérique du Sud au Liberia. À un moment de la conversation, Chigbo a remarqué que Yaroshenko demandait trop d’argent, mais le russe est resté ferme. « Mon ami, je connais tous les prix d’un travail de l’Amérique latine à ici », a-t-il dit, « je connais tous les prix. » Ils se sont mis d’accord sur la somme de 4,5 millions de dollars pour transporter par avion un futur chargement de cinq tonnes, du Venezuela au Liberia. Pour le travail plus immédiat du transport vers le Ghana, Yaroshenko serait payé 1,2 million de dollars.

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Accra, capitale du Ghana

Pendant les jours qui ont suivi, alors qu’ils attendaient des nouvelles de Colombie, Chigbo et Hage se sont vus presque quotidiennement. Chigbo avait une nouvelle idée à soumettre au patron de Hage : il voulait construire un laboratoire au Liberia pour produire de l’ecstasy et de l’ « ice », un dérivé de la méthamphétamine. En se servant des soutiens et de l’influence de Fombah Sirleaf, a-t-il expliqué à Hage, il serait facile d’importer les produits nécessaires à la fabrication de cette drogue de synthèse. Il a assuré connaître dix chimistes mexicains – les meilleurs dans le domaine – qui pourraient doter le laboratoire en personnel. Lorsque Hage a évoqué la possibilité de distribuer l’ecstasy aux États-Unis, Chigbo a souligné les risques de faire du business là-bas, mais sans préciser qu’il en avait lui-même fait les frais. « — L’Amérique est un marché sensible, a-t-il dit. — C’est compliqué partout, a rétorqué Hage. Chigbo, donne-moi un endroit qui n’est pas sensible. Même la Colombie est sensible, mon pote. — C’est délicat partout, mais je dis ça dans le sens où partout ailleurs tu peux le faire, et si tu te fais baiser tu peux rentrer à la maison, a ajouté Chigbo. C’est pas le cas aux États-Unis. » Il le savait, a-t-il expliqué parce qu’il avait vécu aux États-Unis pendant quinze ans. « — Je suis allé à l’école en Amérique. Université du Minnesota. — Vraiment ? a demandé Hage. — Oui, j’ai joué au football américain là-bas. Je suis allé à l’école grâce à une bourse pour jouer aux foot, a répondu Chigbo. — Ouaouuh… Quelle équipe ? — Les Golden Buffaloes », a dit Chigbo. ulyces-dealiberia-10-1Cela sonnait comme un nom plausible pour une équipe. « — Sans déconner ? a demandé Hage en faisant de son mieux pour paraître plus admiratif que sceptique. — Oui. — Tu aurais pu être multimillionnaire sans cette merde », a commenté Hage. Chigbo s’est mis à rire avant de poursuivre son histoire. Il avait été signé par les New York Jets, a-t-il prétendu, mais il avait dû abandonner au bout d’un an à cause d’une blessure. « — Je ne pouvais plus jouer. Ça s’est fini comme ça, a-t-il dit. — Je suis désolé d’entendre ça, a répondu Hage en feignant la sincérité. Mais maintenant, ça va — Ouais, ça va, ça va. »

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Pendant que ces réunions se poursuivaient, Stouch et ses camarades de la DEA poireautaient dans leur hôtel, écoutant les enregistrements des conversations quotidiennes. Leur frustration grandissait à mesure que l’attente de la cargaison se prolongeait de jours en semaines, avec les trafiquants qui informaient Hage de nouveaux retards : « À ce moment-là, on l’appelait Opération spéculation », m’a raconté Rapazsky. « Quand tu t’occupes de ce genre d’affaires, tu t’habitues au fait que les trafiquants de drogue ne sont pas à l’heure. » Pour s’occuper, les agents fréquentaient souvent la salle de sport de l’hôtel. Dès qu’il le pouvait, Stouch – qui s’entraînait pour un triathlon quand il serait de retour chez lui – s’aventurait dehors pour nager dans l’océan. Finalement, à la mi-mai, Hage a reçu un email du partenaire colombien de Chigbo, Marcel Acevedo Sarmiento, détaillant le plan de vol de la cargaison. Il annonçait que l’avion décollerait du Venezuela le 26 mai. Des problèmes météo s’étaient mis en travers et le départ a été prévu deux jours plus tard. Mais le 29 mai, Acevedo a appelé Hage pour dire que l’avion avait été saisi par les autorités vénézuéliennes sur le tarmac.

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Des agents de la DEA libériens

La DEA et l’agence de Sirleaf ont décidé qu’il était temps de mettre fin à la mascarade. Hage a demandé à Chigbo de venir au bureau de Sirleaf le lendemain. Quand Chigbo s’est présenté, l’assistant de Sirleaf l’a conduit dans une salle d’attente, où il s’est retrouvé encerclé par des policiers de la NSA : « Ne fais pas le moindre geste brusque ou tu risques de perdre la vie dans ce bureau », dit l’assistant à Chigbo. « Je veux voir le directeur », a répondu Chigbo avec angoisse, pendant qu’on lui passait les menottes. « C’est sans doute une erreur. » Au même moment, un autre groupe d’agents de la NSA arrêtaient Yaroshenko dans l’hôtel où il était descendu. Quand Chigbo a été conduit à un autre étage du QG de la NSA pour qu’on prenne ses empreintes digitales, Sirleaf l’a croisé dans l’escalier : « Il ne m’a pas regardé dans les yeux », m’a raconté Sirleaf, « je me sentais mal. À être dans cette opération secrète pendant si longtemps, vous développez une relation, comme si vous étiez amis… mais en réalité vous ne l’êtes pas. Tu te sens tellement ingrat. C’est un drôle de sentiment. » Pendant que les empreintes de Chigbo étaient relevées, Gaye est entré dans la pièce : « Tu connais ce type ? » a demandé quelqu’un à Chigbo. Il a hoché la tête en signe d’assentiment, l’expression de son visage trahissant un sentiment désagréable de déjà vu.

Narco-État

Le 10 avril 2011, Chigbo, Yaroshenko et deux de leurs complices se tenaient dans une salle du tribunal fédéral à Manhattan, affrontant un procès pour tentative d’importation de cocaïne aux États-Unis. Le dossier reposait sur les enregistrements secrets effectués par la DEA des conversations qu’ils avaient eu avec Hage et Sirleaf au cours des années précédentes. Chigbo et les autres comprenaient désormais précisément pourquoi, au cours de ces entretiens, Hage mentionnait encore et toujours son intention d’envoyer une partie de la cocaïne aux États-Unis. Le fait que les trafiquants aient accepté ce plan, bien qu’ils n’y aient pas pensé eux-mêmes, était suffisant pour qu’ils soient accusés de violer la loi américaine. Aucun des accusés à part Yaroshenko n’a eu de scrupules à accepter leur implication dans ce commerce mondial de drogue. L’avocat de Chigbo, Ivan Fisher, a décrit son client comme ayant été « pendant longtemps un marchand de drogue très actif dans le monde entier ».

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Maître Ivan S. Fisher

Mais bien que mettre un terme au trafic mondial soit une noble cause, a-t-il argumenté, le gouvernement des États-Unis n’avait pas le droit de punir Chigbo pour ces actes, aussi longtemps qu’ils ne touchaient pas les États-Unis : « Voyez-vous, aucun crime contre ce pays n’était en préparation jusqu’à ce que cet homme nommé Nabil Hage se soit présenté pour tenter d’en créer un », a déclaré Fisher. Il a soutenu que Chigbo, en réalité, après avoir accompli sa peine de prison de six ans aux Etats-Unis des années plus tôt, s’étai fait le porte parole de la DEA dans le monde des trafiquants, en dissuadant les marchands d’envoyer la drogue aux Etats-Unis à cause des risques encourus. Mais en définitive, cet argument n’est pas parvenu à sauver Chigbo. Le jury les a déclaré coupables, lui et Yaroshenko. Chigbo a été condamné à 30 ans de prison et Yaroshenko a récolté une peine de 20 ans. Acevedo Sarmiento, qui devait fournir la cocaïne, a été arrêté par les autorités colombiennes et extradé vers les États-Unis. Il a plaidé coupable et, en mars 2013, a été condamné à 12 ans de prison. Chigbo et moi avons commencé à converser par email et téléphone peu après qu’il a été placé dans une prison de moyenne sécurité à Allentown, en Pennsylvanie, pour commencer à purger sa peine. Il m’a appelé une fois à l’occasion de son 44e anniversaire pour me dire combien il était furieux de se trouver à des milliers de kilomètres de ses amis et de sa famille : « Ce que j’ai fait en Afrique est mal. Mon mode de vie est mauvais », m’a-t-il dit, « mais je n’ai rien à voir avec les États-Unis. Je ne vivais pas ici. Je n’allais pas à l’école ici. Je ne payais pas mes impôts ici. Je n’ai jamais demandé un prêt à une banque américaine pour démarrer mes affaires en Afrique. Je crois avoir le droit de mener ma vie de la manière que je juge adaptée à l’Afrique, et si la justice nigériane m’attrape, je devrai être puni là-bas, pas en Amérique. »

Au cours d’une autre conversation, Chigbo m’a dit qu’il avait explicitement conseillé à Hage et Sirleaf de ne pas envoyer de cocaïne aux États-Unis, car l’Europe était un marché bien plus lucratif. Le prix de gros de la cocaïne aux États-Unis est comparable à celui de pays comme le Nigeria ou le Ghana, m’a écrit Chigbo dans un courriel. La cargaison d’Amérique du Sud aurait atteint 21 000 dollars par kilo au Liberia et 25 000 dollars le kilo au Ghana, a-t-il dit, alors qu’à New York elle aurait été vendue à peine plus cher, 27 000 dollars le kilo, environ la moitié du prix demandé en Italie ou en France. « Le but ultime d’un vendeur de drogue est de faire de l’argent et de le faire en sécurité », m’a-t-il expliqué. Connaissant les risques à transporter de la cocaïne d’Afrique vers les États-Unis, et compte tenu de la faible marge de profit, Chigbo m’a demandé : « Dites-moi qui pourrait faire ce genre de deal ? À part la DEA, qui est déconnectée de la réalité. » J’ai demandé à Milione ce qu’il pensait de la défense de Chigbo. Il n’a pas nié qu’en général, il est plus judicieux économiquement pour les trafiquants d’acheminer la drogue d’Afrique de l’Ouest vers l’Europe plutôt que vers les États-Unis. Pourtant, dit-il, cela ne les empêche pas automatiquement de profiter de quelque opportunité pour envoyer un approvisionnement aux États-Unis. Par exemple, si un trafiquant connaît un contact de confiance sur un vol pour New York, m’a expliqué Milione, cela ne le dérangera pas d’en expédier là-bas, même si le bénéfice est plus faible qu’en vendant en Europe. « La connexion qu’ils ont à l’aéroport en Afrique de l’Ouest est celle qui leur permettra de faire un profit personnel », m’a-t-il expliqué. « Ils ne se soucient pas de logique, ils se soucient de faire de l’argent. »

D’après l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, le flux de cocaïne à travers l’Afrique de l’Ouest a diminué.

Même si les États-Unis n’étaient pas la destination qu’ils avaient choisis, Milione refuse de voir Chigbo et Yaroshenko comme les malheureuses victimes du piège tendu par la DEA : « Ils savaient qu’une partie de ce qui arrivait au Liberia serait détournée vers les États-Unis, ils n’ont pas choisi de se retirer », dit-il. « Le risque de s’exposer eux-mêmes aux lois américaines les rendait nerveux, mais ils ont quand même poursuivi l’opération. » Milione décrit l’enquête moins comme un exemple de la manière dont les États-Unis gendarment le monde que comme un coup stratégique porté aux têtes de l’hydre que représente le trafic de drogue mondial, une manière d’aider à la fois les États-Unis mais aussi l’Europe et l’Afrique. « Il y avait un intérêt en terme de sécurité nationale à s’assurer que les groupes de trafiquants d’Afrique de l’Ouest ne croient pas qu’ils sont complètement intouchables », a-t-il ajouté. Certains ont mis en doute cette politique, et en particulier le temps qu’il faut à la DEA pour ramener ces affaires dans la juridiction des États-Unis. Comme Jeralyn Merrit, avocate criminelle du Colorado, l’a écrit sur son blog TalkLeft : « Sauf à considérer les demandes de la DEA autrement, en quoi le fait que la (supposée) drogue transite d’Amérique du Sud jusqu’en Europe, est-il son affaire ? En quoi est-ce son affaire d’intervenir, sinon pour attirer une criminalité étrangère à l’intérieur des États-Unis ? »

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Lou Milione, ancien acteur et agent de la DEA

Pourtant, l’intervention semble avoir eu un impact. Si on en croit l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, le flux estimé de cocaïne à travers l’Afrique de l’Ouest a diminué, passant de 43 tonnes en 2007 à 16 tonnes en 2013. Bruce Bagley, professeur en relations internationales à l’université de Miami ayant étudié les effets du narcotrafic sur la sécurité, estime utile que les États-Unis continuent à démanteler les réseaux de drogue dans la région : « Ils ont besoin de lutter contre ces organisations en Afrique de l’Ouest afin de les empêcher de devenir trop puissantes et de menacer beaucoup de gouvernements africains faibles au point de courir le danger de devenir des États défaillants », dit-il. Pour Sirleaf et Gaye, qui dirigent désormais une compagnie de sécurité privée à Monrovia, le succès de l’opération a été plus qu’une réussite dans l’application de la loi. Cela a aussi été le tribut payé à leur amitié et à leur amour pour le Liberia. Si les trafiquants avaient réussi à développer leur base ici, m’ont-ils dit, cela aurait largement hypothéqué l’avenir du pays : « Ç’aurait été terrible », dit Sirleaf. « Quand on distille ce genre d’argent dans un système politique, on le transforme en narco-État. »


Traduit de l’anglais par Pierre Sorgue d’après l’article « The sting: an American drugs bust in west Africa », paru dans le Guardian. Couverture : Panorama du Liberia.