Les enfants de Sounguir
1955. Les archéologues font une découverte des plus étonnantes sur le site de Sounguir, en Russie. Parmi les tombes de ce site d’inhumation vieux de 30 000 ans appartenant à une culture de chasseurs de mammouths se trouve celle de deux enfants, un garçon et une fille, enterrés en tête-à-tête avec des lances, des javelots et des poignards. « Avaient-ils besoin de ces grandes lances et de ces javelots, armes d’adultes ? » s’interroge le paléontologue français Jean-Pierre Mohen dans son ouvrage Les Rites de l’au-delà. « Ces armes de chasse leur étaient-elles dues, de par leur rang social ? À quelle chasse mythique les deux enfants s’apprêtaient-ils à aller ? »
Des restes découverts à Sounguir
La réponse semble d’autant plus mystérieuse que les deux enfants sont parés de 250 dents de renard et de 10 000 perles d’ivoire. Sachant que la confection d’une seule perle nécessitait très probablement trois quarts d’heure de travail, cet ornement représente 7 500 heures de travail. Et étant donné que deux enfants ne peuvent avoir été des chefs ou d’admirables chasseurs, seules des croyances d’ordre culturel peuvent expliquer une telle extravagance. Mais quelles étaient ces croyances ?
Selon une une première théorie, les deux enfants devaient leur rang social à leur père : peut-être étaient-ils les enfants du chef dans une culture qui croyait au charisme familial ou qui appliquait des règles de succession strictes. Une deuxième théorie soutient qu’ils avaient été reconnus à leur naissance comme l’incarnation d’esprits disparus de longue date. Une troisième théorie soutient en revanche que la richesse de leur parure est un reflet des conditions de leur mort plutôt que de leurs conditions de vie : peut-être ont-ils été sacrifiés dans le cadre de rites d’inhumation du chef avant d’être eux-mêmes inhumés en grande pompe.
Pour l’historien israélien Yuval Noah Harari, « quelle que soit la bonne réponse, les enfants de Sounguir sont parmi les premières preuves que, voici 30 000 ans, les Sapiens pouvaient inventer des codes socio-politiques qui allaient bien au-delà des diktats de notre ADN et des formes de comportement des autres espèces humaines et animales ». Et c’est justement cette imagination qui nous a permis de nous hisser tout en haut de la chaîne alimentaire. Ou plus précisément les fictions nées de cette imagination.
« Le secret réside probablement dans l’apparition de la fiction », écrit-il en effet dans Sapiens, Une brève histoire de l’humanité. Cet ouvrage, publié pour la première fois en Israël en 2011 et paru en France en 2015, s’est écoulé à plusieurs millions d’exemplaires à travers le monde. Il compte parmi ses très nombreux lecteurs des personnalités telles que l’ancien président américain Barack Obama, les entrepreneurs Bill Gates et Mark Zuckerberg, le musicien Brian Eno, l’artiste Damien Hirst, ou encore l’ancien ministre des Affaires étrangères français Hubert Védrine.
« La manière dont il met en relation des disciplines très éloignées est prodigieuse », explique ce dernier. « Évidemment, en tant qu’auteur de spectacle, j’aime aussi beaucoup la place centrale qu’il assigne à la fiction dans l’histoire de l’humanité », témoigne pour sa part le comédien Alexis Michalik. « Pourquoi, par exemple, sommes-nous prêts à échanger une voiture contre quelques morceaux de papiers ? » Parce que nous sommes prêts à accepter la fiction qu’est l’argent, affirme Yuval Noah Harari.
L’épidémie de l’or
Le conquistador espagnol Hernán Cortés et ses hommes envahissent le Mexique en 1519. Les Aztèques remarquent leur obsession de l’or, mais elle leur semble incompréhensible. Car s’ils aiment en faire des bijoux et des statues, ils le trouvent pour leur part trop tendre pour concevoir des armes et des outils, et se servent de graines de cacao et de coupons en tissu pour acheter des objets et de la nourriture. Ils finissent donc par interroger Hernán Cortés, qui leur répond ceci : « Mes compagnons et moi souffrons d’une maladie du cœur qu’on ne saurait guérir qu’avec de l’or. »
Et de fait, dans le monde d’où ils viennent, la soif de l’or ressemble à une épidémie, qui unit en les touchant même les pires ennemis. Trois siècles avant la conquête du Mexique, les ancêtres d’Hernán Cortés et de ses compagnons mènent une guerre sanglante contre les royaumes musulmans d’Ibérie et d’Afrique du Nord. Pour entériner leurs victoires, ils émettent des pièces d’or frappées du signe de la croix. Ainsi que des pièces d’or frappées d’une inscription en arabe : « Il n’est de Dieu qu’Allah, et Mahomet est son prophète. » Les chrétiens les utilisent volontiers. Tout comme les musulmans utilisent sans rechigner les pièces qui rendent grâce au Christ.
Une anecdote qui montre bien, selon Yuval Noah Harari, que la monnaie est la plus puissante de toutes les fictions jamais inventées par l’être humain. Parmi lesquelles on trouve pourtant Dieu, la Nation, ou encore les Droits de l’Homme : « Il n’y a pas de dieux dans l’univers, pas de nations, pas d’argent, pas de droits de l’homme, ni lois ni justice hors de l’imagination commune des êtres humains », affirme en effet l’historien. « Nous sommes l’animal qui a inventé le storytelling. » Et comme il le souligne lors de son passage à la conférence TED Global de Londres, en juin 2015, « tout le monde ne croit pas en Dieu, tout le monde ne croit pas aux droits de l’homme, tout le monde ne croit pas au nationalisme, mais tout le monde croit à l’argent ».
Chacune de ces entités se base néanmoins sur des histoires que les êtres humains se racontent les uns aux autres. Et ce, grâce à la singularité du langage. Il permet de transmettre des informations non pas seulement sur un danger potentiel ou sur une source de nourriture, mais aussi à propos de choses qui n’existent pas. Une capacité acquise il y a environ 70 000 ans, lors de ce que Yuval Noah Harari appelle la « Révolution cognitive » et qui sépare Homo sapiens des autres espèces humaines et des animaux.
« Auparavant, beaucoup d’animaux et d’espèces humaines pouvaient dire : “Attention, un lion !” Grâce à la Révolution cognitive, Homo sapiens a acquis la capacité de dire : “Le lion est l’esprit tutélaire de notre tribu.” » Cette capacité aurait pu l’affaiblir en tant qu’espèce, dans la mesure où la fiction peut égarer, ou bien distraire. Elle l’a au contraire renforcé, pour la simple et bonne raison que c’est l’émergence de mythes communs qui lui a permis de coopérer en masse et en souplesse. À lui et à lui seul.
« Fourmis et abeilles peuvent aussi travailler ensemble en grands nombres, mais elles le font de manière très rigide et uniquement avec de proches parents. Loups et chimpanzés coopèrent avec bien plus de souplesse que les fourmis, mais ils ne peuvent le faire qu’avec de petits nombres d’autres individus qu’ils connaissent intimement. Sapiens peut coopérer de manière extrêmement flexible avec d’innombrables inconnus. C’est ce qui lui permet de diriger le monde pendant que les fourmis mangent nos restes et que les chimpanzés sont enfermés dans les zoos et les laboratoires de recherche. »
Mais si l’émergence de la fiction a certainement joué un rôle dans le développement de Sapiens, elle n’est peut-être pas la seule. Dans son livre, Le Dernier Neandertal, la romancière canadienne Claire Cameron rappelle que l’Homme de Neandertal portait des plumes décoratives, enterrait ses morts et travaillait le cuir. On a même récemment découvert qu’il avait réalisé des peintures jusqu’ici attribuées à Sapiens. Malgré ces symboles et cet imaginaire commun, une espèce a supplanté l’autre sans qu’on sache avec certitude pourquoi. Et elle s’est ensuite hissée au sommet de la chaîne alimentaire.
L’avènement de l’homme-dieu
Il y a 45 000 ans, des Sapiens indonésiens construisirent des radeaux qui leur permirent d’atteindre l’Australie. Ils y découvrirent des kangourous de deux mètres pour 200 kilos, des lions marsupiaux aussi massifs que des tigres modernes, des oiseaux coureurs deux fois plus gros que les autruches, des lézards-dragons et des serpents gigantesques. Quelques milliers d’années plus tard, ces animaux avaient presque tous disparu. 23 des 24 espèces animales australiennes de 50 kilos ou plus s’étaient éteintes.
Et cette extinction massive n’est que l’un des nombreux exemples que donne Yuval Noah Harari des ravages très tôt causés par le bond de Sapiens tout en haut de la pyramide alimentaire. « Les autres animaux situés en haut de la pyramide, tels les lions ou les requins, avaient eu des millions d’années pour s’installer très progressivement dans cette position », explique-t-il. « Cela permit à l’écosystème de développer des freins et des contrepoids qui empêchaient lions et requins de faire trop de ravages. Les lions devenant plus meurtriers, les gazelles ont évolué pour courir plus vite, les hyènes pour mieux coopérer, et les rhinocéros pour devenir plus féroces. »
« À l’opposé, l’espèce humaine s’est élevée au sommet si rapidement que l’écosystème n’a pas eu le temps de s’ajuster », poursuit l’historien, tout en précisant que l’espèce humaine n’a pas eu le temps de s’ajuster elle non plus. « Il n’y a pas si longtemps, nous étions les opprimés de la savane, et nous sommes pleins de peurs et d’angoisses quant à notre position, ce qui nous rend doublement cruels et dangereux », écrit-il. « Des guerres meurtrières aux catastrophes écologiques, maintes calamités historiques sont le fruit de ce saut précipité. »
Notre histoire, telle que la raconte Yuval Noah Harari, est donc loin d’être une histoire glorieuse. Et si elle commence par l’invention de la divinité par l’être humain, elle se termine par la transformation de l’être humain en divinité. En effet, dans l’ouvrage Homo Deus, Une brève histoire de l’avenir, qui a été publié pour la première fois en Israël en 2015 et qui est paru en France l’année dernière, Yuval Noah Harari prédit l’avènement d’algorithmes et d’un homme-dieu capables de réduire le reste de l’humanité à des êtres « inutiles » et désemparés.
« Tout paysan le sait : c’est généralement la chèvre la plus futée du troupeau qui crée le plus d’ennuis ; c’est pour cela que la révolution agricole a abaissé les capacités mentales des animaux. La seconde révolution cognitive, dont rêvent les techno-humanistes, pourrait avoir le même effet sur nous, produisant des rouages humains qui communiquent et traitent les données bien plus efficacement que jamais, mais sont à peine capables d’attention, de rêves ou de doutes. Des millions d’années durant, nous avons été des chimpanzés augmentés. À l’avenir, nous pourrions être des fourmis surdimensionnées. »
Quant aux fictions qui nous ont permis de coopérer si efficacement, elles pourraient devenir de plus en plus puissantes grâce à la biotechnologie. Au point de modeler les corps et de s’ancrer dans des mondes virtuels, contrôlant ainsi toujours davantage les êtres humains. Mais que l’on se rassure : de l’aveu même de son auteur, toutes les prédictions qui parsèment Homo Deus, Une brève histoire de l’avenir « ne sont rien de plus qu’une tentative pour aborder les dilemmes d’aujourd’hui et une invitation à changer le cours de l’avenir ».
Couverture : Becca Tapert