Depuis dix ans, le grand reporter Kamal Redouani documente la période troublée qui agite le Moyen-Orient et le monde arabe. Syrie, Irak, Libye : sur le terrain, il part à la rencontre de ceux qui ont construit Daech, pour comprendre l’histoire de cette nébuleuse devenue en quelques années l’une des organisations terroristes les plus meurtrières au monde. Cette décennie d’images, de témoignages, de souvenirs et d’analyses, il la raconte dans un livre, Inside Daech (paru en février 2016) et dans un documentaire, Daech, l’origine de la terreur, diffusé jeudi 12 mai 2016 sur France 2. Il y décrypte la construction de Daech et marche dans les pas de son fondateur, Abou Bakr al-Baghdadi. Rencontre avec le seul journaliste au monde à être entré à Samarra, fief de la famille Al-Baghdadi en Irak.
Pourquoi ce documentaire est-il une première pour les médias du monde entier ?
C’est le premier film qui raconte de l’intérieur l’histoire de Daech, ses premiers pas, son infiltration, sa mise en place et sa construction. Il existe de nombreux écrits de spécialistes sur la question, mais c’est la première fois qu’un décryptage est proposé à partir des témoignages de ceux qui l’ont vécu. Tout a commencé en 2006, je voulais documenter les premiers pas du djihadisme, et rencontrer les opposants à la présence américaine sur le territoire irakien. J’ai rapidement découvert que ces opposants étaient un mélange d’officiers de Saddam Hussein et des membres d’Al-Qaïda qui s’étaient installés en Irak. C’étaient mes premiers pas dans le monde obscur et barbare du djihadisme. Je voulais comprendre qui étaient ces gens qui mettaient des bombes sous les chars américains.
Ensuite, avec les révolutions arabes, j’ai vu naître et s’installer l’infiltration des djihadistes en Syrie. En filmant les manifestations, j’ai découvert qu’il y avait des gens qui venaient de Libye, de Tunisie ; je me suis rendu compte, après coup, que certains criaient dans les cortèges : « Vive Jabhat al-Nosra ! » Le Front al-Nosra qui s’est depuis déclaré affilié à Al-Qaïda. À l’époque, Daech n’existait pas encore. Mais à partir de là, je me suis dit qu’il y avait un bug, quelque chose qui n’allait pas dans les révolutions arabes. J’étais furieux de voir les djihadistes infiltrer et massacrer les rêves de cette jeunesse qui criait haut et fort son envie de liberté et de démocratie.
Alors, j’ai décidé d’enquêter sur le sujet et d’aller à leur rencontre. J’en ai fait un film diffusé en 2013 sur Canal +, Islam radical : les djihadistes en embuscade. J’ai découvert que des ex-compagnons de Ben Laden revêtaient des chemises blanches pour se présenter aux élections libyennes, après la chute de Kadhafi.
C’est véritablement étape par étape que j’ai construit ce nouveau documentaire qui est le fruit de dix années de reportage et d’analyse. Pour l’achever, je suis reparti en Syrie et en Irak pour valider mon décryptage et retrouver ceux qui ont fréquenté ces groupes, pour qu’ils proposent eux-mêmes une analyse de leur situation et de ce qu’il leur est arrivé.
Vous êtes le premier journaliste à être entré à Samarra et à avoir visité la prison d’Abou Ghraib depuis sa fermeture, comment êtes-vous parvenu à ouvrir les portes de ces lieux symboliques ?
Cela fait plus d’une décennie que je travaille dans le Moyen-Orient et dans le monde arabe, or depuis quelques années, l’actualité s’est déplacée sur ce territoire. Conséquence : les gens avec qui j’ai noué des contacts professionnels et auprès de qui j’avais mes entrées se sont eux-mêmes transformés. Ils se sont radicalisés au fil du temps et des événements, et sont devenus des interlocuteurs influents de la région.
Lorsque je les ai connus, la plupart étaient de simples combattants ou opposants – opposants à Bachar el-Assad si l’on parle de la Syrie et opposants à la présence de l’armée américaine si l’on parle de l’Irak. Mon carnet d’adresses me permet aujourd’hui de rencontrer directement les chefs de tribus ou d’unités combattantes, et d’obtenir leur parole qu’ils me recevront et ne me kidnapperont pas. Pour rentrer dans la prison d’Abou Ghraib, il m’a toutefois fallu obtenir dix accords différents. La prison est gardée par des milices qui appartiennent à des groupes distincts. Il fallait donc avoir l’autorisation de chacun pour pouvoir entrer. Abou Ghraib est une référence pour les djihadistes, elle leur rappelle l’humiliation subie par les Américains.
En arrivant, ni le directeur de la prison, ni les gardiens n’ont voulu répondre à mes questions. Ils m’ont dit : « Bon, tu es arrivé jusque là, tu as eu tes autorisations, maintenant tu vas faire ta visite tout seul. » Il faut imaginer la scène : une prison vide, moi qui avance seul avec ma caméra, suivi par une quinzaine de personnes dont j’entends juste les pas. Je ne savais pas ce que j’allais découvrir. Les cellules étaient restées en l’état, comme si les djihadistes étaient toujours là. Il restait toutes leurs affaires, leurs lits, leurs couvertures et leurs sacs. Quand Abou Bakr al-Baghdadi a proclamé la naissance de Daech, la première chose qu’il a fait c’est d’attaquer la prison pour libérer ces camarades.
En fuyant, ils ont tout laissé derrière eux. Je naviguais dans ces cellules et je découvrais des livres poussiéreux, de toutes les tailles. Je les ai ouverts : ce n’étaient que des exemplaires du Coran. Tous ne lisaient que le livre sacré des musulmans. Je me souviens aussi d’une fresque dessinée par un prisonnier dans sa cellule. Elle représentait des soldats dont la tête avait été coupée et un djihadiste qui posait fièrement son pied sur un canon en faisant face à des chars en flamme. C’était un dessin prémonitoire de ce qu’ils voulaient faire en sortant de prison.
L’atmosphère était oppressante. J’avais l’impression de me promener parmi les ombres de djihadistes. C’est comme découvrir la vie sans la vie. Je me sentais dans un autre monde. Cette prison a aussi toute une histoire, on se souvient tous des photos de l’armée américaine qui maltraitait les prisonniers et qui d’ailleurs a fait qu’une partie d’entre eux s’est radicalisée. Toute cette histoire m’est revenue sur place.
Pourquoi avez-vous souhaité partir sur les traces d’Abou Bakr al-Baghdadi ?
Quand on veut raconter l’histoire d’une structure, on s’intéresse à celle de son chef. C’est très classique, sauf que personne n’avait jamais fait le portrait d’Abou Bakr al-Baghdadi. On ne savait pas qui il était, d’où il venait, ni quelle était son histoire. Il y a eu des papiers écrits à partir d’informations provenant « d’agences de presse syriennes », mais personne n’était allé vérifier sur le terrain la réalité de ces renseignements. Du coup, si l’on compare les articles du Monde, de Libération ou du Figaro, on se rend compte qu’ils sont assez contradictoires. J’avais envie de remonter l’information à la source, de marcher dans les pas d’Abou Bakr al-Baghdadi, de dénicher où il habitait. J’ai découvert qu’il était de Samarra, une ville irakienne historique et très conservatrice, pratiquement entièrement fermée.
J’y suis toutefois rentré une première fois grâce à l’un de mes contacts, qui m’a directement emmené dans une petite mosquée de quartier où al-Baghdadi était imam dans sa jeunesse, là où il avait commencé sa vie professionnelle. Il y donnait des cours sur le Coran aux enfants. Et quand je l’ai interrogé sur sa radicalité, il m’a dit qu’à l’époque il ne l’était pas encore. J’ai compris que son parcours était finalement très classique : il a été arrêté lorsqu’il était imam par les Américains qui l’ont jeté derrière les barreaux où il s’est radicalisé.
Les prisons d’Abou Ghraib et de Bucca ont vraiment participé à la radicalisation de beaucoup de gens. Quand j’ai voulu me rapprocher un peu plus de son histoire et aller voir où il habitait, mon contact m’a expliqué qu’Al-Baghdadi faisait partie des trois plus grandes familles de Samarra, et que tous habitaient dans le même quartier. Il m’a dit sans détour : « On ne peut pas rentrer là-dedans et je ne veux pas t’y emmener. J’ai beau être ton ami, je ne t’accompagnerai pas », et en rigolant, il a ajouté : « Le seul moyen d’entrer là-bas, c’est de venir avec des chars. » Je n’ai pas eu à y réfléchir très longtemps.
L’armée irakienne était positionnée à 5 km de Samarra. J’ai passé quelques coups de fil pour avoir accès au général, je l’ai rencontré et j’ai passé des heures et des heures à discuter avec lui. On a parlé de l’histoire de l’Irak et finalement j’ai réussi à le convaincre – enfin, il a craqué – et il a fini par demander à son colonel de réunir une unité de combat pour m’accompagner là-bas. Ce qui est fou, c’est que le colonel qui m’accompagnait m’a demandé de flouter son visage pour qu’on ne sache pas que c’était lui qui m’avait permis de rentrer dans la maison d’Al-Baghdadi, alors qu’il mène un combat quotidien contre Daech. Ce détail illustre parfaitement la situation chaotique dans laquelle se trouve actuellement l’Irak.
Quand je suis arrivé dans le quartier, à bord d’une voiture blindée et entouré de milliaires en armes, j’ai découvert non sans surprise que la maison où vivait Al-Baghdadi, sa femme et ses quatre enfants, était squattée par des réfugiés irakiens. La propre maison de celui qui a mis cinq millions de personnes sur les routes de l’exode est elle-même habitée par des réfugiés (avec l’autorisation de sa famille bien sûr). Tout cela m’a permis de visualiser l’histoire de cet homme dont on connaît peu de chose.
Vous travaillez dans des zones de guerre, quel est votre état d’esprit sur le terrain ?
Bizarrement, quand je suis sur place, j’oublie la peur, avec ma caméra je filme, je pense à mes images et à la construction de mon film. La peur arrive quand je l’éteins et que je prends soudainement conscience de la réalité autour de moi, des hommes armés et des obus qui tombent. La peur m’accompagne sur les trajets pendant lesquels on craint d’être kidnappé à tout moment. Parfois, je sens que sur le terrain j’ai atteint la limite des questions que je peux poser, que j’ai poussé mon interview trop loin et qu’il faut que je m’arrête.
Il faut savoir sentir les gens. Les djihadistes ont souvent peur que les journalistes soient des espions de pays occidentaux. Aussi, l’une de leurs méthodes pour vérifier consiste à vous braquer une kalachnikov sur la tête pour vous tester. Si vous paniquez rapidement, c’est que vous avez quelque chose à cacher. C’est pour vous mettre la pression et vous faire comprendre que vous êtes sous leur autorité.
J’y ai eu le droit une fois, à la frontière libano-syrienne en 2013, un djihadiste s’est placé derrière moi, une kalachnikov pointée sur ma tête, il a tiré en l’air et m’a demandé si j’étais un espion. Après quelques secondes de silence, il s’est mis à rigoler et m’a offert du thé. C’est assez incroyable raconté comme cela, mais c’est comme ça que ça se passe. En une fraction de seconde, ils changent de ton.
Vous avez également été kidnappé fin 2012 pendant l’un de vos reportages, que s’est-il passé ?
Oui, j’ai été kidnappé en Syrie pendant quatre jours. Heureusement, on m’a libéré avant que je ne passe de mains en mains et que je devienne une marchandise intéressante. J’avais découvert, fin 2011, que des djihadistes s’infiltraient en Syrie, et à l’époque tout le monde applaudissait les révolutions arabes. J’avais proposé le sujet à Canal + et j’étais parti enquêter. Sur le terrain, mes questions dérangeaient, j’étais avec l’Armée syrienne libre, au milieu des unités combattantes, et je savais que certains de ses membres n’étaient pas des Syriens mais des djihadistes. J’ai posé quelques questions auxquelles on m’a répondu hors caméra : « On n’a pas envie de se dévoiler ou d’en parler. »
Dès le lendemain, je me suis retrouvé enfermé dans un garage qui servait de dépôt d’essence, j’avais été transféré au cours de la nuit. Un jeune de 18 ans me gardait nuit et jour. Le premier jour, je n’ai pas bien compris ce qu’il m’arrivait, je me disais qu’ils me mettaient peut-être là le temps de décider où m’emmener. Mais je me suis rapidement rendu compte que je n’étais plus invité, mais prisonnier. Je n’avais pas le droit de sortir, on me suivait pour aller aux toilettes et je mangeais une fois par jour.
Ce qu’il s’est passé, c’est qu’un des responsables que je devais voir s’est inquiété de mon absence, il a retrouvé ma trace et a demandé au groupe qui me détenait de me relâcher. Ils ont refusé de me libérer pour que je continue mes entretiens et m’ont jeté à la frontière turque, de l’autre côté des barbelés, en me disant : « Il vaut mieux pour toi qu’on ne te recroise pas sur notre chemin. »
L’ironie du sort c’est que le jeune qui me gardait m’a contacté par le biais de l’application WhatsApp, quelques mois plus tard, pour m’annoncer qu’il s’était réfugié avec toute sa famille au Liban. Il me demandait un coup de main. Je ne l’ai pas revu, je n’en avais pas envie. Nous avions passé quatre jours à discuter pour combler les heures d’attente. Il m’avait parlé de son envie de partir en Europe, donc pour lui, nous étions devenus amis.
Quelles ont été vos conditions de travail sur le terrain pour parvenir à réaliser ce documentaire ?
Je n’ai jamais fait d’infiltration. Je n’ai jamais caché mon identité et ma profession et j’ai toujours filmé les gens caméra au poing. Du coup, mes interlocuteurs ne se sont jamais sentis trompés ou biaisés parce que j’ai toujours été honnête avec eux. Je ne cache pas non plus mes convictions, j’essaie d’être le plus sincère possible, parce qu’avec Internet tout se sait, mes films sont regardés et mes points de vue sont publics. Donc j’assume ma divergence d’opinion sur place, même si je ne l’exprime pas de manière trop revendicative. La conséquence, c’est que sur le terrain on n’exige rien de moi, on me prend pour ce que je suis, un journaliste.
Bien sûr, mes interlocuteurs essaient d’utiliser mon micro pour faire passer leur message, mais comme n’importe quel homme politique. Mon travail, c’est de prendre de la distance sur tout cela, d’aller chercher une information différente, d’analyser leur manière de faire et de décrypter leurs non-réponses et leurs hésitations. Une fois en salle de montage, j’utilise ces clés de compréhension pour apporter un regard journalistique sur le sujet. Je travaille également seul, c’est un choix.
De cette façon, je n’ai à gérer que ma propre fatigue et mon propre stress. Comme je parle arabe, je comprends ce qu’on me dit, je sais quelles réactions avoir et comment me mouvoir dans des zones difficiles. Je n’ai pas à craindre que la personne qui m’accompagne fasse une erreur ou une remarque qui nous mette tous les deux en danger. Bien sûr, cela signifie aussi que je ne peux pas partager mes peurs, mes interrogations et mes décisions. Est-ce que je fais confiance à cet homme armé ? Est-ce que je passe la frontière à cet endroit ? Il n’y a personne qui m’oppose un regard critique ou m’apporte un soutien moral et physique dans les moments difficiles. Techniquement, c’est aussi très lourd, je dois gérer trois métiers : preneur de son, chef-opérateur et JRI.
Mais au final, le fait d’être seul, de comprendre la langue, de connaître le terrain me permet d’éviter certains écueils et d’être le plus neutre possible. Je n’ai pas non plus recours à l’intermédiaire d’un fixeur. Ce serait pour moi risquer de ne voir qu’une partie du sujet. En Syrie, la plupart d’entre eux sont affiliés à des groupes, ils vous préparent un parcours et l’ensemble de vos déplacements. C’est pour cela que vous observez régulièrement des phénomènes de mode dans la presse. Les journalistes des grands médias sont envoyés quelques jours sur le terrain, ils font appel à un fixeur et ils n’obtiennent qu’une vision très superficielle de la situation.
Résultat : de nombreux articles sont publiés en même temps sur les mêmes sujets. Depuis quelques mois, par exemple, la Syrie n’est traitée que du point de vue des Peshmergas, et des femmes combattantes Kurdes. Pourquoi ? Parce que les Kurdes ont compris que nous étions sensibles aux parcours de ces femmes, du coup ils ont ouvert la porte aux journalistes et nous offrent leur communication sur un plateau d’argent. Et personne ne s’en plaint. https://vimeo.com/141989251 Or dans les combattants kurdes, il n’y a pas que des femmes et ils ont aussi une manière très spéciale de tenir le terrain.
Pour mon documentaire, j’ai dû traverser leur territoire pour rejoindre l’Armée syrienne libre. Les Kurdes n’étaient pas ravis que j’aille filmer leurs opposants (ils se considèrent comme des opposants, même s’ils combattent le même ennemi). J’ai eu le droit à cinq lignes de front tenues par des femmes avant de pouvoir me libérer d’eux et retrouver l’Armée syrienne libre. Aujourd’hui, il n’y a plus que les indépendants qui peuvent faire un vrai travail d’enquête sur le terrain dans ces régions.
Couverture : La silhouette d’un djihadiste.
QUAND J’ÉTAIS PRISONNIER D’AL QAÏDA
En octobre 2012, Theo Padnos a été kidnappé par des hommes du Front al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaïda. Voici le récit de sa captivité.
Aux premières heures du 3 juillet, l’un des deux chefs de la section syrienne d’Al-Qaïda m’a convoqué auprès de lui. On m’a fait sortir de ma cellule. Depuis près de deux ans, il me retenait prisonnier dans des geôles de fortune. Cette nuit-là, on m’a conduit hors de la salle de classe dans laquelle j’étais détenu, aux abords de la ville de Deir al-Zour, jusqu’à un carrefour dans le désert, à cinq minutes de route. Lorsque nous sommes arrivés, le chef est descendu de son Land Cruiser. Debout dans les ténèbres, entouré par ses hommes armés de kalachnikovs, il souriait. « Sais-tu qui je suis ? » m’a-t-il demandé.
Les moments les plus amers de ma détention survenaient lorsque je songeais au seul responsable de mon enlèvement : moi.
« Bien sûr », ai-je répondu. Je le connaissais tout d’abord parce qu’il m’avait une fois rendu visite dans ma cellule, environ huit mois plus tôt, pour me sermonner à propos des crimes que l’Occident avait commis contre l’islam. Mais je le connaissais également de réputation. En tant que chef du Front al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaïda, je savais qu’il avait la main sur le trésor et décidait des bâtiments qui devaient être réduits en miettes et des points de contrôle qu’il fallait attaquer. Je savais aussi qu’il était celui qui décidait quels prisonniers seraient exécutés, et lesquels seraient relâchés. Il voulait s’assurer que je connaissais son nom.
C’était le cas, et je le répétais pour lui : Abu Mariya al-Qahtani. « Vous êtes l’Érudit », ai-je ajouté, usant du terme sheikhna, ainsi que l’appelaient ses soldats. « Bien », a-t-il dit. « Sais-tu que nous sommes encerclés par l’État islamique ? » Je l’ignorais. Il a haussé les épaules. « Pas de quoi s’inquiéter. Ils ne m’auront pas. Et ils ne t’auront pas non plus. Partout où je vais, tu vas. Compris ? » J’ai acquiescé. Nous avons conduit jusqu’à un quartier résidentiel situé près d’un gisement pétrolier, sur les bords de l’Euphrate.
Et durant le reste de la nuit, j’ai pu observer deux cents soldats et quelques vingt ou vingt-cinq vétérans du djihad afghan se préparer au voyage. Des sacs remplis de livres syriennes étaient fourrés dans les Toyota Hilux, on chargeait des caisses entières de rations dérobées aux militaires américains à l’arrière des camions, ainsi que des valises et des glacières casées à côté d’elles.
Il fallait aussi s’occuper de tout l’arsenal : les mortiers, les roquettes, les mitrailleuses, les grenades, les munitions, les ceintures d’explosifs… Vers quatre heures du matin, tout l’équipement était chargé. À l’aube, le chef a ouvert la marche et, à bord de sa voiture, il s’est mis à tirer en l’air. En l’affaire de quelques secondes, nous étions partis, filant à travers les sables du désert. Il y a des routes dans cette région de la Syrie, mais nous ne les avons pas empruntées.