Pourquoi est-ce à moi d’écrire cet article ? Pourquoi suis-je coincé derrière cet ordinateur à pinailler sur des mots ? Noms, verbes, prépositions… bon Dieu. Ça m’emmerde. N’y a-t-il pas quelqu’un d’autre pour le faire ? N’y aurait-il pas moyen de déléguer cette tâche à l’une de mes nouvelles assistantes pendant que je me prélasse dans ma chaise longue, une bière à la main, à admirer Taylor Schilling à la TV ? Pourquoi ne pas laisser Asha l’écrire ? Ou Sunder, Vivek, M. Naveen ? Ou, encore mieux, ma très chère Honey ? À peu près n’importe qui de mon équipe à distance pourrait le faire. Ou peut-être pas. Peut-être est-ce l’une des leçons à retenir de ces quatre semaines troublantes et étonnamment instructives. Et merde. J’imagine qu’il va falloir que j’écrive aussi au sujet de ces leçons. OK, il faut se lancer. C’est parti. Et comme dirait mon équipe…
Sous-traiter ma vie
Tout a commencé il y a un mois. J’étais arrivé à la moitié de La Terre est plate, le best-seller de Tom Friedman. J’aime bien Friedman, malgré son étrange décision de porter une moustache. Son livre ne parle pas seulement de la sous-traitance en Inde et en Chine dans les domaines de l’assistance technique et de la construction automobile, mais également de la façon dont elle va transformer n’importe quelle activité en Amérique, du secteur juridique au secteur bancaire, en passant par la comptabilité. Les directeurs généraux divisent des projets et envoient les tâches les moins importantes à des étrangers qui travaillent dans des boîtes à sardines à l’autre bout du monde. Et ça ne va aller qu’en empirant. En Amérique, la sous-traitance ne fait que commencer. Je ne possède pas de société. Ma carte de visite n’est même pas actualisée. Je suis auteur et journaliste et je travaille de chez moi, en général en caleçon, ou si l’envie me prend d’être bien habillé, avec mon bas de pyjama décoré de pingouins. Mais après tout, pourquoi les 500 sociétés listées par Fortune devraient être les seules à s’amuser ? Pourquoi ne pourrais-je pas suivre à mon tour la plus importante tendance du XXIe siècle ? Pourquoi ne puis-je pas sous-traiter mes tâches secondaires ? Pourquoi ne puis-je pas sous-traiter ma vie ?
Le jour suivant, j’envoie un mail à Brickwork, l’une des entreprises mentionnées par Friedman dans son livre. Brickwork est basée à Bangalore, en Inde, et propose notamment à des entreprises financières et du secteur de la santé d’embaucher des assistants administratifs travaillant à distance pour le traitement de données. J’y ai indiqué que je souhaitais employer quelqu’un qui participerait à mes tâches liées à Esquire, comme faire de la recherche ou formater des mémos. Le directeur-général de l’entreprise, Vivek Kulkarni, m’a répondu : « Ce serait un grand honneur de travailler avec quelqu’un de votre importance. » Voilà qui me plaît déjà. Je n’ai jamais eu d’importance quelconque par le passé. En Amérique, c’est à peine si on me respecte au restaurant, alors il est plutôt agréable de se dire que j’ai une certaine importance en Inde. Quelques jours plus tard, je reçois un message de ma nouvelle assistante administrative à distance.
Cher Jacobs,
Je m’appelle Honey K. Balani. Je suis votre assistante personnelle et éditoriale. Je ferai tout mon possible pour répondre à vos exigences afin de garantir votre satisfaction.
Garantir ma satisfaction. Fabuleux. À l’époque où je travaillais dans un bureau, j’avais des assistants, mais il ne s’agissait en aucun cas pour eux de garantir ma satisfaction. En réalité, si on avait parlé de garantir la satisfaction de quelqu’un, on aurait tous eu droit à une réunion solennelle avec les RH. Et je ne m’amuserai même pas à faire de commentaire sur le nom « Honey » : vrai ou non, il a ce petit côté Anaïs Nin qui n’est pas pour me déplaire. D’ailleurs, j’allais oublier de vous dire que Vivek m’a envoyé une photo de Honey, sur laquelle elle porte un t-shirt blanc sans manches. Elle a les lèvres pulpeuses, les cheveux longs et la peau couleur de miel. C’est un peu une version indienne d’Eva Longoria. Je ne peux m’empêcher de fixer son sourcil gauche. Est-ce qu’elle me drague ? Je vais dîner avec mon ami Misha, qui a grandi en Inde. Il a créé son entreprise de logiciels et est devenu incroyablement riche. Je lui parle de l’ « Opération Sous-Traitance ». Il me répond : « Tu devrais appeler Your Man in India », et m’explique que cette entreprise vise les hommes d’affaires indiens qui sont partis à l’étranger mais qui ont toujours de la famille à New Delhi ou Bombay. YMII leur offre des services de conciergerie : la compagnie achète des tickets de cinéma et des téléphones portables pour les mères abandonnées, entre autres choses.
Parfait. Voilà de quoi lancer mes activités de sous-traitance. Je peux d’ores et déjà mettre en place une division du travail claire et nette. Honey s’occupera de mes affaires professionnelles et la société YMII gérera ma vie personnelle, à savoir payer mes factures, réserver mes vacances et acheter des produits en ligne. YMII est très enthousiaste à cette idée. Et voilà comment l’équipe de soutien à Jacobs, Inc. a doublé son effectif, sans me ruiner. Je paie 1 000 dollars par mois à raison de huit heures de travail par jour pour Honey – Brickwork m’a fait une remise de 50 % – et 400 dollars par mois pour les services de Your Man in India, à raison de quatre heures de travail par jour. Afin de régler YMII, j’envoie mon numéro de MasterCard dans un mail. Le directeur-général de la société, Sunder P., me répond gentiment mais sèchement : « Dans votre propre intérêt et pour des raisons de sécurité, nous vous conseillons de ne pas envoyer vos informations bancaires par mail. Il n’y a désormais plus grand-chose que nous pouvons faire, mis à part vous confirmer leur bonne réception. » Et merde, je sais ce qu’il se dit : Mais comment ces idiots d’Américains ont-ils réussi à devenir une superpuissance ?
~
Honey a terminé son premier projet pour moi, qui consistait à faire des recherches sur la personne qu’Esquire a désignée comme la femme la plus sexy de l’année. On m’a demandé d’écrire un portrait de cette femme, mais je n’ai absolument pas envie de passer des heures à éplucher tous les sites Internet qui lui sont dédiés. Lorsque j’ai ouvert le document de Honey, je me suis dit que l’Amérique était foutue. Des graphiques, des en-têtes, des sections clairement divisées sur ses animaux, ses mensurations, ses aliments préférés (l’espadon, par exemple)… Si tout le monde à Bangalore travaille comme Honey, je plains les Américains qui bûchent à l’université. Ils vont devoir affronter une armée d’Indiens enthousiastes et polis, pour lesquels Excel n’a aucun secret. Voilà comment Honey a conclu son message : « C’est maintenant que tout commence ! » En Amérique, l’assistant moyen estime que le moment où « tout commence » commence après un café chez Starbucks et une conversation sur l’épisode de la veille d’Orange Is the New Black.
Je parie que son appel a été transmis de Bangalore au New Jersey, puis redirigé vers un employé de Cingular, à Bangalore.
Je reçois un premier mail de mon sous-traitant chargé de ma vie personnelle. Elle s’appelle Asha. Même si la société s’appelle Your Man in India, on m’a assigné une femme. Hm. J’ai un peu l’impression que ses dirigeants pensent que je suis un rédacteur libidineux d’un magazine pour hommes, qui aime commander à des femmes. J’envoie à Asha une liste de livres que je souhaite commander sur BarnesAndNoble.com ainsi qu’un cadeau que j’aimerais qu’elle achète pour l’anniversaire de mon épouse, un cache-pot en silicone. Romantique, non ? Tout se passe à merveille. Dans les jours qui suivent, je sous-traite à Asha un tas de choses à faire en ligne : payer mes factures, récupérer des articles commandés sur drugstore.com, trouver une peluche Chatouille-moi, Elmo. Étant donné que le magasin était en rupture de stock, Asha a acheté un Elmo qui fait la danse du poulet – ce qui est une bonne décision. Je lui ai demandé d’appeler Cingular à propos de mon forfait de téléphone. Ce n’est qu’une hypothèse, mais je parie que son appel a été transmis de Bangalore au New Jersey, puis redirigé vers un employé de Cingular, à Bangalore. Je ne saurais dire pourquoi, mais cela me rend heureux. Chaque jour, Asha m’envoie un tableau Excel avec le statut de ses nombreuses tâches. Et ça fonctionne, sans compter le léger problème lié à ma commande sur le site Drugstore : au lieu de recevoir du papier ciré, nous avons reçu des bandes de cire pour l’épilation de la lèvre supérieure. Ma femme a crié au scandale.
En vous remerciant
C’est le quatrième jour de ma nouvelle vie sous-traitée et lorsque je lance mon ordinateur, je découvre que ma messagerie est déjà remplie de nouvelles provenant de mes assistantes basées à l’autre bout du monde. Il est étrange de se dire que certaines personnes travaillent pour vous pendant que vous dormez. Étrange, mais grisant. Ainsi, je ne perds pas de temps et pendant que je bave sur mon oreiller, les choses avancent.
Comme tous les matins à 8 h 30, je reçois un appel de Honey. « Bonjour, Jacobs. » Son accent ne passe pas inaperçu, sans être trop marqué – le fruit d’années d’entraînement. Elle est la personne la plus enjouée que j’ai jamais connue. Quelle que soit la corvée que je lui donne, elle répond : « Ce devrait être intéressant », ou : « Je vous remercie de me confier cette tâche importante. » À mon avis, si je lui demandais de compter le nombre de points-virgules présents dans le projet de loi du Sénat sur l’énergie, elle serait reconnaissante d’être chargée d’effectuer une tâche si fascinante. Chaque appel se conclut de la même façon. Je la remercie et Honey me répond : « C’est toujours un plaisir, Jacobs. » Je commence vraiment à bien l’aimer. L’une des tâches pour lesquelles Honey m’est reconnaissante est de répondre à mes collègues. J’ai commencé à refuser de communiquer directement avec eux. Pourquoi devrais-le faire ? Honey peut être mon bouclier contre le monde désagréable de la politique de bureau. Je serai lointain et mystérieux, comme le pape. Ce matin, j’ai demandé à Honey de harceler mon chef au sujet de l’idée que je lui avais soumise il y a quelques jours, un article sur les nouveaux prospecteurs d’or.
Granger,
Jacobs vous a écrit au sujet de l’idée sur les « prospecteurs d’or ». Je suis certaine que vous avez reçu son message. Il apprécierait énormément que vous accordiez de votre temps et de votre patience à son idée. N’hésitez pas à recontacter Jacobs à ce sujet et à lui faire part de vos suggestions. Bien évidemment, vous savez que votre décision sera acceptée et respectée.
Jacobs attend votre réponse.
En vous remerciant, Honey Balani
Un autre des avantages de cette stratégie : mon chef ne peut pas se contenter d’un simple « non », comme il le ferait pour moi. Les messages très polis de Honey nécessitent une réponse comportant plusieurs phrases. Les rapports de force ont été inversés. Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de Julie et Asha est occupée avec toutes les tâches liées à la fête. Passer des commandes pour le pique-nique, envoyer des messages de rappel aux amis de Julie, etc. Asha est plus distante que Honey. J’arrive à m’imaginer qui est Honey : elle a une vingtaine d’années, elle aime faire du bowling, du karting et porte des t-shirts sans manches. Mais Asha ? Rien. Les quelques fois où je l’ai eue au téléphone, j’ai remarqué que son accent était légèrement plus prononcé et qu’elle parlait d’une voix monotone. Je ne saurais dire si elle m’apprécie et cela ne me rassure pas trop. Je suis encore plus nerveux vis-à-vis de son patron, Sunder P. Il surveille les commandes passées par Asha et m’a envoyé une note qui m’informait qu’elle avait merdé à propos d’un ustensile de cuisine. Il est sévère. Mais aujourd’hui, l’équipe de YMII a envoyé à Julie une carte d’anniversaire électronique avec des papillons et une citation de Robert Louis Stevenson. Je me sens nettement mieux. Je leur réponds immédiatement pour les en remercier. Voici la réponse de Sunder P. :
Étant donné les articles que nous avons commandés pour vous, Asha avait presque l’impression de faire partie de votre famille. N’est-il donc pas normal que nous participions aux festivités (à quelque 16 000 km de chez vous) ?
Je lui réponds que, moi aussi, j’ai l’impression qu’elle fait partie de la famille. Je n’ai pas envie de lui annoncer que Julie était un peu déçue de savoir que j’ai demandé à Asha de commander des fleurs chez 1-800-Flowers. Les roses et les lys m’ont l’air jolis mais, apparemment, 1-800-Flowers, c’est le McDonald’s des fleuristes. Elle s’attendait plutôt à recevoir des fleurs de chez Daniel Boulud.
Honey4U
Je crois que je suis amoureux de Honey. Comment pourrait-il en être autrement ? À côté d’elle, ma mère semble indifférente. Tous les jours, j’ai droit à mon lot de compliments et de lettres majuscules : « Super Rédacteur », « Super Papa », « Super Mari ». Lorsque je lui dis que je suis un peu fatigué, elle me répond : « Vous devez vous reposer. Pas de surmenage. » J’ai toujours le droit à un retour positif, comme avec le téléphone rose mais sans les gémissements continus.
Je n’ai jamais vu de meilleure lettre de refus dans toute l’histoire du journalisme.
Parfois, cette admiration incessante est un peu étrange, j’ai le sentiment désagréable d’être un quelconque vice-roi dans la Compagnie britannique des Indes orientales. Un autre sandwich au concombre, Honey, et une autre bouteille de Pimm’s tant que vous y êtes ! Puis, elle me dit que je suis brillant et je ne me sens plus coupable… En plus, Honey me protège. Voyez donc : pour je ne sais quelle raison, l’office de tourisme du Colorado ne cesse de m’envoyer des mails. Récemment, il m’informait de la tenue d’un festival à Colorado Springs avec la participation de l’arlequin le plus connu au monde. J’ai demandé à Honey d’écrire gentiment à l’office de tourisme afin qu’il ne m’envoie plus leurs communiqués de presse. Voici ce qu’elle leur a écrit :
Bonjour,
Jacobs reçoit souvent des courriers électroniques sur l’actualité au Colorado, trop souvent. Il va sans dire que les sujets sont intéressants, mais ils ne sont pas adaptés à « Esquire ».
En outre, nous comprenons que vous avez fait preuve d’initiative en rédigeant ces articles et en nous les envoyant. Nous en avons bien conscience. Malheureusement, leur lecture est chronophage.
À l’heure qu’il est, ces articles ne remplissent pas leurs objectifs ni pour vous ni pour nous. Par conséquent, nous vous demandons de cesser de nous envoyer ces messages.
Nous ne cherchons pas à dénigrer votre travail.
Nous espérons que vous comprenez.
En vous remerciant,
Honey K B
Je n’ai jamais vu de meilleure lettre de refus dans toute l’histoire du journalisme. La politesse est outrancière, mais on peut aussi percevoir une certaine indignation. Honey semble scandalisée que le Colorado fasse perdre un temps précieux à Jacobs.
Dans le même ordre d’idée, Honey a rédigé pour moi une lettre de réclamation à American Airlines. Au cours du vol que j’ai récemment pris, on ne servait que des crevettes pour le dîner, or je ne mange pas de crevettes. « Dans la mesure où cela a causé un désagrément, je demande à être remboursé », a-t-elle écrit. On ne plaisante pas avec Honey. Cela dit en passant, Honey et Asha ne se connaissent pas. Je vis dans la crainte constante d’être attrapé à cause de mes infidélités. Que se passera-t-il si elles se rencontrent par hasard dans un magasin à Bangalore ? Que se passera-t-il si j’appelle Asha « Honey » (« chérie », en français, ndt) et qu’elle pense que je la drague ?
~
Mon beau-père est dans les parages, ce qui signifie un dîner avec lui ponctué de jeux de mots lourdingues. À la question de savoir s’il a déjà eu la maladie de la goutte, il répond : « Y’a pas de goutte ! »
Punaise, j’aimerais tellement pouvoir sous-traiter ce dîner. Où est Honey ? Où est Asha ? Je suis devenu accro à la sous-traitance. Si seulement je pouvais déléguer l’intégralité de ma vie. Mais je dois faire face la dure réalité : il y a des limites. Je ne peux pas sous-traiter cette séance de 25 minutes de StairMaster. Je ne peux pas sous-traiter le fait d’aller aux toilettes. Je ne peux pas sous-traiter le fait de faire l’amour avec Julie. Je ne dis pas que je n’aime pas ça, simplement nous essayons d’avoir un autre enfant, c’est exténuant. Il y a un moment où ça suffit, vous comprenez ? Je ne peux pas non plus sous-traiter l’arrosage du ficus. Chaque weekend, je suis prévenant, j’appelle mes parents. J’imagine que c’est une belle initiative, mais ça n’en finit plus. Ce week-end, c’est l’anniversaire de mes parents, donc je peux être certain que cela va encore davantage bouffer ma journée. M. Naveen, à l’aide ! J’envoie un mail à M. Naveen, de service à YMII à ce moment-là, j’ai le droit à quelques questions intéressées et à des phrases toutes faites. Le jour suivant, je reçois ce message :
J’ai passé un appel sortant aux parents de Jacobs. Ils m’ont gentiment répondu. Je me suis d’abord présenté à eux, puis leur ai souhaité un joyeux anniversaire. Ils m’ont tous les deux remercié. Je leur ai demandé comment était le temps là où ils se trouvaient. Ils m’ont dit que les températures étaient agréables et que le jardin était magnifique.
Je ne vais pas vous faire toute la transcription, mais apparemment l’entorse de ma mère guérit (même si la pluie ne facilite pas les choses) et le cabinet d’avocat de mon père se porte bien. Quant à moi, j’ai apparemment passé une bonne semaine. Cette sous-traitance a été un franc succès et a économisé au moins trente minutes de surchauffe à mon oreille.
Mes sous-traitants connaissent désormais une quantité incroyable d’informations sur moi : pas seulement mon emploi du temps, mais aussi mon taux de cholestérol, mes problèmes de fertilité, mon numéro de sécurité sociale, mes mots de passe… Parfois, j’ai peur de ne pas pouvoir envoyer promener mes sous-traitants, sous peine de me retrouver avec une facture de 12 000 dollars de Louis Vuitton à Anantapur sur mon relevé MasterCard. Dans tous les cas, la balance des informations est particulièrement déséquilibrée. Je ne sais presque rien d’eux, donc je leur écris pour leur demander une petite biographie. Honey m’envoie un document de deux pages intitulé « Honey4U ». C’est une danseuse de jazz et de salsa, une fan de Friends et une lectrice de Jeffrey Archer. Elle a un petit copain. Elle travaille de 14 heures à 23 heures et passe trois heures par jour dans les transports. Elle forme des gens à servir les demandes de clients et les aide à perdre leur accent indien. Elle aime les brocolis, la coriandre et le jus d’orange.
Ils essaient de me sauver de moi-même. Ils me transforment.
Comme je m’y attendais, Asha est un peu moins prolixe mais elle me donne quand même quelques informations. Étonnamment, elle est également danseuse de salsa. Par le passé, elle faisait quelque chose qui consistait à valoriser l’éducation grâce à la danse. Elle a étudié l’ingénierie électrique et s’est mariée à un agent immobilier en février. Elle travaille de 9 h 30 à 17 h 30, heure de Bangalore. Elle vit avec sa belle-famille. Je me suis rendu compte de quelque chose : Asha et Honey ne disent jamais non. J’ai fait quelques tests, leur demandant d’exécuter des tâches de plus en plus bizarres, à la limite de l’abus de pouvoir. Lire le New York Times pour moi. M’envoyer une série de questions de Qui veut gagner des millions ?. M’envoyer une tonne de blagues sur Michael Jackson. J’ai continué, sans jamais trouver la limite. Le mieux que j’ai pu obtenir : lorsque j’ai demandé à Asha de jouer à « Dame de pique » pour moi car je passais mon temps à y jouer sur mon PDA, elle m’a répondu que bien qu’elle trouvait qu’il s’agissait d’une « bonne idée », elle le ferait peut-être une fois qu’elle aurait terminé les autres projets.
La perfection
Encouragé par le succès de M. Naveen avec mes parents, j’ai décidé de tester la prochaine étape logique : mon mariage. Ces discussions avec ma femme me fatiguent, notamment parce que Julie sait bien mieux argumenter que mois. Peut-être Asha peut-elle faire mieux :
Bonjour Asha,
Ma femme est fâchée contre moi parce que j’ai oublié de retirer de l’argent à un distributeur. Je me demandais si vous pouviez lui dire que je l’aime, tout en lui rappelant qu’elle aussi, elle oublie certaines choses. Le mois dernier, elle a perdu son portefeuille – deux fois. Et elle a oublié d’acheter un coupe-ongles pour Jasper.
AJ
Vous n’imaginez pas à quel point j’étais excité d’envoyer ce message. En guise de comportement passif-agressif, on ne peut pas faire beaucoup mieux que de se chamailler avec sa femme par l’intermédiaire d’un mail envoyé depuis un pays à l’autre bout du monde.
Le lendemain matin, Asha m’a mis en copie du message qu’elle a envoyé à Julie.
Julie,
Je comprends que tu sois en colère contre moi pour avoir oublié de retirer de l’argent au distributeur. J’ai été tête-en-l’air et je m’en excuse.
Mais j’imagine que cela ne change pas le fait que je t’aime énormément.
Je t’aime
AJ
P.S. : Asha au nom de M. Jacobs.
Comme si ce n’était pas suffisant, elle a aussi envoyé une carte électronique à Julie. Je clique dessus : deux ours en peluche se serrent dans les bras, avec le message : « Quel que soit le moment où tu as besoin d’un câlin, je suis là pour toi. Je suis désolé. »
Bordel, mes sous-traitants sont trop cool ! Elle a gardé mes excuses, mais s’est débarrassée de ma petite pique. Ils essaient de me sauver de moi-même. Ils me transforment. Pour sa part, Julie a l’air plutôt satisfaite : « C’est gentil, chéri. Je te pardonne. » J’envoie un autre message à Asha :
Est-ce que vous pourriez la remercier de me pardonner d’avoir oublié de retirer de l’argent ? Et lui dire que, en retour, je la pardonne d’avoir oublié de me prévenir au sujet du rendez-vous à Central Park avec Shannon et David jusqu’à ce que je l’entende par hasard en parler avec un ami.
Le matin suivant, j’étais en copie d’un autre mail écrit par Asha à Julie.
Je suis heureux que tu me pardonnes d’avoir oublié de retirer de l’argent. Et je suis content de faire de même au sujet du rendez-vous avec Shannon et David à Central Park.
C’est dans la nature humaine d’oublier des choses. Je pourrais m’améliorer en demandant à Asha de créer un calendrier et de nous envoyer des rappels pour ce genre de petites choses.
Je t’aime,
AJ
Bien. J’ai pu placer ma petite remarque. Mais peu importe, Julie la balaie – difficile de battre une carte animée avec des ours en peluche qui se font des câlins. Vous pouvez ne pas aimer ça, mais ces sacrés animaux en peluche ont amélioré mon mariage. Asha devrait s’occuper de toutes mes chamailleries, elle me rend meilleur.
Ces derniers jours, Honey semble m’aduler de plus en plus. Elle me dit qu’elle attend avec impatience mes messages. J’ai l’impression d’être David Koresh sans sa guitare ou sa planque d’armes. C’est un peu stressant. Je crains sans cesse de la décevoir, de ne pas être suffisamment brillant ou créatif pour mériter ses éloges. D’un autre côté, peut-être ne fait-elle que son travail et qu’en réalité, elle méprise ma tronche d’impérialiste américain. À tout le moins, je me dis que je peux profiter de l’exaltation. Je demande à Honey de créer une page Wikipedia sur moi et mon récent livre The Know-It-All. On peut y lire : « A.J. Jacobs n’est pas une personnalité internationale peu connue, et peut menacer les plus grands génies par son savoir. C’est un écrivain et un rédacteur d’une incroyable intelligence. » La perfection.
Friedman cite des défenseurs de la sous-traitance qui affirment que nous devrions saisir cette opportunité. Si quelqu’un d’autre bûche sur les tâches secondaires, cela signifie que les Américains peuvent travailler sur de meilleurs projets créatifs. Logique. Après tout, « Jacobs » est un génie créatif d’une incroyable intelligence. Le monde se porte mieux lorsque je me concentre sur ce qui compte le plus. Mais, récemment, Honey a commencé à m’envoyer des idées non sollicitées – et certaines d’entre elles sont plutôt bonnes. Je vous l’accorde, certaines ne valent rien et, parfois, il faut décoder l’anglais un peu comme un rébus. Mais il y a aussi de super propositions : Honey suggère qu’Esquire mène un sondage afin de savoir ce que les femmes souhaitent que les hommes portent. Ça pourrait marcher. Le fait est qu’elle est talentueuse. Si Honey est un guide, toute la main d’œuvre indienne peut être aussi novatrice et agressive que la main d’œuvre américaine. Autrement dit, les avantages ne pourraient pas être aussi bénéfiques. Nous qui nous trouvons du côté des projets plus importants serons aussi vulnérables que des ouvriers sur une chaîne de montage. (L’autre argument de Friedman en faveur de la sous-traitance, qui paraît plus convaincant, est que le libre-échange ouvrira les grands marchés que représentent la Chine et l’Inde aux exportations américaines.) En tout cas, si je me retrouve dans la rue avec une pancarte disant « J’écris contre de la nourriture », au moins je saurai que j’ai perdu mon travail au profit de personnes dignes et amatrices de salsa comme Honey et Asha.
Humains
Cela fait trois semaines que je peux compter sur mon équipe de soutien, pourtant je suis toujours stressé. Peut-être est-ce à cause de l’Elmo qui fait la danse du poulet et que mon fils aime au point de le mettre en marche frénétiquement, et qui me rend gentiment barge. Quelle que soit la raison, j’ai compris qu’il était temps de franchir une nouvelle frontière : sous-traiter ma vie intérieure. D’abord, je tente de déléguer ma thérapie. Mon plan est de donner à Asha une liste de mes névroses et une ou deux anecdotes de mon enfance, de la laisser discuter avec mon psy pendant cinquante minutes et de me retransmettre les conseils. Malin, non ? Mon psy a refusé. Question d’éthique, ou un truc du genre. OK. Du coup, j’ai demandé à Asha de me faire parvenir des recherches sur le soulagement du stress. J’ai eu droit à une petite touche indienne, avec quelques positions de yoga et des exercices de visualisation. C’était bien, mais pas suffisant pour autant. J’ai décidé que j’avais besoin de sous-traiter mes craintes. Depuis quelques semaines, je m’arrache les cheveux parce qu’un accord prend beaucoup trop de temps à se dessiner. J’ai demandé à Honey si elle accepterait de s’arracher les cheveux à ma place pour quelques minutes par jour. Elle a trouvé cette idée géniale. « Je m’inquiéterai de cela tous les jours. Ne vous inquiétez pas », m’a-t-elle écrit.
Selon moi, l’avenir de la sous-traitance est aussi illimité que… bla, bla, bla.
La sous-traitance de mes névroses a été l’une des expériences les plus réussies du mois. Dès que je commence à cogiter, je me répète que Honey s’occupe déjà de cela et ça me calme. Sérieusement, rien que cela vaut les 1 000 dollars. J’ai sous-traité mon mariage et mes devoirs parentaux, pourtant j’ai fait preuve de négligence vis-à-vis de mon fils. L’heure est venue de déléguer certaines tâches en la matière à l’équipe de soutien de Jacobs. Julie est en train d’assister à un spectacle comique d’un ami d’enfance, je suis donc tout seul avec Jasper. Il est 19 heures, l’heure pour lui d’aller se coucher, mais j’ai un mail plus ou moins important à écrire. Pas le temps pour des histoires de chenilles affamées ou de singes bondissants. « M. Naveen ? Si je vous mets sur haut-parleur, est-ce que vous accepteriez de lire pour mon fils ? N’importe quoi. Le journal, ça ira bien. Prononcez juste son nom de temps à autre. Il s’appelle Jasper. OK, je vous mets sur haut-parleur, allez-y. » Une pause. Puis, j’entends la voix douce et grave de M. Naveen. « Taïwan et la Corée souscrivent à de nouveaux fonds indiens sur leurs marchés. » Jasper ne pleure pas. Je m’en vais taper sur mon clavier d’ordinateur. « L’Union européenne… plusieurs investisseurs potentiels… parlement. » Je jette un coup d’œil à Jasper, il a l’air perplexe mais curieux. « Des ingénieurs en aéronautique et des techniciens. » Jasper sembler aimer les ingénieurs en aéronautique. « Perspectives d’une forte demande nationale. » Après trois minutes, mon sentiment de culpabilité a disparu. J’ai officiellement commencé à abuser de mon pouvoir. Pourquoi ne lui ai-je pas mis les Wiggles ? Mais la voix chantante de M. Naveen est tellement rassurante.
En parlant de l’économie nationale indienne, elle a l’air plutôt dans le vert. Mon équipe est douée, ne coûte pas cher et est incroyablement enthousiaste. Ils ne feront rien pour violer les Conventions de Genève. Avec la plupart des tâches effectuées – achats en ligne, notes de remerciement, recherches –, mon équipe me fait économiser des minutes voire des heures par jour. Il est vrai que le fait de sous-traiter ma vie a quelque chose de contre-productif, comme la malencontreuse commande d’un plat à base d’aubergines dans un restaurant du coin. Mais, dans l’ensemble, cela fonctionne. Selon moi, l’avenir de la sous-traitance est aussi illimité que… bla, bla, bla. Vous savez quoi ? J’en ai un peu marre d’écrire cet article. Je vais aller dans l’autre pièce regarder Entourage sur HBO. J’ai demandé à Honey de finir ça pour moi.
Un jour, je regardais I, Robot avec ma femme et je me suis dit que la vie serait tellement plus facile avec un robot. Juste après, j’ai pensé plutôt à un robot humanoïde, pas un simple robot. Dans le livre La Terre est plate, l’auteur écrit à propos d’un travail intéressant qui pourrait être sous-traité en Inde ; c’est ce qui m’a poussé à prendre un assistant à distance. Bien que je n’aie jamais vu Honey K.B., je lui parle presque tous les jours lorsqu’elle m’appelle. Même si nos communications ne sont pas visuelles, je sais qu’elle est fiable. Toutes les interactions que nous avons eues que ce soit par mail ou au cours d’une conversation téléphonique m’ont donné l’impression qu’elle était bien plus proche qu’en réalité. En conclusion, je dirais que je n’ai pas à ma disposition un robot, mais un être humain, comme moi, qui peut penser et travailler pour moi.
Oui, l’Amérique est fichue.
Traduit de l’anglais par Vincente Morlet d’après l’article « My Outsourced Life », paru dans Esquire. Couverture : Un centre d’appels indien, les couleurs de la Holi et l’auteur en pleine méditation. Création graphique par Ulyces.