Addict

Tous les souvenirs de ma carrière sont flous. C’est comme si j’avais bu jusqu’au dernier d’entre eux. En septembre prochain, cela fera quatre ans que je suis sobre. J’ai descendu mon premier verre à 21 ans. C’était du Jack Daniel’s, je m’en souviens. J’étais sorti traîner à l’université avec mes potes et ils ont fini par me faire boire. Les gens essayaient de me pousser à consommer depuis des années, depuis que j’étais ado. Mais je n’avais jamais cédé jusque là, ce n’était pas mon truc. Et je n’ai commencé à boire sérieusement qu’après mes 25 ans.

ulyces-royceda59-01

Ryan Daniel Montgomery, alias Royce 5’9″
Crédits : Royce 5’9″/Facebook

Quand j’ai commencé à boire, j’ai immédiatement trouvé ça cool. Mon premier alcool de prédilection a été le Bacardi Limón. J’avais trouvé ce qui m’allait – c’était l’un des rares alcools dont je supportais le goût. J’ai eu quelques expériences du genre : « Je me suis bien marré hier, on était déchirés ! » et puis j’ai continué. C’est comme ça que ça marche avec moi – ou avec n’importe qui d’accro : je fais les choses avec excès. Ça ne concerne pas que l’alcool, mais tout ce qui me procure du plaisir.

Par exemple, il y a un restaurant, le J. Alexander, dans lequel j’avais l’habitude d’aller près de chez moi, dans le Michigan. Ils font un carrot cake complètement dément. J’ai dû en manger tous les jours pendant un mois d’affilée. J’y retournais juste pour le gâteau. Et ça, c’est depuis que je suis sobre. C’est juste un exemple, histoire que vous compreniez bien qui je suis. L’alcool était la drogue qui me faisait le plus décoller. J’ai essayé d’autres substances, j’avais l’habitude de prendre de l’ecsta par exemple, mais uniquement quand j’avais bu. Et comme je buvais tous les jours, j’avais envie d’ecstasy tout le temps. En revanche, je ne pouvais pas prendre d’ecsta sans boire d’alcool. J’avais vu des gens gober sans rien et tout allait bien, mais moi j’étais incapable d’en consommer sans boire d’alcool. J’avais besoin de prendre les deux en même temps. L’alcool m’a fait prendre la plupart de mes mauvaises décisions. Et je ne dis pas cela pour me décharger de toute responsabilité. Je voulais tellement en ressentir les effets que je buvais la majeure partie du temps, du lever au coucher du soleil. Dès que je me réveillais, je me brossais les dents, je prenais une douche et j’allais me chercher un verre. La première chose que je faisais c’était d’aller acheter une bouteille au magasin, et ce que j’ai mangé ou pas.

~

L’alcool a rendu plus facile mon adaptation à cette nouvelle vie, ma découverte de la célébrité en tant que rappeur. J’avais le genre de carrière qui laisse penser qu’on peut picoler, faire le taf quand même et se marrer davantage en faisant ça. L’alcool me débarrassait de ma nervosité, de mon anxiété et de toutes les choses qui accompagnent la vie d’artiste. C’était comme si j’avais sauté toute cette partie. À l’époque, je pensais que ça me rendait plus créatif. Rétrospectivement, je ne crois pas. Je dirais plutôt que je consommais quand j’étais créatif, et que plus je buvais, plus mon cerveau en redemandait. C’était comme de dresser un chien à attaquer à chaque fois qu’il entend le son d’une cloche. C’est ce qu’on fait à son cerveau quand on consomme trop d’alcool. Quand j’étais en route pour le studio, je brûlais d’envie d’appuyer sur la détente, c’était comme une partie de moi.

ulyces-royceda59-03

Eminem et Royce 5’9″ en 1998 pour Bad Meets Evil

On ne s’en rend pas compte tant qu’on n’a pas arrêté de boire, et ensuite tout ce qu’on essaie de faire semble bizarre : les sorties officielles, les concerts, tout ce que je pensais pouvoir faire sans avoir besoin de boire. Sauf que maintenant, j’étais sobre et j’avais l’impression que pour y arriver, j’avais besoin d’un verre. Quand j’ai arrêté, je faisais des concerts et j’y pensais sans cesse, je devais combattre l’envie. Il fallait que je me répète : « Je dois y arriver sans alcool. » Au tout premier concert, j’ai perdu ma voix à la seconde où j’ai touché le micro. Mon premier réflexe a été de me dire que je la retrouverais si je prenais un verre. Mais je savais que c’était l’addiction qui parlait. Après ça, tous les concerts se sont bien passés. Plus je me montais sur scène, plus je m’habituais à le faire sans alcool. Maintenant, c’est devenu une seconde nature. Et c’est la même chose en studio.

Hangover

Il y a quelques années, mon petit frère vivait près de chez moi avec une fille. J’avais bu et je n’avais pas dormi depuis deux jours. Je venais d’acheter le nouveau modèle de Lexus. C’est une des premières voitures que j’ai achetées quand j’ai commencé à bien gagner ma vie grâce à la musique. Je suis allé chez lui – je me souviens qu’il y avait un groupe de filles là-bas et j’ai insulté tout le monde. J’ai insulté une fille parce qu’elle m’avait dit quelque chose qui ne me plaisait pas. J’étais tellement bourré que je ne contrôlais plus ce que je disais. Mon petit frère et ses potes ont éclaté de rire. Je suis sorti en trombe de chez lui, je suis monté dans ma voiture et j’ai mis le pied au plancher. Il était tard, j’étais seul sur la route, Dieu merci car j’ai fait un black out au volant…

ulyces-royceda59-05

Royce 5’9″ a une passion pour les voitures
Crédits : Royce 5’9″/Facebook

J’étais en train de conduire et tout à coup je suis revenu à moi, ma voiture encastrée dans un lampadaire. J’étais tombé dans les pommes et ma voiture avait foncé dedans. Apparemment mon pied était resté sur l’accélérateur, mais sans trop appuyer dessus. Ma tête a quand même percuté le pare-brise. Des bouts de fils de ma casquette étaient coincés dans le pare-brise de ma voiture. Il s’était brisé vers l’extérieur, à l’endroit où je l’avais percuté. Lorsque je suis revenu à moi, j’avais des lumières de lampes de poche dans les yeux. « Monsieur, vous allez bien ? Monsieur, vous vous sentez bien ? » C’était la police. J’ai répondu : « Oui, ça va. » Ils m’ont demandé si j’avais besoin d’aller à l’hôpital et j’ai répondu : « Non putain, je ne veux pas aller à l’hôpital. » Il est inutile de préciser qu’ils ont fini par m’arrêter pour conduite en état d’ivresse. Ils m’ont fait faire tous les tests d’alcoolémie. Ils m’ont demandé de réciter l’alphabet, et je me souviens que j’ai tenté de le faire en chantant. C’est vraiment une histoire d’alcoolo. Quand on se fait arrêter pour conduite en état d’ivresse aux États-Unis, on doit passer la nuit en cellule de dégrisement. Le lendemain matin, on est déféré devant un juge, on dépose une caution et quelqu’un vient nous sortir de là. Ensuite, on repasse devant le juge avec un avocat. C’est une procédure très onéreuse, surtout si comme moi on les collectionne. J’ai comparu trois fois devant le juge avant d’être envoyé en prison pendant un an. Et je me suis retrouvé en prison au moment où paraissait ma première couverture de magazine… Peu après ma sortie, j’ai décidé d’arrêter de boire, j’avais le sentiment d’avoir touché le fond. Sur le plan financier, ma situation n’était pas mauvaise – en fait elle n’avait même jamais été aussi bonne, ce qui est assez effrayant.

À cette époque, je buvais tous les jours, en continu. J’étais soûl lors de la plupart des cérémonies officielles : aux Grammy Awards, aux Bet Awards, sur les tapis rouge… Même quand je présentais des cérémonies de récompenses, j’étais complètement déchiré. J’avais atteint un point où je n’étais entouré que de gens disjonctés et mal choisis. Il y a un truc à savoir sur le fait de gagner beaucoup d’argent et sur la perception qu’en ont les gens : c’est quand ils commencent à tenter d’estimer les sommes que tu gagnes qu’ils révèlent leur vrai visage. Et si tu n’es pas en situation de t’en rendre compte, tu es facilement manipulable. Quand tu gagnes beaucoup d’argent, les gens te demandent : « Hey, tu crois pas que tu pourrais m’en donner un peu ? » Plus tu en gagnes, plus la question revient. Jusqu’à ce que tu te mettes à gagner ce qu’ils considèrent comme un gros paquet de fric et là ça devient : « Donne-moi ce putain de fric ! Maintenant ! » https://www.youtube.com/watch?v=YWt4wmZ_EMI J’avais l’impression que j’allais finir soit par retourner en taule, soit pire, que quelqu’un allait me tuer. Je me sentais comme un chef de guerre indien essayant de protéger sa tribu. J’achetais littéralement les gens. Dès que je me retournais, il y avait quelqu’un pour tendre la main, ce n’était vraiment pas agréable. Quand on est soûl, les gens arrivent à vous faire culpabiliser, à vous faire croire que vous changez, que vous devenez quelqu’un de méchant. En gros, si tu refuses de leur faire un virement de 50 000 dollars, c’est que tu as changé. C’était juste après mon album avec Eminem, Bad Meets Evil.

À l’époque, « Lighters » faisait un carton, le single se vendait à des millions d’exemplaires. Il a probablement plus tourné sur les radios que n’importe quelle autre chanson à l’époque. C’était le plus gros son du pays et je traînais toujours dans mon quartier. Un de mes anciens amis avait un bar dans lequel j’avais l’habitude d’aller. J’ai commencé à me retrouver mêlé à des bagarres. Quand je suis sobre, je sais comment désamorcer les conflits, je suis un mec assez raisonnable, je peux facilement retourner la situation. Mais quand je bois, je ne le suis plus du tout. Si quelqu’un est soûl et que je suis sobre, je peux passer outre son comportement. Mais si j’ai bu, il n’y a rien qu’on puisse dire pour m’arrêter, je lui casse la gueule. En bref, je me comportais comme un con. Et Internet est ainsi fait qu’à chaque fois que je faisais des conneries avec d’autres filles, je me faisais attraper par ma femme. J’étais négligent vis-à-vis de tout, et je n’avais pas envie d’être ce genre de gars. Sans compter que mon fils commençait à grandir et à voir des choses. Un jour, je me suis réveillé et j’ai commencé à réfléchir à tout ça. Je voyais à quel point j’étais en train de détruire ma relation avec ma femme, ma famille, mes amis ­– ou du moins ceux que je pensais être mes amis. Je n’aimais pas la direction que ça prenait, je n’en pouvais plus.

Il m’a fallu des années, mais le temps fait toujours son œuvre.

J’avais aussi le sentiment d’avoir une seconde chance dans ma carrière, de ne plus devoir me cantonner à être un artiste underground qui sortait des trucs underground chaque année. J’avais atteint une notoriété qui me permettait de vraiment faire du bruit. Mais je savais que pour donner ce tournant à ma carrière, il fallait changer les choses. Je ne pouvais plus me permettre d’être à ce degré d’alcoolémie tout le temps, de m’engueuler par texto avec ma femme tous les jours – sans compter que j’avais une nana de passage avec laquelle je m’engueulais également tout le temps. C’était trop pour moi, donc j’ai tout laissé tomber. Régime drastique.

À l’affût

Eminem m’a soutenu tout du long. C’est l’une des premières personnes que j’ai appelées. Je lui ai dit que j’avais besoin d’aide. Il est revenu à Detroit et lui, Tracy McNew et Paul Rosenberg de Shady Records m’ont accompagné dans cet hôpital où j’ai vu le médecin d’Eminem. J’ai été hospitalisé. Ils ont fait des relevés pendant mon sommeil et ils m’ont mis sous intraveineuse pour s’assurer que je ne succomberais pas aux symptômes du manque d’alcool et que j’arriverais à dormir. J’y suis resté pendant quelques jours et quand je suis sorti, j’ai immédiatement commencé à voir un psy, que je vois encore aujourd’hui.

Au départ, j’avais vraiment peur, j’étais littéralement terrorisé par des tonnes de choses. Est-ce que je serais toujours capable de faire des rimes ? Comment les gens allaient-ils réagir ? Est-ce que je devais garder le secret ? Je ne savais pas comment gérer tout ça. Ça a été un long processus et j’ai dû apprendre à me sentir à l’aise avec le fait d’être sobre. J’ai fini par m’y faire et par commencer à bien le vivre. Il m’a fallu quelques années pour être à nouveau capable d’enregistrer, mais le temps fait toujours son œuvre. Si vous avez un an ou deux à consacrer à un travail sur vous-même, ça en vaut vraiment la peine. C’est un temps qui vous servira à prendre de meilleures décisions et à faire le moins d’erreurs possibles. Ça paye. La manière dont les choses bougent et s’organisent aujourd’hui pour moi compense largement ces deux années pendant lesquelles les fans n’ont plus entendu parler de moi. Je n’étais plus actif sur aucun forum. Je ne tweetais même pas. Je n’avais rien à dire, parce que même ça, je le faisais bourré.

ulyces-royceda59-07

Crédits : Royce 5’9″/Facebook

Ça fait maintenant quatre ans et je ne pense même plus à boire, même lorsque je parle aux médias et qu’on aborde le sujet à chaque interview. Je passe devant des caves et je me dis : « Mon Dieu, je n’arrive pas à croire que j’ai été comme ça toutes ces années. » J’ai l’impression de m’être nivelé par le bas pendant tout ce temps – même en matière de fréquentations. Quel bien aurait pu sortir de tout ça ? Quand on est constamment entouré de rapaces et de gens médiocres qui ne savent que traîner, boire et raconter n’importe quoi, on finit par tomber dans les mêmes travers. Le premier pas, c’est d’être enfin capable d’admettre qu’on a un problème. Arriver à se regarder en face est une force bien plus qu’une faiblesse. Tu es au summum de ta force quand tu penses à arrêter, donc l’étape suivante, c’est d’admettre que tu es impuissant face à la situation et que tu as besoin d’aide. Aller chercher cette aide, c’est la meilleure chose à faire. Quelle que soit ta carrière, une fois que tu as nettoyé tout cela, tu laisses toutes les ordures derrière toi et tu dégages la route devant toi. Ma vie s’est indiscutablement améliorée depuis que je suis sobre. Physiquement, je suis en meilleure forme. J’ai de meilleures relations dans le monde de la musique et dans ma vie perso. Je m’éclate en faisant mon boulot, je me souviens de tout ce que je fais et je suis capable d’en parler. Je suis à l’affût. J’ai une meilleure relation avec mes enfants, mes filles sont constamment collées à moi et pensent que je suis le meilleur papa du monde. Elles n’ont aucun souvenir de moi alcoolique, et c’est mieux ainsi. J’ai l’impression d’avoir esquivé une balle.

ulyces-royceda59-09

Crédits : Royce 5’9″/Facebook

Il n’est jamais trop tard, j’ai 38 ans. Les gens me disent que j’ai l’air d’être un homme nouveau. Je me réveille tous les matins en me disant que je ne vais pas boire et que je vais me consacrer à mon boulot. Et c’est ce que je fais. Le 15 avril 2016, Royce 5’9″ a sorti son sixième album studio, Layers, après cinq ans d’absence. La semaine de sa sortie, l’album a détrôné Rihanna à la première place du classement des albums hip-hop et R&B du Billboard 200. Une première pour Royce.


Traduit de l’anglais par Élisa Thévenet et Arthur Scheuer d’après l’article « Why I Quit Drinking », paru dans Cuepoint. Couverture : Royce 5’9″ sur fond de bouteilles d’alcool. (The Source/Ulyces)


COMMENT LA COCAÏNE A DÉTRUIT LA CARRIÈRE DU PLUS GRAND BEATMAKER DES ANNÉES 2000

ulyces-scottstorch-couv03-1 ggr

Virtuose du beatmaking, Scott Storch enchaînait les tubes et amassait les millions, avant que la coke ne réduise sa carrière et sa fortune à néant.

Quand il avait huit ans, Scott Storch reçut un coup de crampons dans la tête qui le laissa sonné. Sa mère n’était pas du genre à prendre de telles blessures à la légère. Elle avait fait une crise d’apoplexie cinq ans plus tôt, lorsque le jeune Scott avait perdu une dent en faisant une chute dans le salon, lui donnant le sourire de Leon Spinks. « J’étais une mère bien trop inquiète », reconnaît Joyce Yolanda Storch, qui se fait généralement appeler par son deuxième prénom. « J’étais maladivement protectrice. » Sa mère avait interdit au jeune Scott de faire du sport. À la place, elle l’avait envoyé prendre des cours de piano à l’école Candil Jacaranda Montessori de Plantation, à une quinzaine de minutes de leur pavillon de Sunrise. C’est un vieux pianiste de jazz du nom de Jack Keller qui enseignait au garçon. Yolanda, qui était elle-même chanteuse, ne donna plus de concerts en semaine pour pouvoir conduire Scott à ses cours, et économisa assez d’argent pour lui offrir un piano quart de queue.

ulyces-scottstorch-01

Le jeune Scott Storch au clavier
Crédits : Yolanda Storch

Enfant chétif et créatif, Scott n’avait de toute façon rien d’un athlète. Mais il se révéla virtuose avec les touches. À 12 ans, il décrochait déjà des concerts payants. Adulte, il avait mis son habileté au service de la production et faisait partie de l’élite des beatmakers hip-hop, composant des hits pour la plupart des stars du rap et du R&B de la dernière décennie, parmi lesquels Jay-Z, Beyoncé, Dr. Dre, Lil Wayne et 50 Cent. En 2006, à l’âge de 33 ans, chaque instru – qu’il bouclait en 15 minutes – lui rapportait une somme à six chiffres. L’argent a permis au gamin de Sunrise de devenir un Don Juan de Palm Island. Ce white boy amoureux de bling-bling, qui vivait dans une grande villa de l’enclave de Miami Beach, y gardait plus d’une douzaine de voitures prestigieuses – dont une voiture de sport à 1,7 million de dollars – et un yacht d’une valeur de 20 millions de dollars. Ainsi, Yolanda – qui éleva Scott et son frère Matthew après qu’elle eut divorcé de leur père en 1983 – a ses raisons de se raccrocher au fait que c’est elle qui a fait découvrir le piano à Scott. C’est le lot de consolation de sa vie. « Ce n’est pas que je veuille chanter mes propres louanges, mais je l’ai toujours encouragé à faire de la musique », dit-elle. « C’est tellement triste que les choses aient mal tourné. »

IL VOUS RESTE À LIRE 90 % DE CETTE HISTOIRE