Les images sont accablantes. Déjà vues plus de 10 millions de fois, elles montrent l’agression par trois policiers de Michel Z., un producteur de musique interpellé parce qu’il ne portait pas de masque, dans son studio d’enregistrement du XVIIe arrondissement de Paris.
La scène effroyable s’est déroulée samedi 21 novembre en fin d’après-midi, et sans la vidéo d’une caméra de surveillance, la victime n’aurait aucune arme pour se défendre contre ses bourreaux. « Je n’avais rien fait pour mériter ça », témoigne Michel, que les policiers auraient insulté de « sale nègre » à plusieurs reprises en le passant à tabac.
Ça s'est passé samedi à Paris. 15 minutes de coups et d'insultes racistes.
La folle scène de violences policières que nous révélons est tout simplement inouie et édifiante.
Il faut la regarder jusqu'au bout pour mesurer toute l'ampleur du problème. pic.twitter.com/vV00dOtmsg
— Loopsider (@Loopsidernews) November 26, 2020
La révélation de ce qui s’est passé par Loopsider le 27 novembre a conduit le gouvernement à réagir. « Lorsqu’il y a des gens qui déconnent, ils doivent quitter l’uniforme. Ils doivent être sanctionnés. Ils doivent quitter ce travail. Ils doivent être punis par la justice », a déclaré Gérald Darmanin, qui a demandé la suspension immédiate des trois agents de police. Mais combien y a-t-il de ces interpellations sans caméras ?
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Devant le Monument à la République deux jours plus tard, s’étendent des rangées de tentes bleues qui sont comme les vagues d’une mer agitée. Dans l’obscurité de la nuit, on ne distingue plus le rameau d’oliviers que brandit Marianne. Des centaines de migrants sont venus trouver refuge à ses pieds pour lui demander un peu de cette paix qu’elle tend vers le ciel. Mais ce soir, c’est le bras armé de la République qui est venu leur répondre.
Des policiers sortent directement des réfugiés en train de se reposer dans les tentes. #Republique pic.twitter.com/9lAELHi1fL
— Remy Buisine (@RemyBuisine) November 23, 2020
Sur les images filmées par Rémy Buisine et d’autres journalistes, on est témoin de la violence sourde déployée ce soir-là par les forces de l’ordre. Le camp et les corps qu’il abrite sont balayés par la charge furieuse des policiers. Les tentes sont raflées, les hommes matraqués. En quelques heures, il ne reste sur la place qu’une brume lacrymogène, du sang et des larmes sur le pavé, et la consternation de la nation qui reçoit ces images d’une violence rare. À tel point qu’elles ont même estomaqué le ministre de l’Intérieur.
Certaines images de la dispersion du campement illicite de migrants place de la République sont choquantes. Je viens de demander un rapport circonstancié sur la réalité des faits au Préfet de police d’ici demain midi. Je prendrai des décisions dès sa réception.
— Gérald DARMANIN (@GDarmanin) November 23, 2020
En attendant les décisions du ministre, il faut reconnaître qu’il y a un problème, un grave problème avec la police, de ce côté-ci aussi de l’Atlantique.
Bleus foncés
Devant la pyramide de verre du tribunal de Paris, dans le XVIIe arrondissement parisien, une foule compacte agite des morceaux de cartons en scandant deux noms. Ce mardi 2 juin, à la porte de Clichy, plus de 20 000 personnes rendent hommages à Adama Traoré et George Floyd, décédés après avoir été arrêtés par la police. Le premier a poussé son dernier souffle le 19 juillet 2016 à la gendarmerie de Persan, dans le Val d’Oise, et le second a étouffé lundi 25 mai 2020 sous le genou d’un policier de Minneapolis, dans le Minnesota.
Aux côtés des noms d’Adama Traoré et George Floyd figurent des appels à l’égalité, à la justice et le slogan « Black Lives Matter ». Les manifestants dénoncent la violence de la police et ses préjugés racistes. Le lendemain, devant le Sénat, Christophe Castaner poursuit son inlassable travail de défense des forces de l’ordre. « L’exigence que nous avons vis-à-vis des policiers qui fauteraient, c’est garantir la sérénité du travail de l’ensemble de la police et de la gendarmerie, garantir la défense de cette police républicaine qui, au quotidien, combat le racisme, combat l’antisémitisme et s’engage pour défendre l’honneur de la République », déclare-t-il.
Mais devant l’ampleur de la contestation, le ministre de l’Intérieur a dû promettre une sanction pour « chaque faute, chaque excès, chaque mot, y compris des expressions racistes » dans la police. En ne citant le racisme qu’en dernier, Castaner minimise un phénomène pourtant endémique. Le 26 avril dernier, à L’Île-Saint-Denis, un jeune s’est jeté dans la Seine pour échapper à un contrôle de police. Une fois repêché, les agents ont été filmés en train de proférer des paroles racistes.
« Un bicot ça ne nage pas », rigole un agent. Pire, on peut entendre l’agent suggérer l’idée d’attacher un boulet au pied du jeune homme pour le faire couler. Le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap) a été choqué par « ses propos infâmes, qui résonnent en écho des noyades d’Algériens le 17 octobre 1961 ». La vidéo se termine sur des cris de douleur et des bruits de coups. Selon Castaner, l’inspection générale de la Police nationale (IGPN) a été saisie.
Cet événement n’est pas isolé. Au cours de ses travaux sur la police, le sociologue du CNRS Sébastien Roché a constaté que les contrôles d’identité ciblaient en particulier les minorités, en France comme aux États-Unis. L’existence de ces préjugés est corroborée par des études montrant que les policiers français sont plus conservateurs que la moyenne.
En 2017, le centre de recherches politiques de Sciences po (Cevipof) a réalisé une étude sur le vote de 214 militaires et de 114 policiers. Les résultats montrent que la majorité des militaires (57 %) et des policiers (57 %) se positionnent à droite. Seulement 5 % des militaires sont de gauche, et 9 % des policiers. « La catégorie professionnelle la plus marquée par le vote FN (aujourd’hui Rassemblement national) au sein du secteur public est les militaires et les policiers qui représentent 24 % des électeurs FN du secteur public alors qu’ils n’en constituent que 7 % ». En 2017, 54 % des policiers interrogés ont voté pour Marine Le Pen au premier tour de la présidentielle.
Aux États-Unis, où les statistiques ethniques existent, les Noirs sont plus susceptibles d’être contrôlés et arrêtés par la police. C’est la conclusion d’une étude menée par l’université Stanford en 2016. Elle montre que les Afro-Américains représentent 28 % de la ville d’Oakland mais aussi 60 % des interpellations dans cette même ville. Ils sont aussi quatre fois plus susceptibles d’être recherchés dans une affaire de trafic de drogue, alors que ce biais ne permet pas de résoudre plus d’affaires. La police a donc bien un problème de racisme à régler et cela fait des années que Phillip Atiba Goff essaye de l’aider.
Police de la pensée
Phillip Atiba Goff est un médecin légiste qui travaille pour le Center for Policing Equity, une institution qui permet à la police et aux communautés d’utiliser des données pour améliorer la sécurité publique et l’égalité. « Lorsque nous définissons le racisme comme un comportement au lieu d’un sentiment, nous pouvons alors le mesurer et le transformer pour pouvoir résoudre ce problème », explique le Dr Goff.
Le Center for Policing Equity collecte et analyse de nombreuses données sur les forces de l’ordre, comme par exemple les lieux de cambriolage ou les raisons des tirs des policiers, et les intègre à d’autres données démographiques comme l’éducation, le logement ou les salaires afin d’identifier les inégalités que les autorités ont du mal à contrôler. Grâce à ces informations, l’institut a constaté qu’un usage disproportionné de la force était souvent effectué après une course-poursuite à pied car cela augmente le débit cardiaque et l’adrénaline.
Pour aider la police de Las Vegas à réduire ce que les Américains appellent les « biais raciaux » dans l’usage de la force, et spécifiquement réduire les tirs portés sur les personnes noires désarmées, le Dr Goff a donc conseillé aux agents de prendre en compte de tels facteurs. Ses travaux ont permis de réduire ce type d’acte de 23 % au sein de la police de Las Vegas, et de diminuer de 26 % l’usage de la force au sein de différents services de maintien de l’ordre aux États-Unis.
Les buts de Phillip Atiba Goff sont poursuivis par d’autres chercheurs. En 2016, des psychologues américains présentaient leurs méthodes dans le Journal of Experimental Psychology. Neuf protocoles psychologiques différents étaient testés, dont certains avaient pour objectif de faire intégrer aux participants des normes allant à l’encontre des stéréotypes. D’autres stratégies consistaient à agir différemment selon l’individu.
Par exemple, les 6 300 participants devaient se répéter : « Si je vois un visage noir, je réagirai en pensant positivement. » Résultat, ces procédés ont réduit les préjugés implicites, mais seulement sur le court terme. « Les associations implicites sont des habitudes de l’esprit, et les habitudes sont très difficiles à changer », explique John Dovidio, professeur de psychologie à l’université Yale, dans le Connecticut.
Dans la police américaine comme française, certains états d’esprits discriminatoires sont malheureusement bien ancrés. Il existe des méthodes pour les faire évoluer, mais cela prend du temps. Et dans cette optique, le « premier flic de France » serait bien avisé de reconnaître le problème.
Couverture : Julian Wan