« Oh ! Mon Picte ! Qu’il est beau… il est merveilleux ! » s’exclame Sue Black, hilare. Le fameux Picte devant lequel l’anthropologue judiciaire écossaise s’extasie, qu’elle et son équipe ont baptisé « Rosemarkie Man », est en réalité un squelette récemment découvert dans les Highlands. Il a été retrouvé dans une des grottes marines dont sont truffées les côtes de cette partie de l’Écosse, lors d’une fouille archéologique menée par le professeur Steven Birch. Utilisées pendant des milliers d’années par des êtres humains, l’équipe était venue explorer l’une des cavités, connue pour être la salle des forgerons d’une ancienne tribu picte. Sans surprise, les archéologues y ont trouvé toutes sortes de morceaux de métal. Mais le dernier jour des recherches s’est soldé par une trouvaille inattendue : les chercheurs ont déterré des ossements, qu’ils ont d’abord associé à un chevreuil avant de s’apercevoir qu’ils avaient sans aucun doute mis au jour un squelette humain.
Procédure habituelle, la police une fois contactée s’est adressée au Center for Anatomy and Human Identification de l’université de Dundee (CAHID), que dirige la captivante Sue Black. « J’ai pu leur dire tout de suite que ces os étaient anciens, très anciens. » Les autorités se sont alors retirées de l’affaire, mais les archéologues, eux, brûlaient d’en savoir plus. « L’homme avait été brutalement mis à mort, avant d’être entreposé ici avec considération, selon la tradition picte – les bras croisés », décrit Steven Birch. En travaillant comme s’il s’agissait d’une affaire médico-légale, l’équipe de Sue Black a ainsi pu déterminer que le visage et le crâne de cet homme ayant vécu entre 430 et 630 ap. J.-C. avaient été fracturés avec une extrême violence. Son collègue Chris Rynn, responsable des identifications et reconstitutions faciales, a pris tous les fragments du squelette et les a replacés ensemble en 3D sur l’ordinateur afin de lui reconstruire ce magnifique visage qui a conquis le grand public.
L’université du Dundee, en Écosse, est particulièrement réputée pour son centre de recherche dédié à l’anthropologie judiciaire. Un champ d’études qui consiste à tirer le plus d’informations possibles en analysant un corps ou un squelette non identifié ou mort dans des circonstances floues. Peu développée jusque dans les années 1990, elle a connu depuis un essor considérable et son apport à la justice comme à l’Histoire lui vaut d’être désormais reconnue à part entière. Pour autant, si élucider des crimes historiques peut sembler fascinant, difficile d’imaginer un enfant rêver de devenir anthropologue judiciaire.
CAHID
Et en effet, drôlement vivante pour quelqu’un qui passe ses journées à s’occuper des morts, le Pr Black part d’un grand éclat de rire lorsqu’on lui pose la question. « Pas vraiment », confie-t-elle. Mais tout a commencé lorsqu’elle avait 12 ans, et qu’elle travaillait chaque samedi dans une boucherie. Une expérience qui l’a très tôt habituée « à travailler avec des muscles, des os, du sang… ce genre de choses ». À l’université, Sue Black a choisi d’étudier la biologie, jusqu’à ce qu’en troisième année, elle ait l’opportunité de se spécialiser en anatomie. « Or, l’anatomie est tout simplement la boucherie appliquée aux humains : des muscles, des os, du sang, tout pareil. Je me suis tout de suite sentie très à l’aise ! »souligne avec humour cette femme avenante de 56 ans à la chevelure rousse et frisée. En travaillant à son projet de fin d’études, elle s’est aperçue qu’elle n’avait aucune envie de travailler sur des rats et des souris, mais bien de se confronter à de véritables êtres humains, et d’apprendre à les identifier à partir de leur squelette. « Je n’ai plus lâché le sujet depuis. »
Ce que Sue Black ne précise pas par modestie, c’est qu’elle a aujourd’hui acquis le statut de légende mondialement connue de ce champ de recherche encore peu développé il y a trois décennies, et mieux connu du grand public depuis les années 2000 grâce à la série Bones. Dans les années 1990 et 2000, la jeune femme a été envoyée avec une équipe pour le compte des Nations Unies au Kosovo puis en Sierra Leone, avec pour mission d’identifier les corps d’un certain nombre de victimes et de bourreaux. Des expériences « extrêmement douloureuses » qu’elle n’échangerait néanmoins pour rien au monde. En 2004, lors du terrible tsunami qui a ravagé Sumatra, elle a de nouveau été envoyée sur les lieux, et elle a plus récemment travaillé sur des cas de torture en Syrie.
Mais le quotidien de Sue Black prend racine à l’université de Dundee. Elle y dirige le CAHID, un des plus grands centres au monde consacré à ce domaine si spécifique, et y enseigne parallèlement la matière aux nouvelles générations d’anthropologues judiciaires. Quant à décortiquer des squelettes au nom de la justice – sa passion – : « On ne sait jamais vraiment quand est-ce que le travail tombera, car on ne peut pas prédire quand il y aura des meurtres. »
Deux fois par jour environ, la police contacte le centre pour lui demander si des os, que quelqu’un a retrouvé dans son jardin, ont une chance d’appartenir à un être humain. Chaque année, environ 600 cas de ce type leur parviennent du Royaume-Uni et de l’étranger. Et « 99,8 % du temps, ce sont des restes d’animaux, probablement de leur barbecue ». Plus rarement, ils s’agit d’un cadavre récent, en cours de décomposition, ou plus ancien, qui prend alors la forme d’un squelette.
« La majeure partie du temps, notre travail consiste à identifier des personnes décédées et d’en dire le plus possible sur leur mort à partir de leurs restes. La police n’a parfois pas encore retrouvé le corps, et nous intervenons aussi dans les phases de recherche : un crash d’avion ou des crimes de guerre, par exemple. »À partir de là, les scientifiques de l’université de Dundee endossent le rôle d’experts qui leur donne une crédibilité certaine devant les tribunaux. C’est ainsi que Sue Black, spécialisée dans l’identification à partir des mains, a pu notamment aider au démantèlement de réseaux de pédophilie.
De temps à autre, la justice laisse place à l’Histoire, et des archéologues ayant retrouvé un squelette lors d’une fouille font appel aux services du CAHID pour en apprendre davantage sur leur trouvaille. « Il faut savoir qu’au Royaume-Uni, tout squelette est considéré comme “archéologique” si sa mort date d’il y a plus de 70 ans. Mes grands-parents appartiennent donc au domaine archéologique », s’amuse Sue Black, pour qui l’humour est une parade essentielle aux horreurs qu’elle doit parfois affronter dans le cadre de son travail. « La démarche est alors différente », poursuit-elle. « L’anthropologie judiciaire actuelle est plus précise, plus exigeante : votre travail doit être irréprochable car il peut déterminer l’avenir d’une personne dont la liberté est en jeu. Lorsque l’objet d’études est archéologique, il y a plus de place pour l’imagination. »
Une discipline qui n’en offre pas moins d’étonnantes possibilités pour étudier les circonstances d’une mort, même des siècles plus tard. Et parmi ces cas archéologiques, certains sont proprement fascinants. Mais c’est un travail de minutie et de patience auquel se livrent les scientifiques et les artistes qui se consacrent à disséquer l’histoire en lisant ses vieux os.
Meurtre
« Connaissez-vous Outlander ? » demande Sue Black. Il y a quelques mois, le centre de recherche que dirige l’anthropologue judiciaire s’est vu confier la tâche d’identifier un des héros de cette série télévisée, qui plonge le spectateur dans le XVIIIe siècle anglais, au cœur des rébellions jacobites contre la Couronne. La participation de Lord Lovat à la révolte lui valut de devenir le dernier homme de Grande-Bretagne à être décapité, la tête plantée sur Tower Hill, à Londres en 1747. Son clan réclama alors son corps à la Couronne, qui accepta, puis refusa, et changea de nouveau d’avis à plusieurs reprises, à tel point qu’on ignore encore aujourd’hui où repose sa noble dépouille. Un cercueil à son nom existe néanmoins dans un mausolée de l’Inverness qui n’avait jamais été ouvert jusqu’à cette année : l’équipe du CAHID a alors été sollicitée pour assister à l’ouverture de la bière. « Il y avait trois possibilités : soit le cercueil ne contenait rien, soit il contenait Lord Lovat, soit il contenait quelqu’un d’autre… Je peux vous dire qu’il y avait quelqu’un, mais je n’ai pas encore le droit de dévoiler qui ! »
Mais comment identifie-t-on une personne qui vivait il y a trois siècles, et que peut bien révéler son squelette sur les circonstances de sa mort ? « Évidemment, cela dépend de ce qui se présente à vous, selon que vous disposiez simplement d’un os ou d’un squelette entier, dispersé ou non. Il faut ensuite déterminer depuis quand la personne est décédée grâce à la datation au carbone 14, pour savoir si le cas relève du domaine légal ou archéologique. » À partir de là, il y a quatre caractéristiques basiques à identifier : le sexe, qu’on identifie généralement à partir du pelvis ; l’âge de la personne au moment de sa mort, qui se détermine grâce au degré de croissance des os jusqu’à 30 ans, puis à leur degré de dégénérescence au-delà de cet âge ; sa taille, définie grâce à celle du squelette à laquelle les chercheurs combine quelques formules mathématiques. La dernière caractéristique de base est l’origine ancestrale du sujet.
Il en existe quatre : les Caucasiens ou Europoïdes, qui englobent l’Europe, le Moyen-Orient, l’Asie centrale et du Sud et la Corne de l’Afrique ; les Négroïdes, qui regroupent l’Afrique noire ; les Mongoloïdes, qui désignent les habitants d’Asie de l’Est ; et les natifs du Pacifique – Australie, Nouvelle-Zélande et les îles autour. « C’est le plus difficile à identifier », estime le professeur Black, « car il s’agit d’un raisonnement en termes de “groupes purs”, mais une personne peut avoir la peau claire tout en ayant des origines ancestrales négroïdes. Le monde ne fonctionne plus comme cela, on a désormais une multitude de mélanges merveilleux entre les gens. »Ce qui rend le travail d’analyse très complexe, spécialement lors qu’il ne reste que des os : les seuls indices sont alors la largeur du nez, l’écartement entre les yeux, ou encore la forme des joues.
Dans le cas du Picte assassiné, l’équipe a donc étudié les coups que présentait le crâne, tandis que le reste du squelette était intact. « Les trois premiers impacts ont brisé ses dents, fracturé sa mâchoire gauche et l’arrière de sa tête », explique Sue Black. « Le quatrième impact visait à mettre fin à ses jours : il était dirigé d’un côté à l’autre du crâne alors que l’homme était à terre. Le cinquième coup a été porté sur le sommet de son crâne. »
Comme le montre l’incroyable précision de l’analyse, le travail est peu ou prou le même, que le squelette soit récent ou très ancien, assure Sue Black – si ce n’est lorsque l’ossature est très endommagée, entraînant des distorsions qui rendent une reconstruction réaliste impossible. La grosse différence entre les cas légaux et les cas archéologiques réside essentiellement dans la procédure judiciaire qui accompagne ou non l’opération.« Lorsque nous travaillons pour la justice, nous sommes dirigés par des tribunaux et les lois de la région, et nous sommes chargés de leur apporter des preuves. Dans les cas historiques, nous avons plus de liberté et nous pouvons aller davantage dans le détail, car l’enjeu d’une erreur est incomparable. Vous utilisez exactement les mêmes outils, mais l’attitude est très différente. »
L’application la plus fascinante en la matière est sans doute la reconstruction faciale en 3D.
Si le cœur de Sue Black penche pour l’aspect légal de la discipline, et l’impact qu’il a pour les familles de victimes qui doivent survivre à la perte d’un être cher, elle ne dénigre en aucun cas l’Histoire, et se dit convaincue que la dimension archéologique que permettent de déployer les technologies de pointe de l’anthropologie médico-légale est un moyen formidable pour susciter l’intérêt et l’engagement du public pour le passé.
L’application la plus fascinante en la matière est sans doute la reconstruction faciale en 3D, qui permet de redonner un visage à un squelette mort il y a des centaines d’années. « Pour cela, j’ai des gens extrêmement talentueux dans mon équipe, qui sont des combinaisons merveilleuses entre scientifiques et artistes et parviennent à des résultats fabuleux », sourit Sue Black.
Le crâne perdu
« Il n’y a rien dans l’histoire de cette femme qui laisse suggérer qu’elle était une mauvaise personne, au contraire. Je lui ai donc donné un air sympathique », explique le Dr Rynn, jeune scientifique barbu aux lunettes aussi larges que son sourire. Jouant d’une main avec un bras amovible relié à son ordinateur, retenant de l’autre son chat, celui qui a trouvé dans sa profession le parfait mélange entre ses deux passions – la science et l’art – me raconte la triste histoire de Lilias Adie, dont il a reconstruit le visage en 3D. Accusée de sorcellerie il y a trois siècles, cette femme avait été forcée à la confession et, répondant aux attentes de ses persécuteurs, avait déclaré qu’elle avait eu des relations sexuelles avec le diable. Sous la torture, on exigea d’elle qu’elle dénonce d’autres « sorcières », ce qu’elle refusa jusqu’au bout, alors qu’elle aurait pu dénoncer jusqu’à son accusatrice.
« C’est le seul crâne de “sorcière” dont on dispose », explique Chris Rynn. « Habituellement, les femmes accusées de sorcellerie étaient brûlées vives : et lorsqu’un corps brûle, son squelette explose. » Il en fut autrement pour Lilias Adie, qui mourût subitement en détention avant de passer sur le grill. Effrayés, ses bourreaux y virent la confirmation de ses liens pernicieux avec le diable et, craignant qu’elle ne revienne les hanter, ils la firent enterrer six pieds sous terre, en couvrant le tout d’une lourde pierre tombale. « C’est grâce à cela que son squelette était resté si bien préservé. » L’université de Saint Andrew, qui ne faisait autrefois qu’un avec celle de Dundee, a récupéré par la suite son crâne pour sa collection, avant qu’il ne soit mystérieusement perdu. Récemment, faute de pouvoir mettre la main dessus, une historienne s’est adressée au CAHID, où le Dr Rynn a proposé de reconstituer le visage de Lilias grâce à deux clichés existants de son crâne, afin qu’il puisse être réimprimé en 3D.
« De nos jours, il n’est plus nécessaire d’avoir accès au squelette pour travailler dessus. Tant mieux, car chaque fois qu’on manipule des os, surtout très anciens, on les abîme forcément. »Ce drôle de bras blanc pliable qu’il triture depuis vingt minutes a une utilité bien particulière : à partir du squelette reconstitué, le Dr Rynn ajoute grâce à cet outil de sculpture en 3D les muscles à leur place anatomique. Il ajoute les sourcils, qui sont déterminés par la forme de l’orbite, le nez et les oreilles grâce aux quelques os à l’arrière. Il complète ensuite virtuellement l’ensemble en le couvrant de peau. « Dans les cas légaux, le visage demeure gris, mais dans les cas archéologiques », explique Sue Black, « Chris peut s’amuser à mettre de la couleur, à ajouter une moustache, des cheveux pour créer d’incroyables personnages : nous ne saurons jamais si cela correspond vraiment à la réalité, mais ça n’a pas tellement d’importance. »
Dans le cas de Lilias, Chris assure néanmoins être resté fidèle. « Au cours de la phase de travail, on évite absolument les informations sur le contexte et la personne que nous étudions. Sinon, cela biaise forcément notre analyse. À l’exception de ce petit sourire que j’ai ajouté à la fin, la dimension artistique est totalement absente dans le cas de cette femme, c’est une véritable estimation anatomique. Ce qui est amusant avec les cas archéologiques, c’est d’appliquer des techniques très modernes à de si vieilles personnes. »
Interpellant petits et grands, la reconstitution faciale en 3D est une manière brillante de rendre l’archéologie vivante « Et de nous permettre de nous identifier à des personnes ayant vécu il y a des siècles, plutôt que de regarder d’un œil morne un squelette exposé dans un musée poussiéreux », renchérit le Dr Rynn.Lors de la présentation du Picte aux habitants de Rosemarkie, une femme est venue s’adresser à Sue Black. « Je croyais venir m’ennuyer à une conférence sur de vieux objets. Au contraire, c’était captivant, je vais aller m’ouvrir une bouteille de vin à la maison pour me remettre de toutes ces émotions ! » lui a-t-elle dit. Plus tard, la ville de Rosemarkie a organisé un atelier destiné aux enfants : l’idée était qu’ils imaginent quelle histoire rocambolesque avait bien pu provoquer la mort si sauvage du magnifique Picte. Un sacrifice rituel ? Un combat à mort ? Avec un si beau visage, peut-être a-t-il simplement été victime d’un mari jaloux… qui sait ?
Couverture : Pr Sue Black. (University of Dundee)