En sortant ses fines lunettes rectangulaires de la poche de sa veste, Petteri Taalas jette un regard circulaire à la salle, dans l’attente d’une main levée au sein de son auditoire clairsemé. Quelques journalistes ont pris place sur des chaises en cuir soigneusement alignées, mais il règne dans la salle un silence religieux.
À la gauche du secrétaire général de l’Organisation météorologique mondiale (OMM), la climatologue Oksana Tarasova soutient par sa mine grave le constat alarmant dont il vient de faire état. « Il n’y a aucun signe de ralentissement, et encore moins de diminution, de la concentration des gaz à effet de serre dans l’atmosphère malgré tous les engagements pris au titre de l’accord de Paris sur le climat », annonce Taalas, d’une voix légèrement hachée.
À quelques jours du début de la COP25 à Madrid, cette session d’information à Genève est l’occasion de présenter la publication du bulletin annuel de l’OMM. D’après l’organisation, le dioxyde de carbone (CO2) a battu un record de concentration en 2018, avec 407,8 ppm (parties par million). Associé à l’activité humaine, ce gaz à effet de serre est particulièrement persistant et la concentration observée l’année dernière équivaut à 147 % du niveau préindustriel de 1750.
Les rapports scientifiques s’accumulent décidément ces derniers jours pour inviter les pays signataires de l’accord de Paris « à revoir à la hausse [leurs] ambitions dans l’intérêt de l’humanité ». Une étude réalisée sous l’égide du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) a fait l’effet d’une douche froide. Publiée le 20 novembre dernier, elle assurait que l’objectif prévu par l’accord de Paris de limiter à 1,5 degré, voire 2 degrés la hausse des températures est d’ores et déjà hors de portée.
Les chercheurs·euses se sont basé·e·s sur les prévisions d’émissions de CO2 d’une dizaine de pays, dont l’Indonésie, la Russie et les États-Unis. Iels ont conclu qu’en 2030, on produirait déjà 39 gigatonnes de CO2, soit 21 gigatonnes de trop pour atteindre l’objectif de 1,5 degré et 13 gigatonnes de trop pour atteindre 2 degrés. Toutes les conférences du monde ne suffiront donc pas à résoudre la crise ; à moins que l’humanité trouve une solution pour vider l’atmosphère de cette pollution.
Le recyclage du CO2
À elle seule, la réduction des émissions mondiales de gaz à effet de serre risque d’être insuffisante pour ralentir une hausse dramatique des températures. En octobre 2018, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) semblait déjà formel : l’avenir sera aux émissions négatives ou ne sera pas. L’humanité va devoir recourir à une série de solutions permettant de capter le surplus de CO2 dans l’atmosphère, afin d’espérer atteindre « zéro émission nette », ou la neutralité carbone. Les émissions de CO2 seront alors compensées par les absorptions.
D’après le GIEC, afin de ne pas franchir le seuil de 1,5 °C, il faudrait extraire entre « 100 à 1000 gigatonnes de CO2 au cours du XXIe siècle ». Cela représente deux à vingt fois les émissions globales de gaz à effet de serre. « Plus on tarde à réduire les émissions et plus l’effort sera important », avertissait Valérie Masson-Delmotte, co-présidente du groupe de travail sur les sciences du climat du GIEC.
Parmi les technologies à émissions négatives (TEN) connues aujourd’hui, le GIEC cite le reboisement massif. Les arbres sont naturellement des puits de CO2, qu’ils captent par la photosynthèse avant de le stocker. Des écologistes comme Thomas Crowther sont persuadé·e·s qu’il s’agit là d’une des solutions les plus prometteuses pour l’élimination du dioxyde de carbone. Dans une étude publiée au début de l’année 2019, il estime qu’il faudrait planter 1 200 milliards d’arbres pour faire du reboisement un outil puissant contre le réchauffement climatique ; une tâche titanesque qu’il appréhende toutefois avec beaucoup d’optimisme.
L’afforestation et la reforestation ne sont pas les seules options. Elles peuvent être complétées par la production de biochar, également appelé biocarbone. Il s’agit-là d’un charbon de bois fabriqué à partir de matières végétales par pyrolyse (décomposition thermique), au bilan carbone net négatif. Dans son usine californienne, la start-up Carbo Culture a ainsi créé un réacteur modulaire lui permettant, en deux heures, de convertir 500 kg de déchets de biomasse (comme des coquilles de noix ou des déchets ligneux) en biochar, sous forme de flocons de charbon de bois. L’idée est ensuite d’enterrer ce charbon sous terre pour le stocker. Capable de survivre des milliers d’années enfoui, il renforce par la même occasion la fertilité des sols ainsi que leur rendement.
Si la co-fondatrice de Carbo Culture, Pia Henrietta Kekäläinen, enchaîne aujourd’hui les rendez-vous avec des investisseurs intéressés par sa technologie, cet engouement est encore tout neuf. « Quand j’ai rencontré Christopher Carstens il y a six ans, personne ne savait ce qu’était le biochar ou n’envisageait les sols comme un secteur d’activité », sourit l’entrepreneure finlandaise, en se remémorant sa rencontre avec l’ingénieur de la Singularity University, une université privée californienne.
Ce familier de la conversion des déchets a trouvé chez elle une oreille attentive en parlant de la pollution des terres. La jeune femme a grandi à Espoo, à 15 kilomètres du centre d’Helsinki. « À chaque fois que je marchais pour aller au bus de l’école, je traversais une forêt », confie-t-elle lors de notre entretien dans la capitale finlandaise pour expliquer son tropisme écologique. Il n’a donc pas eu de mal à la convaincre de l’efficacité du biochar. En 2013, le duo a commencé à le présenter comme la solution de choix pour piéger le carbone et bonifier les sols d’un même geste.
Un an plus tard, l’ONU estimait que les sols étaient dans un état de dégradation sans cesse plus important, à cause de l’érosion, de la perte de nutriments, de la pollution chimique ou encore du compactage. Or « en tant que réservoir essentiel de carbone, les sols contribuent également à réguler les émissions de CO2 et autres gaz à effet de serre, jouant une fonction fondamentale pour le climat », écrivait l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) un an plus tard.
« C’est pourquoi nous nous sommes engagés à assainir l’air et à soigner les sols », explique Pia Henrietta Kekäläinen. « Le biocarbone reste stable pendant des centaines d’années, ce qui le maintient hors du cycle naturel du carbone ». Assurant qu’il s’agit de l’un des moyens les plus sûrs pour stocker du carbone, Carbo Culture s’est donné pour mission d’éliminer une gigatonne de CO2 par an d’ici 2030. « De plus en plus de gens réalisent que les sols ne vont pas bien et que nous devons transformer l’agriculture », poursuit-elle. « Car toute la vie terrestre dépend des sols et, sans eux, aucun d’entre nous ne pourrait vivre. »
D’après Henrietta, le biocarbone pourrait éliminer l’équivalent d’un tiers des émissions humaines produites de l’atmosphère par an, à condition d’être mis en place dans « les terres de sylviculture, d’agriculture, les tourbières ou zones humides ». D’eux-mêmes, les sols absorbent déjà des quantités astronomiques de carbone. « Ce phénomène existe déjà autour de nous, mais nous l’avons abîmé », regrette-t-elle. Le biocarbone sert ainsi à la réactiver. Et si c’est encore insuffisant, une autre société propose d’aller capter le CO2 directement dans l’atmosphère.
« Direct air capture »
À Squamish, dans la province canadienne de Colombie-Britannique, la start-up Carbon Engineering a mis en place une batterie de ventilateurs géants. Ces appareils de « direct air capture » (DAC) doivent emprisonner le CO2 pour ensuite l’enterrer six pieds sous terre ou le réutiliser afin de fabriquer un carburant neutre en carbone destiné aux navires, avions et camions de ce monde. « Notre technologie nous permet non seulement d’atteindre plus rapidement la neutralité carbone mais également de gérer tout ce CO2 qui est déjà dans l’atmosphère », appuie Steve Oldham, PDG de Carbon Engineering, qui travaillait auparavant dans l’industrie spatiale.
Créée en 2009 par le géo-ingénieur David Keith, Carbon Engineering ne possède pour l’heure qu’une usine prototype. Elle attire l’air dans des tours, pour y faire réagir le CO2 avec un hydroxyde, ce qui donne du carbonate. L’entreprise se charge ensuite de séparer le CO2 par chauffage. Après quoi, il est liquéfié et injecté profondément dans le sol où il se minéralise avec le temps « de manière totalement sécurisée ». Seules trois sociétés utilisent cette technologie. À la différence des deux autres « nous utilisons du liquide », indique Oldham durant une conversation à Lisbonne.
Il y a trois ans, Carbon Engineering a ajouté une nouvelle application à son arsenal. En combinant du CO2 capturé avec de l’hydrogène – selon un processus appelé Air to Fuels (A2F) –, elle a commencé à synthétiser un carburant de synthèse « compatible avec les infrastructures et les moteurs modernes ». D’après le responsable du développement des affaires Geoff Holmes, il s’agit là d’une « alternative aux biocarburants et d’un complément aux véhicules électriques dans le but de remplacer les carburants fossiles des transports. »
Parce qu’il faut ensuite transporter le carburant jusqu’au·à la consommateur·rice, il ne s’agit pas d’un carburant 100 % neutre, mais « cela reste dix fois meilleur que les énergies fossiles », appuie Steve Oldham. « Et puis, quand vous conduisez, le CO2 retourne dans l’atmosphère ; nous le capturons et nous en faisons une nouvelle fois du carburant. »
Le défi essentiel pour les technologies à émissions négatives est de trouver un moyen de piéger le carbone sur une surface étendue. « Cela fait longtemps que cette technique est utilisée à petite échelle », précise Oldham. « Par exemple sur la station spatiale, ils utilisent des extracteurs de CO2. » Reste donc à rendre cette technique accessible à un prix abordable, pour une vaste zone et sans impact environnemental significatif. « C’est ce que nous faisons », assure Oldham.
Face aux résultats positifs de l’usine pilote, des milliardaires de la Silicon Valley, comme Bill Gates et Murray Edwards, ont investi en masse dans la technologie de Carbon Engineering. Avec 100 millions de dollars récoltés cette année, la société s’est lancée dans la construction de sa première usine au Texas. Capable d’évacuer chaque année un demi-million de tonnes de gaz à effet de serre, elle devrait entrer en activité en 2023,
Contrairement aux sous-sols européens, le Texas dispose « d’assez de place sous la surface pour stocker cent ans d’émissions mondiales », explique le PDG. « Nous avons identifié toute une série de lieux à travers le monde qui pourraient accueillir du CO2 dans leurs entrailles », depuis l’Amérique du Sud, au Canada en passant par la mer du Nord.
Carbon Engineering espère que ces nouvelles installations serviront à rassurer de potentiels partenaires sur l’efficacité et le sérieux de leur technologie. « Nous avons décidé de concéder des licences, pour permettre à n’importe qui de reprendre le projet », précise Oldham. « Nous voulons trouver des partenaires aux quatre coins du monde désirant construire ce type d’usines que ce soit pour un gouvernement ou pour une entreprise. » Il faudrait d’après lui 10 000 usines utilisant sa technologie pour venir à bout des émissions issues des transports et de l’agriculture (soit 25 % du marché). « Cela semble beaucoup, mais à l’échelle de notre planète, c’est tout à fait faisable », assure l’entrepreneur.
Une société addicte aux énergies fossiles
L’usine du Texas est une formidable vitrine pour Carbon Engineering. Elle est de nature à rassurer ses actionnaires. Parmi eux, on trouve des acteurs de l’industrie minière ou pétrolière, comme le géant minier BHP Group. Essaient-ils de fuir leur responsabilité en investissant dans une technologie supposée verte ? Oldham dit comprendre leur intérêt, étant donné la pression exercée sur l’industrie des énergies fossiles pour trouver un moyen de se décarboniser. « Et avec notre carburant synthétique et notre technologie d’émissions négatives, nous avons deux solutions à leurs proposer », explique-t-il.
Les technologies à émissions négatives ne font pas encore l’unanimité auprès de la communauté scientifique et du public. Certain·e·s craignent qu’elles déstabilisent les écosystèmes où elles seront implantées. Leur coût fait également grincer des dents. Extraire une tonne de CO2 coûtait 600 dollars en 2018. Carbon Engineering et consort ont bon espoir de le ramener à 100 dollars la tonne. Mais même dans ce cas de figure, il faudrait débourser 400 milliards de dollars par an pour extraire 1 % des émissions mondiales. Oldham a bon espoir qu’avec le temps, ces techniques deviendront « de plus en abordables ».
D’après les climatologues Kevin Anderson et Glen Peters, il serait plus judicieux de mettre de côté l’utilisation d’énergies fossiles et de réduire les émissions. D’après eux, l’humanité devrait davantage partir du principe que ces solutions ne fonctionneraient pas à grande échelle. Dans le cas contraire, il s’agirait là d’un « risque moral par excellence », doublé d’un « pari risqué pour les générations futures ».
Ces technologies ne doivent pas retarder la mise en place de politiques fermes sur la réduction des émissions, ni permettre aux États ou aux industries de continuer à produire comme bon leur semblent. « [La géo-ingénierie] détourne l’attention de la nécessité de réduire les émissions », résume ancien vice-président du Giec, Jean-Pascal van Ypersele. « Retirer le CO2 donne l’illusion que nous pouvons continuer à utiliser les énergies fossiles indéfiniment. »
D’après Kris Milkowski, responsable du développement des affaires au UK Carbon Capture and Storage Research Centre, les technologies à émissions négative sont « inévitables » étant donné la lenteur des prises de décision destinées à réduire les émissions. « Si nous avions un tas d’argent illimité, nous pourrions potentiellement utiliser des énergies totalement renouvelables », argumente Milkowski. « Mais cette transition ne peut se faire du jour au lendemain. Je crains que cela ne soit la seule solution à grande échelle. »
Steve Oldham ne dit pas autre chose : « Même si on arrête d’émettre aujourd’hui, on a toujours un problème avec la planète car on a amené trop de CO2 dans l’atmosphère », explique l’entrepreneur canadien. « Chaque jour cette situation empire, alors on doit retirer le CO2 d’hier, et celui de l’avant-veille, et ainsi de suite. » C’est là que la technologie se révèle selon lui indispensable. Elle devraient permettre à l’humanité de trouver un peu de répit pour passer à des énergies plus soutenables. « Cela ne doit pas faire oublier que tout le monde devrait passer aux énergies vertes, comme avoir une voiture électrique », approuve Oldham. « Mais cela va prendre du temps et on doit être pragmatique et réaliste. »
Réaliste, Henrietta estime l’être en privilégiant une approche proche du sol. Si le biochar ne fait pas figure de recette miracle, il fera selon elle partie de la solution. « Nous n’inventons rien, car les sols ont déjà du carbone. C’est le souvenir des feux de forêts naturels qui ont généralement été éteints par la pluie », explique-t-elle. « Nous reprenons ce que la nature essaie de nous enseigner. » C’est un bon début.
Couverture : Carbon Engineering