Pour la troisième année consécutive, Coca-Cola est le leader mondial de la pollution plastique, annonçait l’organisation Break Free From Plastic dans son rapport annuel paru le 7 décembre 2020. Talonnée par Pepsi et Nestlé, la marque de soda la plus populaire du monde ne fait rien, ou si peu, pour inverser la tendance. Les choses vont même en s’aggravant. Coca-Cola s’est bien engagé à recycler 100 % de ses bouteilles en plastique d’ici 2030, mais les écosystèmes tiendront-ils jusque là ?
Devenu légendaire grâce à ses bouteilles en verre, Coca a déployé des efforts considérables pour devenir l’un des plus grands pollueurs de la planète.
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Le long de la route de Bierne, dans le sud de Dunkerque, les camions sortent à la file d’un vaste entrepôt hérissé de cuves. Dans leurs remorques, le même logo revient sur des montagnes de canettes rouges. Chaque jour, elles sont 5 millions à contourner le rond-point de l’entrée, où sont dessinées les mêmes lettres stylisées, pour prendre la route d’une myriade de supermarchés. Avec ses 400 salariés, l’usine de Socx est le point de production de Coca-Cola le plus important d’Europe. Et il va continuer à grandir cette année.
En 2020, une ligne d’embouteillage de pointe sera installée sur le site. Elle entrera dans un plan d’investissement d’un milliard d’euros sur cinq ans en France. Lors de son annonce, lundi 19 janvier, le groupe américain a précisé qu’il comprendrait de vastes opérations de publicité et de partenariats, dans l’optique des Jeux olympiques parisiens de 2024, mais aussi qu’il permettra « d’introduire une plus grande quantité de matériaux recyclés dans les bouteilles ou les canettes et de remplacer le plastique par le carton pour les emballages secondaires ».
La marque de soda peut se le permettre puisqu’elle vient d’annoncer, le 30 janvier, des résultats nets de 2,04 milliards de dollars pour le dernier trimestre 2019, soit plus du double des 807 millions empochés à la même période un an plus tôt. Le chiffre d’affaires a aussi bondi de 16,2 %, ce qui a fait gagner 1 % au titre boursier à Wall Street. Les recettes ont augmenté de 20 % en Amérique latine, 10 % en Asie-Pacifique, 4 % en Amérique du Nord, alors que la zone englobant l’Europe, le Moyen-Orient et l’Amérique du Nord a accusé un déficit de 5 %.
Mais Coca-Cola est-il réellement prêt à investir ses profits pour polluer moins ? Lors du Forum économique de Davos, entre le 21 et le 24 janvier, la responsable du développement durable, Bea Perez, a reconnu qu’en tant que plus gros producteur plastique du monde, la firme devait faire partie de la solution. Près de 3 millions de tonnes lui sont attribuées chaque année. Ses dirigeants ont donc annoncé leur volonté d’inclure 50 % de matériaux recyclés dans leurs bouteilles d’ici 2030.
Cela dit, Coca-Cola ne peut pas éliminer le plastique sous peine de s’aliéner ses clients, juge Bea Perez. Car selon elle, ils l’apprécient et n’aimeraient donc pas s’en passer. Autrement dit, Coca-Cola n’est pas près de descendre de la montagne de plastique sur laquelle son empire est bâti.
Les bouchons rouges
Sur une plage de Tanzanie, à l’est de l’Afrique, de petits monticules chatoient au bout des vagues. Par-dessus les branchages et les algues, le plastique tisse une toile colorée jusqu’aux ruisseaux, où il délaye un liquide noirâtre. C’est à peine moins épais que le pétrole. Après avoir longé ces eaux polluées, une femme en chemise à carreaux, foulard autour du scalp, atteint le sable. Derrière un bout de mur que la marée paraît avoir insensément déposé là, elle se penche pour mettre des bouchons rouges dans son grand sac de riz. Marta a 50 ans et trois enfants. À raison de 8 heures de collecte par jour, elle peut rassembler 20 kilos de déchets, soit un peu moins de deux euros.
Quelques centaines de mètres plus loin, dans la banlieue de Dar es Salam, des hommes montent sur une montagne de bouteilles en plastique avec d’immenses sacs sur la nuque. On dirait des fourmis au fardeau plus lourd qu’elles. Dans cette usine de recyclage, les étiquettes chatoient comme les monticules de la plage. Et là encore, il y a beaucoup de bouchons rouges. Coca-Cola est partout. Depuis 2013, par souci d’économie, le géant du soda américain remplace les bouteilles en verre, consignées, par des bouteilles en plastique. En plus de s’étaler sur les bus, les murs et les aires de jeux, son logo se retrouve ainsi bien souvent sur les plages et dans les rivières.
En dehors de la Tanzanie, cela fait longtemps que le verre a disparu des rayons. La marque est ainsi devenue la plus grande productrice de déchets plastiques au monde. Dans son classement établi mercredi 23 octobre 2019, l’association Break Free From Plastic estime qu’elle en rejette plus que les trois autres plus gros pollueurs, à savoir Nestlé, PepsiCo et Mondelez International. À la demande de la fondation Ellen MacArthur, Coca-Cola a rendu public ses chiffres en mars dernier. En 2017, trois millions de tonnes de plastique sont sorties de ses usines, soit pas moins de 20 % de la production mondiale. Chaque année, 180 milliards de bouteilles sont produites, ce qui représente 200 000 unités par minute.
Avec 149 autres entreprises, la multinationale basée à Atlanta s’est donc engagée à « éliminer le plastique inutile des emballages et favoriser des emballages réutilisables, innover pour assurer que 100 % du plastique puisse être réutilisé, recyclé ou composté d’ici 2025, et créer une économie circulaire du plastique en augmentant significativement les volumes de plastique réutilisés ou recyclés pour de nouveaux emballages. » En janvier 2018, Coca-Cola avait déjà promis qu’elle recyclerait tous ses emballages d’ici 2030. Il seront d’ailleurs composé à 50 % de matériaux recyclés. Et en octobre 2019, la firme a annoncé avoir produit 300 bouteilles composée de 25 % de déchets plastiques collectés dans les océans.
Ses dirigeants s’engagent en faveur du recyclage car « c’est un moindre mal », juge Mathieu Glachant, professeur à MINES ParisTech spécialisé dans l’économie de l’environnement. « Ils ont peur que quelque chose de plus extrême leur soit imposé, comme la réduction à la source de leur production ou le retour au verre. » Pour l’association Greenpeace, c’est insuffisant. « Les engagements récents d’entreprises comme Coca-Cola, Nestlé et PepsiCo pour traiter la crise continuent malheureusement de reposer sur des fausses solutions, comme le remplacement du plastique par du papier ou des bioplastiques », déplore Abigail Aguilar, coordinatrice de l’ONG pour l’Asie sud Sud-Est. « Et ils s’appuient sur un système de recyclage mondial défaillant. Ces stratégies protègent le modèle économique obsolète à l’origine de la crise de la pollution par le plastique et elles ne feront rien pour éviter que ces marques restent les plus gros pollueurs. »
Contrairement à ce que ses dirigeants assurent, Coca-Cola est loin de tout mettre en œuvre pour en finir avec le plastique. Le 18 octobre, le magazine en ligne The Intercept révélait des extraits d’une réunion de la coalition Atlanta Recycle, où était évoquée une campagne de Coca-Cola en faveur du recyclage. À ces discussions organisées en janvier au Center for Hard to Recycle Materials participaient notamment le responsable du développement durable à la mairie John Seydel, la directrice de la Georgia Recycling Coalition, Glora Hardegree, et la vice-présidente de Keep America Beautiful, Kanika Greenlee. Ces deux organisations reçoivent des fonds de Coca-Cola.
Quand Seydel évoque une taxe sur les bouteilles, Hardegree lui répond par « un grand non ». Car « avec les investissements que Coca est prêt à faire à Atlanta et dans d’autres grandes villes américaines, cette campagne World Without Waste ne fera pas partie de la conversation. » C’est simple, « nous pouvons le faire à leur façon ou abandonner, vous savez, les fonds qu’ils sont prêts à fournir. » Kanika Greenlee est d’accord : « Non pas qu’une conversation sur la taxe sur les bouteilles ne vaille pas la peine, mais je crains que ça compromette les fonds que nous avons ici. » Dit autrement, Coca-Cola tient à ce que le prix des bouteilles en plastique reste bas. C’est ce qu’elle a toujours cherché à faire.
Le contre-feu
Dans une maison en bois crème entourée de sapin, au fond du Michigan, Arsen Darnay tient entre ses mains un rapport intitulé « Les impacts environnementaux des bouteilles de Coca-Cola ». Il date de 1970 et n’a jamais été publié. Devant les murs émaillés de photos de famille du salon, cet homme à la barbe blanche explique que la multinationale lui a demandé, à l’époque, de trouver la solution pour vendre sa boisson en polluant le moins possible. Avec son collègue du Midwest Research Institute Gary Muss, il est parvenu à la conclusion que « la bouteille en verre réutilisable, à condition d’être réutilisée 15 fois, est la solution écologique par excellence ». Mais Coca-Cola n’en a rien fait.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, ses consommateurs sont 96 % à rendre les bouteilles en verre consignées afin de récupérer près de la moitié du prix qu’ils ont payés. Avec la popularisation de la boite métallique et la montée en puissance du plastique, le Vermont s’était toutefois doté d’une loi anti-déchets dès 1937. En 1953, elle est complétée par l’interdiction de la vente de bière en bouteilles non-réutilisables. Sans attendre, les industriels s’organisent en créant un contre-feu sous la bannière de Keep America Beautiful. Alors qu’elle lutte officiellement contre la pollution, cette association fait en réalité du lobbying contre les mesures trop contraignantes. La loi du Vermont ne survit ainsi pas plus de quatre ans. Pourtant, « 62 millions de tonnes d’emballages ont été produits et utilisés aux États-Unis en 1966 », pointe Arsen Darney. « Seuls 10 % ont été réutilisés ou recyclés. »
Avec le même art du camouflage, Coca-Cola passe par la National Soft Drink Association en 1968 pour désamorcer un projet de loi fédérale visant à rendre les consignes sur les bouteilles obligatoires. Au niveau local, elle ferraille contre les « atteintes directes et politiques à la concurrence libre » et les « menaces sur ses projets », indique le géographe Matthew Gandy dans le livre Recycling and the Politics of Urban Waste. L’Oregon adopte malgré tout une loi qui impose les bouteilles réutilisables en 1971. Suivent le Vermont en 1973, puis le Connecticut, le Delaware, l’Iowa, le Massachusetts, le Maine, le Michigan et New York au début des années 1980.
En France, la consigne a disparu peu à peu, éclipsée par les matériaux jetables. Chaque citoyen génère 220 kilos de déchets par an en 1960. « Les boites [en] métal ne resservent jamais », indique une publicité de 1963. « C’est tellement plus pratique… plus hygiénique aussi : une boite [en] métal on l’achète, on la vide, on la jette… Un point c’est tout ! » La même année, la marque Huilor Dulcine fait la promotion de la bouteille non consignée. « Plus sûr[e] », elle « ne sert qu’une fois ; vide, on la jette, elle ne revient pas. » Quatre ans plus tard, Coca-Cola s’implante en France en ouvrant une usine à Clamart. Elle sera dotée en 2013 d’une ligne de production à haute cadence, capable de fabriquer 60 000 bouteilles en plastique de 50 cl par heure. « Un rythme impressionnant – 22 millions de caisses par an – qui en fait la plus rapide en Europe », vante le site.
La dissémination des ordures pousse le législateur à adopter un texte sur l’élimination des déchets et la récupération des matériaux en 1975. Elle est complétée par un décret de 1992 obligeant les entreprises à contribuer à l’élimination des déchets d’emballages. L’État crée alors Éco-Emballage (devenue Citeo), une société chargée de superviser et d’accompagner leur recyclage. Ce faisant, « la France signe l’arrêt de mort de la consigne en adoptant un système de contribution financière versée à des organismes en charge de la collecte et du tri sélectif », juge Coca-Cola sur son site. Mais cette mort doit beaucoup à une deuxième organisation, l’Adelphe.
Fondée en 1993 par les acteurs des vins et spiritueux, elle est une « réponse à une inquiétude face au modèle allemand de récupération par consigne. La consigne des bouteilles de vin par exemple aurait été ingérable à traiter en France et il était impératif d’éviter à tout prix un tel système », retracent deux parlementaires dans un rapport de 1999.
Indiscret lobbying
Autour de la longue barre grise qui accueille le siège de Coca-Cola, dans le centre d’Atlanta, le plastique manque. Dans tout l’État de Géorgie, les fabricants de tapis doivent en importer tant le recyclage est rare dans le coin. Laura Turner Seydel prend conscience de cette absurdité en 2005. Alors, cette fille du magnat des médias Ted Turner donne vie à Atlanta Recycles, une coalition mettant les institutions et les entreprises autour de la table. De son côté, Coca-Cola lance Coca-Cola Recycling LLC deux ans plus tard. Dans son rapport de développement durable publié en 2008, le groupe se félicite d’avoir réduit de 15 % le taux de déchets solides depuis 2002. Cela dit, en termes absolus, sa croissance a entraîné une augmentation de 5 % du volume de déchets solides.
À partir de 2008, Coca-Cola promet que 25 % de ses bouteilles seront conçues en plastique recyclé à l’horizon 2015. Mais dans le même temps, elle couvre d’or les organisations des chercheurs Steven Blair et Gregory Hand. Alors qu’ils reçoivent près de 4 millions de dollars entre 2008 et 2015, la marque de boisson initie discrètement le Global Energy Balance Network (GEBN) en 2014, moyennant 1,5 million de dollars. Blair et Hand sont les cofondateurs de cette association de lutte contre l’obésité. Ils clament que le surpoids est avant tout lié au manque d’activité physique et non à l’alimentation. « “Oh ils mangent trop, ils mangent trop, ils mangent trop”, répètent les médias en blâmant les fast-foods ou les boisons sucrées », raille Steven Blair. « Et il n’y a aucune preuve que ce soit effectivement la cause. » Elles ne manquent pourtant pas.
Quoique révélé par la presse en 2015, ce lobbying insidieux se prolonge en Europe contre le plastique. Alors que l’Écosse envisage d’adopter le système de consignes en vigueur en Allemagne et au Danemark, des responsables de Coca-Cola s’entretiennent avec le ministre responsable du projet, Richard Lochhead. Ils le contactent en tant que membres du Packaging Recycling Group Scotland (PRGS). « Je suis troublé de voir que des entreprises de boissons qui ont des systèmes de consignes opérants dans tant de marchés autour du monde continuent à résister à des systèmes introduits en Écosse et ailleurs », souffle-t-il.
En 2015, selon Greenpeace, la multinationale dépense 900 000 euros en lobbying auprès de la Commission européenne. Elle place aussi son directeur des affaires publiques, Nikolaus Tacke, à la Chambre de commerce de l’Union européenne. Cette lutte est aussi menée par des groupes tels que l’Association nationale des industries alimentaires et l’Elipso, qui représente les entreprises produisant des emballages plastiques. En août 2018, elles signent une note de position visant à diminuer la portée de la directive européenne relative aux plastiques à usage unique, constate Zero Waste France. À la surprise de l’association, Citeo (ex-Éco-Emballage) en est signataire.
Alors qu’Éco-Emballage était censé promouvoir la réduction à la source a la production, il comptait parmi ses adhérents des industriels qui freinaient des quatre fers. « L’ancien PDG de Cristalline par exemple faisait campagne contre l’eau du robinet il y une dizaine d’année », rappelle Mathieu Glachant. À Bruxelles, l’organisation PlasticsEurope considérait la consigne comme la pire solution il y a encore deux ans. « Elle dit maintenant que c’est génial car le contexte politique a évolué », poursuit le chercheur, selon qui « le recyclage du verre n’est pas extrêmement rentable au niveau environnemental. Le bon matériau, c’est le papier carton. »
Le 2 août dernier, Coca-Cola a ainsi décidé de quitter la Plastics Industry Association, le plus gros lobby du secteur. Reste que la marque « a longtemps bataillé pour éviter que les communautés du monde entier mettent en place des systèmes de consignes », résume Bart Elmore, historien de l’environnement et auteur du livre Citizen Coke: The Making of Coca-Cola Capitalism. À travers l’association Atlanta Recycles, Laura Turner Seydel promeut bien le recyclage dans la ville-mère de Coca-Cola. Mais il n’est pas question pour elle de parler d’une taxe sur les bouteilles, au risque que « ça compromette les fonds que nous recevons », comme l’a dit une de ses membres, Kanika Greenlee. Grâce à son pouvoir financier immense, la multinationale peut favoriser les alternatives les moins dommageables pour son porte-feuille, pas nécessairement pour la planète.
Couverture : Maria Mendola