lingua cosmica
En juillet dernier, le milliardaire russe Iouri Milner a lancé une campagne intitulée Breakthrough Initiatives (« projets révolutionnaires »), un fonds de 100 millions de dollars qui seront accordés exclusivement à des scientifiques travaillant à la recherche d’une intelligence extraterrestre (Search for Extra Terrestrial Intelligence, SETI). Cette initiative aurait pu se contenter de donner un regain de légitimité à un domaine qui a beaucoup de mal à être pris au sérieux depuis sa création, mais elle a fait mieux que ça.
Le projet de Milner a avant tout remédié au deuxième plus gros problème auquel la recherche fait face (le premier étant de mettre la main sur ces satanés extraterrestres) : trouver les fonds nécessaires afin de continuer à chercher. Scruter le cosmos en quête d’une forme de vie intelligente coûte cher et demande beaucoup de préparation en vue d’un premier contact – chose que certains scientifiques, comme Seth Shostak, directeur de l’Institut SETI en Californie, s’attendent à voir arriver de notre vivant. L’argent de Milner servira essentiellement à payer les factures pendant que les scientifiques du SETI font tout leur possible pour concrétiser cette prise de contact. L’histoire pourrait s’arrêter là, mais la recherche d’extraterrestres fait face à bien des obstacles que l’argent ne saurait résoudre. La question la plus épineuse n’est pas seulement de trouver quoi dire à E.T. quand il finira par appeler : c’est de savoir comment nous le lui dirons. Les astronomes et scientifiques spécialisés dans la recherche d’une intelligence « alien » cherchent une solution à ce problème de communication depuis un bon bout de temps. Ils ont trouvé quelques idées en chemin, certaines plus farfelues que d’autres. L’une des premières solutions fut suggérée au début du XIXe siècle par l’astronome autrichien Joseph Johann von Littrow, qui proposa de creuser de gigantesques tranchées dans le désert du Sahara, de les remplir d’eau, de verser du kérosène à la surface et d’y mettre le feu afin d’envoyer des messages enflammés à nos voisins planétaires.
Le plan de Littrow n’aboutit jamais, mais c’est la meilleure idée qu’on ait eu pendant près de 150 ans. Ce n’est qu’en 1960 qu’une autre idée a fait son apparition. Elle continue d’ailleurs encore aujourd’hui d’influencer le domaine de l’exolinguistique, auquel elle a donné naissance. Elle se présentait sous la forme d’un livre intitulé Lincos : projet d’un langage pour les rapports cosmiques. Sa publication marqua la création du premier langage artificiel élaboré dans le seul but de communiquer avec une forme de vie extraterrestre. Lincos, l’abréviation de lingua cosmica, a été créé par le mathématicien juif allemand Hans Freudenthal. Né en 1905, Freudenthal a débuté sa carrière académique comme conférencier à l’université d’Amsterdam en 1930, poste qu’il occupa jusqu’à l’invasion nazie des Pays-Bas en 1940. Après avoir perdu son travail, Freudenthal s’est fait discret durant les années d’occupation. Il fut envoyé au camp de travail d’Havelte en 1944, mais il est parvenu à s’échapper quelques mois plus tard. Le fugitif a rejoint Amsterdam, où il a assisté à la libération du pays par les Alliés en mai 1945. Peu de temps après la fin de la guerre, Freudenthal s’est vu offrir une chaire de géométrie à plein temps à l’université d’Utrecht. Fervent défenseur des réformes éducatives des années d’après-guerre, Freudenthal s’est opposé avec véhémence à l’introduction des « mathématiques modernes », une méthode d’enseignement rigoureusement logique, dans le programme néerlandais. Il préférait les méthodes pédagogiques liant les principes mathématiques à la vie de tous les jours, ce en quoi les mathématiques modernes échouaient lamentablement. La combinaison de ces deux intérêts – la logique et les maths appliquées – fut le terreau fertile de l’imagination de Freudenthal. Il donna naissance à Lincos, un langage utilisant les mathématiques afin de transmettre à la fois des vérités universelles et des détails de la vie terrienne à de potentiels interlocuteurs cosmiques.
Les messages Evpatoria
Bien qu’il soit considéré comme un tournant majeur par la communauté des chercheurs d’une intelligence extraterrestre, Lincos n’a jamais attiré l’attention du grand public. Cela s’explique probablement du fait que le texte de Freudenthal se résume essentiellement à un jargon dense et technique entrecoupé de formules mathématiques incompréhensibles pour le lecteur lambda. Pour l’astrophysicien Yvan Dutil, chercheur au sein de la Télé-Université de l’université du Québec, il s’agit d’un « travail révolutionnaire ». « Mais à part ça, le livre de Freudenthal est le plus ennuyeux que j’ai jamais lu de ma vie. À côté, les tables de logarithmes sont le sommet du cool. »
Dans son introduction à Lincos, Freudenthal expliquait que son but premier était « de créer un langage pouvant être compris par une personne étrangère à nos langages naturels et à leurs structures syntaxiques ». « Les messages transmis au travers de ce langage », disait-il, « contiennent non seulement des mathématiques, mais en principe l’essentiel de notre savoir. » Pour y parvenir, Freudenthal a développé Lincos comme une langue orale plutôt qu’écrite. Elle est composée de phonèmes et non de lettres, et régie par la phonétique, non par l’orthographe. Le langage lui-même est constitué d’ondes radio non modulées de longueur et de durée variables, retranscrites dans un code mélangeant des symboles empruntés aux mathématiques, à la science, à la logique symbolique et au latin. Grâce à différentes combinaisons, elles peuvent être utilisées pour transmettre aussi bien des principes mathématiques basiques que des explications de concepts abstraits comme l’amour et la mort. Freudenthal écrit que le tout premier message envoyé en Lincos doit être numéral, afin d’initier le destinataire aux mathématiques. Il se composera ainsi de pulsations courtes et régulières, ou « bips », le nombre de pulsations correspondant à un chiffre précis : un bip pour 1, deux bips pour 2, et ainsi de suite. L’étape suivante est de transmettre des formules basiques à l’aide de symboles comme =, + ou > pour expliquer les propriétés de la notation humaine et des connaissances mathématiques simples (par exemple : « . . . . . > . . . . » pour signifier que 5 est supérieur à 4). Les messages successifs seront de plus en plus complexes, passant des chiffres et des formules basiques à des sujets sophistiqués comme les comportements humains.
Malgré sa méthodologie rigoureuse et cohérente, l’une des principales critiques adressées à Lincos était que Freudenthal ne prenait pas en compte le fait que les extraterrestres sont susceptibles de ne pas du tout penser comme nous, auquel cas notre logique leur échappera totalement. Freudenthal a reconnu cette limite. Il écrit avoir été contraint de « supposer que la personne qui recevra mes messages est humaine ou qu’elle possède du moins des capacités cognitives semblables à celles d’un humain, car je ne saurais pas comment communiquer avec un individu ne remplissant pas ces conditions. » Selon Dutil, cette réflexion fait l’objet d’un consensus au sein des membres de la communauté scientifique. Beaucoup affirment que s’il existe une forme de vie intelligente dans l’univers, il y a de fortes chances pour qu’elle pense comme nous – ou qu’elle soit au moins familière avec nos mathématiques. Si une civilisation a été capable d’élaborer de quoi recevoir notre message, cela signifie que ses membres comprennent les mathématiques et les sciences nécessaires à la construction d’un tel appareil. Le célèbre spécialiste des sciences cognitives et de l’intelligence artificielle Marvin Minsky incline lui aussi à penser que de tels extraterrestres seraient dotés d’un esprit similaire au nôtre. Dans un essai dédié à la mémoire de Freudenthal, il écrit que les extraterrestres sont soumis aux « mêmes contraintes fondamentales que nous : les limites de l’espace, du temps et de la matière ». Le 13 octobre 1990, Freudenthal a été retrouvé inanimé sur un banc par des écoliers, à Utrecht. Il avait succombé à la contrainte temporelle de l’humanité lors de sa promenade quotidienne. Il est décédé avant d’avoir achevé sa lingua cosmica : le Lincos de 1960 devait être le premier de deux volumes, le second devant renfermer différentes façons d’envoyer des messages sur « la Matière », « la Vie » et « la Terre ».
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Traduit de l’anglais par Myriam Vlot, d’après l’article « Building a Language to Communicate With Extraterrestrials », paru dans The Atlantic. Couverture : Création graphique par Ulyces.