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En marge
Toutes ses sources datent d’avant 2000. Il est tenté de faire des GIF à partir de films et de séries récentes, mais il ne veut pas mélanger l’ancien et l’actuel sur sa page, car les films contemporains sont différents au niveau des couleurs et de la qualité. « Je suis du genre à passer au crible les vieilles librairies et les greniers poussiéreux », dit-il. « En tous les cas, les histoire ne changent pas tellement avec le temps. Celles qu’on racontait au siècle dernier sont tout aussi pertinentes que celles qu’on racontera demain. » Certains GIF sont plus sérieux ou plus personnels que d’autres. Celui-ci, extrait du film Ghost World, compte particulièrement pour lui, car il s’est pris d’affection pour Enid, l’un des personnages principaux. Le film raconte l’exclusion, le fait de ne pas se sentir à sa place, la difficulté à se connecter au monde. Un sujet qu’on imagine familier pour un autiste. Pour Jack Moon, qui se définit comme parfois dépressif et mélancolique, partager ce genre de GIF est « comme une sorte de cri silencieux pour ceux qui vivent la même chose, une façon de combattre ses démons intérieurs ». Mais il n’y a pas toujours de message derrière ses créations, certaines sont juste amusantes. Le but, pour lui, c’est aussi que les gens aient quelque chose à regarder pour s’échapper un moment du monde dans lequel ils vivent. Comme toute forme d’art, ils peuvent avoir un impact social et politique. « On les utilise partout, sur les sites d’information, dans les campagnes politiques. J’ai même fait des GIF commerciaux : pourquoi les utiliserait-on ainsi s’ils n’avaient aucune conséquence ? » raisonne Jack Moon. Il trouve son inspiration en regardant des films, principalement. Il n’arrive plus à en regarder sans penser à tous les GIF qu’il pourrait faire. Au départ, il utilisait sa bibliothèque iTunes, qui contient une énorme réserve de films et documentaires. Il a ainsi visionné image par image tous les Monty Python. Après avoir utilisé tout son espace sur iTunes, il a commencé à faire des recherches sur Internet. C’est ainsi qu’il a découvert les films de Jean-Luc Godard, à partir desquels il a réalisé beaucoup de GIF, notamment ceux avec Anna Karina. « Grâce aux GIF, je déniche toujours de nouvelles choses, enfin de vieilles choses nouvelles », ajoute-t-il. Il aime aussi sortir de leur contexte certains extraits de dialogues ou de chansons afin de leur donner une toute autre signification. En mettant en boucle une expression ou une émotion, il peut la transformer. « On peut trouver un sourire derrière un cri », dit-il. « En coupant bien, quelque chose de négatif peut être positif, et vice-versa. Je joue par moments avec cela. » Bien couper est important, puisque cela détermine la boucle, le squelette du GIF. Il faut trouver la première et la dernière image, pour que le tout soit fluide. Cette répétition rend parfois le GIF hypnotisant, ou simplement amusant. Bien que le format soit muet, la musique joue un rôle important dans les créations de Jack Moon, qui en met toujours en fond quand il travaille. Il transmet à ses GIF le rythme de la musique. « Quand elle est bonne, j’arrive à imaginer plus de GIF », raconte-t-il. Il a déjà pensé à mettre de la musique sur sa page, pour que tout le monde les voie s’animer en rythme. Mais il imagine que les gens en écoutent eux aussi quand ils les regardent. « Peu importe le style de musique, tout dépend du tempo. S’il est au même rythme que celui du GIF, ça fonctionnera », assure-t-il. Ses GIF naissent grâce au logiciel After Effects. Jack Moon télécharge le film et le fait défiler image par image pour zoomer et choisir le point de départ et le point final qui formeront la boucle. Il ajoute ensuite des effets. Par exemple, dans les vieux films, l’angle de la caméra peut changer. Ça devient difficile de « boucler » car l’image de début et celle de fin ne sont pas semblables. Pour que le bouclage soit parfait, il doit ajouter un stabilisateur d’image, qui masque le tremblement de la main. De temps à autre, il modifie aussi la vitesse ou l’inverse. L’artiste utilise ensuite une vieille version de Photoshop, datée de plus de dix ans, pour redimensionner les images. Sur Tumblr, leur taille est en effet limitée à 1 Mo. « Mais heureusement qu’il y a cette limite, autrement on pourrait publier des films entiers – et ce n’est pas le but d’un GIF ! » commente-t-il.
Enlever des images en modifie la vitesse, c’est pourquoi il doit ensuite la réadapter en ralentissant ou en accélérant. Il lui arrive aussi d’ajuster la luminosité ou les couleurs, ou bien de dessiner des images sur Photoshop quand il lui en manque. Enfin, il les exporte en GIF. Toutes ces compétences techniques, Jack Moon les a acquises par lui-même, se faisant la main au fil du temps, sans chercher de conseils en ligne. « Je sais qu’il existe des applications spéciales pour faire des GIF, mais elles sont assez limitées », dit-il. « Avec After Effects et Photoshop, je peux faire quasiment tout ce dont j’ai envie. Si je veux modifier le moindre détail, je peux, alors que dans les apps dédiées, la plupart du temps, c’est impossible. » Il donne l’impression d’être un curieux artisan du web. Jack Moon a en projet de revoir le thème de sa page, se concentrer davantage sur le texte, et réaliser des animations originales. Il a commencé un petit film d’animation fait de vieilles peintures, à partir duquel il compte réaliser de nouveaux GIF. Il cherche aussi un moyen d’exposer. Mais avant ça, il doit régler des problèmes administratifs pressants. « Actuellement, je n’ai pas de papiers d’identité valides, il faut que je gère ça en priorité. L’année dernière, j’ai emménagé à Braine-Le-Comte en Belgique, et ils remettent en cause le fait que je vis ici », raconte-t-il. « C’est bizarre, j’ai le rythme de vie d’un ermite. J’ai toujours été, d’une certaine manière, dans une autre dimension. Mais il y a vivre éloigné de la société, et vivre complètement en dehors. » Une vie de bohémien astronaute.
Couverture : Un astronaute bohémien. (NASA/Ulyces)
COMMENT SOMMES-NOUS TOUS DEVENUS OBSÉDÉS PAR LE RUIN PORN
Pionnier de l’exploration artistique du déclin urbain, le photographe Seph Lawless a inspiré toute une génération. Il raconte comment le web l’a rendu célèbre.
Les propos ayant servi à réaliser cette histoire ont été recueillis par Mathilde Obert au cours d’un entretien avec Seph Lawless. Les mots qui suivent sont les siens.
I. Médias sociaux
J’ai commencé à photographier des lieux abandonnés en 2001, mais je n’ai commencé à partager mon travail qu’en 2005. Je voulais montrer au monde entier une autre facette de l’Amérique. Je voulais la montrer sous un jour plus vulnérable. On en parle souvent comme de la « première puissance mondiale », et l’expression est renforcée par des torrents d’images qui ne reflètent pas toute sa réalité. Tout le monde aime les skylines de New York et la beauté de nos paysages, mais les gens connaissent moins les parties les plus pauvres du pays. J’ai pensé que ce serait que ce serait rendre justice aux gens qui vivent dans ces zones malades de l’Amérique que de dévoiler ces plaies à ciel ouvert. Les lieux que je photographie représentent la part sombre des États-Unis. Ils symbolisent en quelque sorte les effets à long terme de notre capitalisme effréné. Quand j’étais gamin, le skateboard était un délit aux États-Unis. Il n’y avait pas de skate parks. Si on était pris en train de skater, la police nous disait de dégager. Il arrivait aussi qu’ils nous arrêtent et confisquent nos planches. On a alors commencé à investir des bâtiments abandonnés. On y a construit des tremplins et des rampes. Nous étions nombreux, je suis de la même génération que Tony Hawk. C’est comme ça que j’ai développé ma fascination pour les lieux abandonnés. Ils étaient comme un monde parallèle, c’était notre échappatoire.
On qualifie généralement cette passion d’urbex, l’abréviation d’urban exploration. Mais le mot est apparu longtemps après que j’ai commencé à faire ce que je fais. Au début, on appelait ça du ruin porn. L’expression avait été popularisée par ceux qui comme moi photographiaient les ruines de Detroit au début des années 2000. Je ne me suis jamais personnellement considéré comme un « explorateur urbain », c’est une étiquette qu’on m’a collé après coup. Ça ne veut pas dire grand-chose en réalité : toute personne qui entre dans un bâtiment abandonné avec un appareil photo est considéré comme tel.