Comment cet artiste autiste est devenu le roi du GIF

L’astronaute bohémien

Sur fond noir, une multitude de petites cases, rectangulaires ou carrées, dans lesquelles se répètent de courtes scènes, à en faire tourner la tête. On peut y voir des personnages qui chantent et dansent, des pingouins qui sautent dans une cheminée, une fleur entrain d’éclore. En en-tête, « THE GYPSY ASTRONAUT » s’affiche en lettres bleues et rouges. On est sur le Tumblr de Jack Moon. Ce Belge grand et fin, âgé de 35 ans est un artiste créateur de GIF. Il repère des scènes de films ou de clips vidéos qui lui semblent intéressantes, et les coupe pour les faire passer en boucle sous forme de GIF. Il peut s’agir d’une expression, de quelque chose de beau, ou de drôle. Le format GIF (Graphic Interchange Format) a été inventé en 1987 par CompuServe. Permettant de sauvegarder plusieurs images dans un même fichier, il crée des animations si celles-ci sont affichées suffisamment rapidement. Après un lancement remarqué dans les années 1990, ils redeviennent extrêmement populaires dès la deuxième moitié des années 2000, où ils sont partagés en masse sur les réseaux sociaux. GIF a même été élu mot de l’année en 2012 par l’Oxford University Press, éditeurs du prestigieux dictionnaire d’Oxford. Pour Jack Moon, c’est un nouveau moyen d’expression : « Les gens l’utilisent pour réagir. Cela leur sert à exprimer ce qu’ils ressentent, ce qu’ils pensent sur différents sujets. Et puis c’est souvent drôle, et ce qui est drôle se partage facilement. Avec Internet, c’est une forme d’art qui se diffuse rapidement. » Ce format lui impose pourtant des limites : il faut respecter une certaine compression de l’image, qui la rend granuleuse la plupart du temps, et on ne peut utiliser plus de 256 couleurs. C’est ce qui lui donne une « âme » selon Jack Moon, chose rare à l’ère de l’obsolescence technologique. Quand on lui recommande de passer à un nouveau format, doté d’une meilleure compression, de plus de couleurs et d’une plus haute définition, il ressent à la fois de la peine et de la colère. « La dernière personne qui m’a proposé ça avait l’air complètement perdue dans cette course à l’innovation, qui ne s’arrête jamais », raconte-t-il. « Dans le milieu de la tech, il y a une philosophie très répandue selon laquelle ce qui est nouveau est forcément mieux. Tout ce qui appartient au passé devient dès lors inutile. C’est une sorte d’obsession compulsive. Mais la qualité ne peut être réduite à l’amélioration des caractéristiques. J’ai encadré cette citation de Marilyn Monroe à côté de mon bureau : “L’imperfection est beauté”. Je pense qu’elle correspond bien à la question. » Le Tumblr de Jack Moon n’a pas toujours été peuplé de GIF. Au départ, il y partageait de la musique et des dessins. Il a également travaillé pour une agence créative américaine au sein de laquelle il concevait des GIF commerciaux, utilisés comme publicités pour promouvoir un produit. Aujourd’hui, il n’est pas rémunéré pour ses œuvres même s’il aimerait en faire son métier. « Si seulement je pouvais trouver un moyen d’être payé pour mes GIF, j’en ferais tous les jours. Me réveiller le matin, commencer à créer, continuer comme ça toute la journée, aller me coucher, et recommencer le lendemain… ce serait génial ! » confie-t-il, les yeux pétillants. C’est sa petite amie qui lui a conseillé, il y a quatre ans et demi, de partager des GIF sur Tumblr, alors qu’il faisait de l’animation. Il a décidé de supprimer tout ce qu’il y avait sur la page. « J’aime la présentation actuelle, avec tous ces GIF côte-à-côte. Je ne veux rien mettre entre deux, que ce soit du texte ou de la musique. Quand on défile, le tout ressemble à une immense tour d’immeuble, et les GIF interagissent entre eux. Leurs expressions se rencontrent, et quand j’en ajoute de nouveaux, l’ordre change et de nouvelles histoires se créent entre les GIF. Ça apporte quelque chose à la page. » Le titre, The Gypsy Astronaut (« l’astronaute bohémien »), est antérieur aux GIF. Même s’il a pensé à le changer, Jack Moon aime le côté poétique de ce nom qui porte une histoire. « J’étais à une soirée où des gens parlaient à voix basse de gitans, de manière plutôt négative. Ça m’a mis en colère et je me suis dit que j’allais mettre “gitan” dans mon titre pour que ça les dérange en le voyant. Et plus jeune, quand je faisais des bêtises, mes parents me menaçaient de “m’envoyer chez les gitans”. Ça m’est resté. C’est probablement pour ça que ça m’est venu à l’esprit », se souvient-il. « Je trouve que ça sonne bien, avec le contraste provoqué par la juxtaposition des mots “astronaute” et “gitan”. C’est surtout pour le côté poétique que je garde ce titre. Il est très évocateur. »

Le bon équilibre

Tumblr lui est apparu comme l’endroit idéal où partager ses GIF. C’est là qu’ils sont le plus populaire. Sans compter qu’il n’y a pas de publicité et que Tumblr est différent des autres médias sociaux. « J’ai toujours vu ça comme une plateforme de blogs, plus qu’un réseau social. C’est beaucoup plus libre, les gens peuvent s’y montrer tels qu’ils sont », explique-t-il. Malgré cela, il ne va pas si souvent sur Tumblr, sinon pour vérifier son tableau de bord et publier des GIF. « Je préfère de loin créer de nouveaux GIF plutôt que de regarder ce que les autres font, même si leur travail est intéressant », avoue-t-il. « Il y en a tellement à faire ! Je ressens une certaine pression quand je pense à tous les GIF que j’ai encore à faire. » Et c’est peut-être ce qui rend sa page différente. « Je suis certain que parmi tous les GIF que j’ai faits, il y en a certains que d’autres ont fait avant moi ou qui leur ressemblent. Je préfère ne pas savoir ! Je veux juste les faire. Il y a toujours une part de moi-même dedans », commente-t-il. The Gypsy Astronaut en compte aujourd’hui 2 300, mais 10 000 attendent d’être publiés. « J’aime bien les mélanger. Quand je fais plusieurs GIF à partir d’un même film, je ne peux pas tout partager en même temps, alors j’attends, je cherche d’autres choses à mettre entre deux. C’est frustrant car j’ai envie de les poster. Il est difficile d’aller sur Tumblr et de ne poster qu’un seul GIF. Après en avoir publié un, j’ai envie d’en mettre un autre, puis un autre, etc. Puis je regarde s’ils ont du succès. Ça devient rapidement addictif. » Il définit son Tumblr comme un théâtre de GIF insensé et poétique. Mais il a du mal à expliquer sa réussite. C’est quand il s’y attend le moins que ses GIF sont les plus populaires, comme cet extrait de The Young Ones qui a atteint les 50 000 likes. Tout le monde lui a demandé d’où il était extrait, ce n’est donc pas pour la référence que les gens ont aimé le GIF. « On m’a déjà dit que mes GIF avaient quelque chose de différent, mais j’ai du mal à identifier ce qui les rend si spéciaux. Peut-être que le fait que je sois autiste a une influence… Je perçois le monde différemment et je me concentre sur des choses auxquelles les gens ne prêtent pas attention. Je travaille beaucoup avec les expressions du visage, parce que la plupart du temps elles restent un mystère pour moi », confesse-t-il. « Je me laisse guider par mon intuition et je partage ce qui provoque une émotion en moi – qui je pense, est universelle et permet aux gens d’être connectés. » Dans un monde où tout est analysé et décortiqué à l’infini, il a le sentiment qu’on sous-estime l’intuition. « Je laisse parler mon instinct, je ne fais pas de plan. D’une certaine manière, c’est un exercice que de ne pas donner de sens. Les gens ne sont généralement pas très logiques de toute façon, ça fait partie de l’humain. » Quand il marque une absence sur son blog, il reçoit des messages de ses abonnés. « Il y en a pour qui les GIF ne comptent pas plus que ça, c’est juste un truc qu’ils partagent, tandis que d’autres sont de vrais fans », dit-il. Leur quantité est néanmoins difficile à évaluer, car le nombre affiché de likes et de reposts ne correspond pas à la réalité. Des gens peuvent ajouter ses GIF à leur blog, et les réactions qu’ils provoqueront ne seront pas comptabilisées sur le sien – impossible alors d’avoir une vue globale. Récemment, Jack Moon a découvert que plusieurs de ses créations étaient sur Giphy. Il s’étonne : « Je ne sais absolument pas comment ils se sont retrouvés là, j’ai un compte sur Giphy mais je ne poste rien dessus », s’étonne-t-il. Il lui arrive aussi de les voir sur d’autres blogs. Il sait que ce sont les siens, car il les coupe d’une façon particulière. Des gens les enregistrent et les repostent. Le Tumblr se divise en plusieurs thèmes : les Beatles y côtoient Bettie Page, les Monty Python, et même la famille Addams. « J’ai choisi certains personnages pour leur notoriété, mais ils viennent la plupart du temps de ce que je regarde et de ce que j’aime », précise-t-il. Il cherche sans arrêt un équilibre entre les personnages populaires, pour attirer les gens, et ceux qui le sont moins : « Si je ne faisais que des GIF extraits de films ou clips méconnus, il n’y aurait pas autant de personnes qui visiteraient mon blog. Et si je n’utilisais que des matériaux populaires, je m’ennuierais. C’est comme un festival : il y a toujours les têtes d’affiche et les groupes moins connus. Sans les têtes d’affiches, peu de gens viendraient voir les nouveaux groupes. Le tout est de trouver un bon équilibre. »