Le salon de beauté
Le salon de beauté du village pittoresque de Ras Baalbeck ressemble à n’importe quel autre salon de beauté au Liban. Aujourd’hui, le village chrétien situé au nord-est du pays, à la frontière syrienne, est calme et baigné par le soleil de juin. Un groupe de femmes discutent allègrement, alors qu’elles éventent leurs ongles fraîchement peints et examinent leur pédicure. « On ne voit pas la couleur sur tes ongles », dit une jolie jeune fille de 20 ans à sa tante corpulente, qui est en train de faire sécher ses pieds. « Tu aurais dû choisir une autre couleur. » Sa mère rigole. « Regardez-nous, il y a une guerre et on est là, à se faire les ongles. Et la semaine prochaine, il y a un mariage dans le village. Nous sommes vraiment confiantes… » Sa tante pouffe. « Tout ce que je peux dire c’est que je me tuerai plutôt que de les laisser m’emmener. »
La fille désapprouve. « Chut, ma tante. Le Hezbollah ne les laissera pas faire ! » « Si le Hezbollah s’en va, je me bougerai le cul et je partirai avec eux ! » réplique sa tante, provoquant l’hilarité de toute l’assemblée. Il est clair qu’elle est habituée à provoquer des rires outrés. « Que Dieu aide l’armée libanaise qui n’a pas pu arrêter Daesh toute seule. Si le Hezbollah n’était pas là pour nous protéger, Daesh aurait foutu nos vies en l’air. » En réalité, ce salon de beauté se trouve dans une zone dangereuse, car Ras Baalbeck se situe juste à la frontière entre ce qui est toujours le Liban – un pays multi-sectaire habitué à un mode de vie relativement détendu et libéral – et le « califat » de l’État islamique, fondamentaliste et violent. Au début du mois d’août 2014, l’organisation terroriste, souvent désignée au Liban sous le nom méprisant de Daesh, et son frère ennemi le groupe islamiste Jabhat al-Nosra ont organisé séparément de nombreuses incursions à travers la frontière libanaise. En réalité, il n’y a que deux petites montagnes – plutôt des collines – pour séparer Ras Baalbeck de la ville voisine d’Arsal, divisée entre l’EI et al-Nosra. Les groupes de miliciens ont fait main basse sur la périphérie et certaines collines environnantes. Ils ont également établi une présence dans les souterrains du village. Les médias publient rarement des articles sur ce sujet, car l’État islamique a pour habitude de capturer et décapiter les journalistes. Mais il a déjà été démontré que Daesh avait établi à Arsal des tribunaux régis par la charia, ce qui donne une idée des enjeux auxquels se verraient confrontées les femmes de Ras Baalbeck. Ainsi, si les miliciens réussissaient à envahir le village chrétien, les jours où on pouvait se promener en t-shirts à manches courtes et sans se voiler la tête seraient comptés. La minorité chrétienne locale est par ailleurs méprisée par les groupes radicaux musulmans sunnites qui considèrent ses membres comme des infidèles. Ces femmes seraient donc probablement exposées à l’enfer des mariages forcés et des viols systématiques dont ont été victimes d’autres femmes issues de minorités vivant sur les territoires occupés par l’État islamique.
Mais ne nous méprenons pas. Daesh a des vues sur Ras Baalbeck. En effet, l’objectif premier du groupe est d’étendre son califat dans la majeure partie du Moyen-Orient. Le Liban étant un État divisé et gangrené par des haines sectaires très anciennes, il semble être un endroit idéal à attaquer. Jusqu’à présent, leurs efforts n’ont été que modestement récompensés : ils contrôlent seulement 337 kilomètres carrés du territoire libanais. Par conséquent, l’armée libanaise et son éternel rival le Hezbollah, la puissante milice chiite soutenue par l’Iran, ont combattu l’EI côte à côte, mais pas forcément ensemble. À l’exception de la population sunnite radicale libanaise, principalement concentrée dans la ville du nord du Liban, Tripoli, les quatre principales communautés religieuses du pays (sunnites, chiites, druzes et chrétiens) sont unies, une fois n’est pas coutume, dans le désir d’empêcher Daesh de s’implanter au Liban. La probabilité que l’État islamique s’approprie plus de territoires au Liban est faible. En effet, en plus des efforts que le groupe doit fournir pour se maintenir en Syrie et en Irak, Daesh doit ici faire face aux forces combinées de l’armée libanaise et du Hezbollah. Mais il y a tout de même des rumeurs inquiètes quant à l’éventualité que des cellules dormantes de Daesh planifient des attaques terroristes dans le pays. Et en arrière-plan surgissent les possibilités d’un conflit sectaire à grande échelle qui hante le Liban depuis la fin de la guerre civile, et s’avère être à présent une menace réelle arrivant de Syrie.
Hezbollah
Aram Nerguizian, chercheur principal au Center of Strategic and International Studies, un think tank basé à Washington D.C., explique pourquoi les miliciens visent cette région : « Ras Baalbeck est un point de liaison vers un réseau routier. Les groupes comme Jabhat al-Nosra ou l’État islamique sont confrontés à un défi majeur : celui d’opérer dans une région extrêmement aride. Or, réseau routier signifie approvisionnement, accès à l’eau et au carburant. »
Un vieillard se met à rire lorsque je lui demande s’ils ont peur, affichant sur son visage ridé un large sourire.
Jusqu’à récemment, Daesh attaquait seulement les forces de l’armée libanaise stationnées près d’Arsal. En revanche, le Hezbollah combattait al-Nosra dans la région et en Syrie afin de soutenir le régime d’Assad. La relation entre l’EI et al-Nosra est complexe, et malgré une coopération limitée motivée par des intérêts similaires sur le front libanais, ils luttent régulièrement l’un contre l’autre en Syrie. Mais le 9 juin, l’EI a lancé une attaque contre les positions du Hezbollah juste à l’extérieur de Ras Baalbeck, essayant de prendre le contrôle des collines situées entre les villages, et cherchant probablement à occuper Ras Baalbeck par la même occasion. Le nombre de victimes de cette incursion est contesté : le Hezbollah fait état de centaines de morts du côté de l’EI, tandis que ces dernier rapportent un nombre compris entre 22 et 80. Quoi qu’il en soit, le Hezbollah a triomphé et conquis les cœurs et l’esprit des villageois chrétiens – y compris les femmes du salon de beauté. Depuis, le groupe a continué d’engranger les victoires contre l’État islamique, et aurait tué l’ « émir » local du groupe, il y a peu. Mais lors de cette même attaque, le Hezbollah a également perdu des combattants. Et selon l’un de ses chefs d’unité, un homme grand et maigre qu’on appellera ici Abdullah, le Hezbollah savait que Daesh allait probablement attaquer leurs positions, mais cela ne les a pas empêché d’être pris de court ce jour-là. « Nous nous étions préparés à ce qu’ils finissent par arriver, et vu que nous étions déjà en train de combattre al-Nosra, nous projetions d’étendre la bataille », déclare Abdullah. « Mais Daesh nous en a empêché et maintenant la guerre a commencé. Lorsqu’ils sont arrivés, nous avons rassemblé nos forces et grâce à notre préparation, il y a eu de nombreuses victimes dans le camp opposé. Mais nous avons perdu neuf de nos combattants. C’est terrible, si nous avions été mieux préparés, ils seraient probablement encore vivants. »
Lorsque je demande pourquoi le Hezbollah se donne tellement de peine pour protéger un village chrétien, Abdullah hausse les épaules : « Les chrétiens ont un livre sacré, comme nous. Ce sont donc des gens comme nous. Ils sont libanais, donc nous les protégeons. » C’est un rôle que la plupart des Américains n’attribueraient pas au Hezbollah, toujours inscrit sur la liste des groupes terroristes du département d’État américain, après qu’ils ont bombardé et kidnappé des employés américains du département pendant la guerre civile libanaise. Mais pour les villageois de Ras Baalbeck, le Hezbollah est leur seul espoir de continuer à mener la vie qu’ils ont toujours vécue dans leur village. Un homme, propriétaire d’une petite épicerie située au milieu du village, affirme qu’il a fait ce qu’il a pu pour aider le Hezbollah, alors qu’il combattait Daesh dans les collines à l’extérieur du village. « Sans le Hezbollah, Daesh serait aujourd’hui même en train de jouer dans nos villages », explique-t-il alors qu’il prépare un verre de limonade. « Le Hezbollah ne nous a jamais fait de mal et l’armée ne peut pas défendre seule toute cette région. Si Daesh arrive, que Dieu nous en garde, nous savons ce qui nous arrivera. Nous avons vu ce qu’ils ont fait à tous les chrétiens en Syrie et en Irak. C’est pour cela que nous sommes en état d’alerte, bien que nous soyons protégés grâce à Dieu et au Hezbollah. Je suis un blessé de guerre, donc je ne marche pas bien, mais j’ai aidé le Hezbollah à charger les armes. » Deux vieillards, qui se prélassant sous le soleil du mois de juin de l’autre côté de la rue, semblent être les gardiens vigilants du village. L’un d’eux se met à rire lorsque je lui demande s’ils ont peur, affichant sur son visage ridé un large sourire aux dents jaunies. « Tout va bien », glousse-t-il d’une voix cassée. « Tout est très calme. » Il désigne les petites montagnes qui les séparent de Daesh : « Ils ont essayé d’entrer par ici. Ils pensaient pouvoir envahir facilement le village parce qu’il est petit. Mais ils ne savaient pas que ses habitants étaient prêts à se battre dans les montagnes aux côtés du Hezbollah. »
Quoi qu’il advienne
Dépeindre le Hezbollah comme des héros dévoués défendant le pays irrite de nombreuses personnes au Liban. Selon un éminent politicien libanais qui préfère rester anonyme, le groupe est avant tout soucieux de protéger ses canaux d’approvisionnement et non pas de défendre les chrétiens contre l’État islamique. Le Hezbollah combat en Syrie aux côtés du régime d’Assad, ils doivent donc maintenir le flux de biens et d’armes nécessaires au maintien de leurs troupes. « Les rebelles syriens représentent une menace dans une région cruciale pour eux. »
D’après M. Nerguizian, du Center of Strategic and International Studies, les victoires engrangées par l’armée libanaise dans la région sont ignorées, alors que le Hezbollah s’accapare tous les honneurs. « Le Hezbollah fait la une de l’actualité parce qu’ils sont très forts pour ça. Ils sont très forts pour dire : “Grâce à nous, les chrétiens et le pays sont protégés.” En revanche, personne ne mentionne l’importance de l’artillerie de l’armée libanaise, indépendamment de ce que le Hezbollah fait. » Ibrahim Tannous, un ancien chef de l’armée libanaise à la retraite, considère le Hezbollah comme une menace envers la souveraineté de l’armée et de l’État, car il agit selon lui comme un agent de l’Iran et non du Liban. « Pour le moment, ils ont besoin des forces de l’armée libanaise », dit-il. « Mais que se passera-t-il une fois que la guerre sera terminée ? C’est là qu’il y aura un problème. » Toutefois, c’est un souci qui se posera sur le long terme. Pour le moment, les combattants du Hezbollah et les soldats de l’armée libanaise pensent tous à la prochaine bataille. Abdullah, le chef d’unité du Hezbollah, me confie sa plus grande peur : que Jabhat al-Nosra et Daesh organisent une offensive à grande échelle contre l’armée libanaise dans le nord-est du pays, tandis que de nombreuses cellules dormantes de l’EI au Liban s’activent simultanément et effectuent des attaques terroristes massives…
« Si vous voulez mon avis personnel, nous devrions combattre les partisans de Daesh ici au Liban », tranche Abdullah d’un air grave. « Je sens qu’une guerre sectaire est sur le point d’éclater. Nous savons que des gens soutenant Daesh forment des cellules dormantes au Liban. Nous devons étudier la situation dans sa globalité, la région dans son ensemble, pour ensuite agir en conséquence. Nous sommes les seuls à protéger le Liban de ces animaux. » Il n’y a pas à en douter. Il est actuellement dangereux de vivre à la frontière. Mais les villageois de Ras Baalbeck, perchés de manière instable sur la ligne entre le Liban qu’ils connaissent et le califat qu’ils redoutent, assurent qu’ils ne s’enfuiront pas si les hommes qui hantent leurs nuits reviennent. Le propriétaire de l’épicerie est déterminé, alors qu’il sirote sa limonade. « Mon père est né ici, mon grand-père est né ici, mes oncles, toute ma famille est née et a grandi dans ce village », dit-il. « Cela aurait-il du sens que je parte maintenant ? Je mourrai ici, quoi qu’il advienne. »
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Dans le salon de beauté, la question de savoir s’il faut avoir peur est toujours au centre du débat. La mère de la fille frissonne vigoureusement. « Nous avons peur de leur apparence », dit-elle. « Leur visage nous effraie. » La fille hoche la tête. « En tant que chrétiennes, nous sommes en grand danger, parce que nous sommes comme une petite île dans une mer musulmane », explique-t-elle. « Les musulmans sont nos amis, nous ne les haïssons pas. Mais ceux-là ne sont pas des musulmans, ce sont des terroristes. »
Une femme, qui était restée silencieuse jusque-là, alors que le débat faisait rage parmi les clientes, prend soudainement la parole : « Vous voulez savoir si les femmes du village s’enfuiront ? Nous resterons », dit-elle âprement. « Je suis grand-mère à présent, j’ai trois petits-enfants, et je prendrai moi-même une arme pour les tuer. »
Traduit de l’anglais par Maya Majzoub d’après l’article « ISIS Is Trying to Take Over Lebanon. This Christian Village Is on the Front Lines. », paru dans New York Magazine. Couverture : L’armée est dépêchée à Ras Baalbeck.