Le champ libre
De part et d’autre de la route nationale qui relie Coimbra à la côte ouest du Portugal, entre Lisbonne et Porto, des pieds de vignes hachurent le paysage. Balayé par le vent de l’Atlantique et inondé de soleil, la région de Bairrada offre l’un des meilleurs raisins du pays. Depuis l’été 2017, elle a une autre spécialité : le cannabis. « Nous avons commencé à faire pousser », annonce fièrement Brendan Kennedy, le président de Privateer Holdings. Cette firme de Seattle fondée en 2011 fait partie des plus gros investisseurs de l’industrie légale de la weed. Elle possède notamment une filiale de production de cannabis médical basée au Canada, Tilray, et le plus gros média du secteur, Leafly.
Brendan Kennedy est le parfait exemple de l’entrepreneur du cannabis moderne : costume brun, coiffure impeccable et gestes mesurés, c’est un invité régulier des salons de l’innovation du monde entier. À la recherche de terres, ses associés et lui ont visité le Portugal en 2015. « Un climat idéal et un bon environnement réglementaire » y régnait, d’après le PDG. Après avoir consulté leurs investisseurs et enquêté ailleurs, ils ont signé un protocole d’accord avec le gouvernement portugais en octobre 2016. Puis, en juillet dernier, l’entreprise a finalement acquis une parcelle du parc technologique de Cantanhede. Situé au nord de ce village de 7 000 habitants du Bairrada, derrière un practice de golf et des terrains de foot en gazon synthétique, le site se remarque par quatre blocs de verre habillés de panneaux blancs. Mais il va changer de visage. Un laboratoire à ciel ouvert, une banque génétique et un site de culture extérieure seront construit d’ici 2018.
Suivront, en 2020, une serre de 10 000 m² et un bâtiment de 1 500 m². Seul du cannabis à usage médical y sera cultivé, bien que Privateer Holdings donne par ailleurs dans le récréatif. En février 2016, ses équipes ont entamé la commercialisation de « la première marque mondiale » de cannabis à usage récréatif, Marley Natural, en collaboration avec la famille de Bob Marley. « Nous achetons la matière première de manière socialement et écologiquement responsable », vante sa directrice générale, Tahira Rehmatullah.
À Biocant, le nom du parc ouvert en 2006, « il y a un grand nombre de professionnels de l’industrie des biotechnologies que nous pourrions recruter », indique Brendan Kennedy. Le groupe promet aux médias que son investissement de 20 millions d’euros apportera une centaine d’emplois « de qualité ». À ses investisseurs, il fait miroiter la perspective d’un marché pouvant totaliser 40 milliards d’euros de revenus par an sur le Vieux Continent. Si Brendan Kennedy a tout fait pour être « le premier à exporter des plants de cannabis nord-américains en Europe », c’est parce qu’il estime qu’il s’y trouverait dix millions de patients potentiels. Déjà, la légalisation du cannabis thérapeutique en Allemagne, début 2017, a selon lui engendré « une forte demande ».
Isolés lorsqu’ils s’étaient engagés en ce sens, en 2003, les Pays-Bas ont été rejoints par l’Espagne et, en juin 2017, par la Pologne. En Finlande, au Royaume-Uni ou en République Tchèque, Tilray pourrait remplacer les dérivés de la plante qui, bien qu’autorisés, sont chers ou mal approvisionnés. « Nous voyons de plus en plus de pays qui légalisent le cannabis rapidement », constate non sans satisfaction Brendan Kennedy. « On ne s’attendait pas à ce que ce soit le cas en Pologne ! » Aucune discussion n’a en revanche été engagée avec Privateer Holdings en France. Mais son patron est sûr que cela peut changer très vite. Lui-même a été converti à cet univers de manière inattendue.
Géographie de l’herbe
Brendan Kennedy n’avait qu’à tendre le bras pour fumer un joint. À San Francisco, la ville californienne où il a grandi, le cannabis a été décriminalisé dès 1975. Personne, sur le campus de Berkeley, n’a attendu la légalisation officielle de novembre 2016 pour faire tourner. Mais il n’était pas intéressé. Le jeune homme y obtient une licence en architecture en 1994, soit deux ans avant l’autorisation de l’usage médical de la drogue douce. Créateur d’une paire d’entreprises dans le développement de logiciels informatiques, Kennedy saisit de mieux en mieux les éléments qui font ou défont leur croissance. Après être retourné en cours pour parfaire sa connaissance de l’entrepreneuriat, il se lance dans le capital risque au sein de SVB Analytics, une banque de la Silicon Valley au logo d’un bleu froid à des années-lumière des contrées verdoyantes du cannabis. Au printemps 2010, la visite d’un client de San Francisco spécialisé dans le cannabis médical l’intrigue. « Quand je suis retourné à mon bureau », raconte-t-il, « j’ai fait des recherches sur les entreprises liés à la plante. Il y en avait beaucoup qui exploitaient ses produits dérivés, mais je n’ai rien trouvé sur le versant médical. »
Commence alors une étude de marché improvisée. Kennedy discute avec des cultivateurs, des patients, des médecins, des pharmaciens, des activistes. Il se rend où pousse la plante avec une certaine liberté : dans le nord de la Californie, dans la province canadienne de Colombie-Britannique, sur l’île de Jamaïque, en Espagne et jusque dans des kibboutz israéliens. « Au départ, j’étais très sceptique, mais plus je parlais aux patients, à leur mère, aux enfants atteints d’épilepsie, plus ma perspective a changé », se souvient-il. Seuls quinze États américains permettent alors d’acheter du cannabis pour se soigner. Parmi eux, aucun n’en autorise la vente libre. Mais les graines du changement sont déjà en germe. Élu un an plus tôt, Barack Obama est le premier président américain à admettre publiquement avoir un jour fumé un joint. À partir de septembre, la possession de moins de 28 grammes d’herbe n’expose plus qu’à une amende en Californie. Le Colorado et l’État de Washington vont plus loin en donnant la possibilité à leurs citoyens de posséder une telle quantité en novembre 2012. Après avoir passé des mois à persuader leurs proches et leurs partenaires du bien-fondé de leur entreprise, Brendan Kennedy et ses associés, Michael Blue et Christian Groh, parviennent à réunir sept millions de dollars auprès d’investisseurs et rachètent un média spécialisé de Seattle, Leafly, en 2012, pour faire tourner le message. Le « Yelp pour la marijuana » compte aujourd’hui une centaine d’employés. Le PDG veut aussi produire à grande échelle. « Faute de trouver une entreprise dans laquelle investir, nous avons créé Tilray à l’été 2013. » Les bureaux de sa nouvelle filiale sont ouverts de l’autre côté de la frontière, en Colombie-Britannique. Depuis les années 1970, les montagnes de la province canadienne servent de repaires aux champs sauvages de cannabis. La plante est tellement rentrée dans les mœurs qu’une politique de tolérance s’est développée, la police ignorant les petits consommateurs. Brendan Kennedy trouve un local à Nanaimo, en face de l’ « Amsterdam d’Amérique du Nord », Vancouver. Il est prêt pour traverser l’Atlantique.
Le mur de Berlin
Une joggeuse passe à grandes foulées devant un immeuble new-yorkais. Sur le perron, en arrière-plan, un homme élégamment vêtu de noir se mort la lèvre, comme s’il attendait avec impatience qu’on lui ouvre, un journal sous le bras. « Pour combattre le cancer, Molly a préféré le cannabis Sativa », dit la légende près de la sportive. « Ian a choisi l’indica pour soulager les symptômes de la sclérose en plaques », peut-on lire à côté de la porte. Pour la campagne de pub de Tilray lancée à l’été 2014, Brendan Kennedy a choisi de montrer ceux qui suivent des traitements à base de cannabis comme des personnes dynamiques. Lui-même a couru six marathons « Ironman ».
Le PDG veut donner une image sérieuse à la drogue douce, souvent associée à la fête. Alors, au moment où la capitale économique du pays donne à ses citoyens le droit d’en consommer pendant un traitement, il achète une page de pub dans un quotidien local, le New York Times. « Un des moyens de faire tomber le mur de Berlin de la prohibition est de parler du cannabis avec les moyens mainstream », théorise-t-il. À la faveur du Règlement sur l’accès au cannabis à des fins médicales (RAMC), adopté en mars au Canada, Tilray cultive et délivre déjà du cannabis là où c’est autorisé. La filiale fait partie des quelques entreprises qui ont obtenu une licence d’Ottawa. Reste à la rentabiliser en incitant les autres régions du monde à ouvrir leurs marchés.
En avril 2015, un nouvel apport de 75 millions d’euros fait de Privateer Holdings la firme la mieux dotée du secteur. Mais tout l’argent du monde ne peut rien faire si les barrières légales demeurent. « C’est l’industrie la plus compliquée que j’aie jamais vu, tant au niveau légal, politique que social », confie Brandon Kennedy. Tilray parvient malgré tout à vendre ses produits jusqu’en Australie et en Nouvelle-Zélande. Au Portugal, « ce n’était pas facile mais guère différent », observe l’entrepreneur. Kennedy épuise son stock de cartes de visite entre les ministères de l’Agriculture, de la Santé, des Investissements, et en distribue aux acteurs locaux concernés à Cantanhede. En parallèle de ses prospections de terrain, Tilray obtient la certification « bonnes pratiques de livraison » de la part de l’Agence européenne de médecine.
Cette année, un troisième groupe d’investisseurs a confié à Privateer Holdings « entre 100 et 140 millions de dollars », d’après Kennedy. De quoi voir l’avenir avec confiance. « En Amérique du Nord, une idée reçue veut que le phénomène soit limité à la Californie, au Colorado et au Canada, or c’est loin d’être le cas », pense-t-il. « Nous allons voir de plus en plus de pays légaliser le cannabis médical et de plus en plus de recherches aideront les entreprises comme la nôtre à améliorer les formules en fonction des maladies. » Ce que Brendan Kennedy ne dit pas, c’est que sa compagnie lorgne aussi les régions du monde qui autorisent la consommation de cannabis récréatif, comme l’Uruguay ainsi que quatre États américains. Le Canada est sur le point d’en faire de même. On y verra sans doute bientôt distribués les produits de la marque Marley Natural. En attendant, l’entrepreneur a de bonnes raisons de rester discret sur ce point. « La plupart des pays du monde ne veulent pas entendre parler d’une légalisation du cannabis à des fins récréatives », observe-t-il. De fait, l’exaltation et le bruit qui entourent l’usage récréatif de la plante dans les médias outre-Atlantique « ont tendance à heurter le public européen ». Un tapage qui pourrait avoir comme dommage collatéral de « ralentir le processus d’acceptation du cannabis médical » à l’étranger, et tout particulièrement en Europe, estime Brendan Kennedy.
Pour protéger son image de l’emballement du public à l’égard de la légalisation progressive de la fumette, Privateer Holdings a très tôt opéré un recrutement de choix. Au mois d’octobre 2013, Patrick Moen, avocat et membre de la DEA (l’Agence américaine de lutte contre les drogues), a quitté son poste pour intégrer la firme en tant que conseiller général. De quoi rassurer les investisseurs et régulateurs que rencontre le PDG au cours de ses voyages. Jusqu’ici, la stratégie s’est avérée payante. En octobre dernier, Tilray devenait la première entreprise nord-américaine à exporter légalement ses produits cannabiques en Allemagne. Le mois suivant, avec l’annonce de l’ouverture en 2018 du complexe portugais, elle est devenue la première à mettre pied à terre en Europe. Et un jour, qui sait, peut-être verra-t-on ses flacons alignés sur les étagères des pharmacies d’une contrée au nord de la Lusitanie.
Couverture : Le cannabis médical débarque en Europe. (Leafly/Ulyces.co)