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Bryan « Birdman » Williams, « Baby » pour les intimes, revient régulièrement dans les classements de Forbes des artistes de hip-hop les plus fortunés. Ses exploits en tant que cofondateur de Cash Money Records et en tant que rappeur – en solo ou avec Big Tymers, son duo avec Mannie Fresh – sont bien connus. Sa fortune a légèrement baissé cette année en raison de l’incertitude qui plane autour de Cash Money Records, son actif le plus important. Ses conflits avec Lil Wayne en sont évidemment la cause et ils pourraient avoir un impact dramatique sur la compagnie si ce dernier venait à partir, entraînant Nicki Minaj et Drake avec lui.
Mais la situation n’est pas inédite et découle de méthodes éprouvées, qui remontent au début des années 1990. Les premières années de Cash Money révèlent un certain nombre d’aspects positifs et négatifs de son éthique d’entreprise, qui est restée inchangée depuis l’origine. Avant d’avoir conduit Drake et Nicki au succès, avant les compagnies pétrolières et les voitures à huit millions de dollars, avant même le fameux contrat de trente millions de dollars signé avec Universal Records, William et son frère Ronald (plus connu sous le nom de « Slim ») ont passé les premières heures des années 1990 à transformer Cash Money en acteur dynamique de la Nouvelle-Orléans. Johnny, le père des frères Williams, était propriétaire de plusieurs affaires. « Il avait quelques bars », m’a raconté Baby. « Ainsi que des supérettes, une laverie automatique… c’était un touche-à-tout. » Enfants, les deux frères venaient y passer du temps avec leur père, très occupé, prenant ainsi leurs premières leçons dans les affaires. « En nous montrant à l’époque comment il gérait son business, il nous a appris à nous montrer entreprenants, à faire les choses par nous-mêmes et à être nos propres patrons », se souvient Baby. Une leçon qui sera prise très à cœur. En grandissant dans les bars de leur père, les deux garçons sont devenus amateurs de musique. Un genre de hip-hop originaire de la Nouvelle-Orléans, la bounce, a gagné en popularité au début des années 1990 ; et en 1991, Baby et Slim étaient ainsi bien décidés à « lancer un label et faire quelque chose de différent », ne manque pas de souligner Baby. Avec une poignée d’idées et une esquisse de logo (dessiné par Baby), les frères Williams se sont mis à recruter de nouveaux talents. Leur première cible était Mikel « Lil Slim » Pettis, un artiste de bounce jouissant déjà d’une belle notoriété dans les clubs du coin.
Pettis m’a raconté sa première rencontre avec Cash Money en 1993, alors qu’il venait tout juste de finir le lycée. « J’ai rencontré Baby et Slim par le biais de leur ami Ziggler da wiggler. Il recrutait pour Cash Money Records parce qu’ils venaient de lancer le label, et moi je me produisais dans les boîtes de nuit de la Nouvelle-Orléans. Un jour, je suis tombé sur Ziggler et il m’a parlé de Baby et Slim. Il m’a donné leur carte de visite. » Ce qui l’a tellement impressionné, c’est que même en période de lancement (le label n’avait alors qu’une sortie à son actif, un album horrorcore baptisé The Sleepwalker, de Robert « Kilo G » Johnson Jr., un rappeur de 15 ans), les patrons de Cash Money avaient une attitude professionnelle qui les démarquait de la concurrence.
« À l’époque, la révolution bounce prenait son essor à la Nouvelle-Orléans, et quelques nouveaux labels faisaient leurs petites affaires », se rappelle-t-il. « Mais Cash Money apparaissait comme le label le plus stable et le plus sérieux en matière de création musicale parmi les boîtes de la ville. » Cette impression de professionnalisme a aidé Cash Money à mettre la main sur ce qui est peut-être à ce jour son plus grand atout en interne : le producteur Mannie Fresh. « Fresh était déjà connu partout en ville comme le DJ du quartier », raconte Baby. « Je voulais seulement l’engager comme producteur, mais il a vu à quel point on était fiables, et on est devenus des amis proches. On le laissait carrément produire toute notre musique. » Pettis se souvient qu’une fois le contrat signé avec Cash Money, il a lui aussi participé à l’effort de recrutement. « Quand Cash Money m’a intégré dans l’équipe, on est allés chercher Mannie Fresh, et puis on a trouvé tous les autres », se remémore-t-il. « En peu de temps d’ailleurs, une fois qu’on était lancés. »
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Ce « tous les autres » correspond à ce qu’on a coutume d’appeler la « première génération » de Cash Money Records, des artistes qui étaient présents dès le départ et sont restés jusqu’au contrat avec Universal Records, en 1998. En plus de Pettis et Johnson, la liste incluait Edgar « Pimp Daddy » Givens, Alonzo « Mr. Ivan » Newton, Trishell « Ms. Tee » Williams, Renetta « Magnolia Shorty » Lowe-Bridgewater, Baby lui-même (alias « B-32 » lors des enregistrements avec sa team Baby with the 32 Golds), et deux trios : PxMxWx (Projects’ Most Wanted) et U.N.L.V. (Uptown Niggas Living Violent). Un autre groupe, les B.G.’z, s’est joint au label en 1995. Un an plus tôt, Pettis avait découvert un garçon du coin âgé de 11 ans qui rappait à l’occasion d’une fête de quartier, et l’a fait connaître auprès de Cash Money. Le garçon en question, Dwayne Carter Jr., se faisait appeler « Shrimp Daddy » (en hommage au Pimp Daddy de Cash Money). Il a été rebaptisé « Baby D » par le label et mis en collaboration avec Christopher « Lil Doogie » Dorsey, qui avait deux années brillantes de plus que lui. Les deux formaient un duo dont le nom, plutôt approprié, était Baby Gangsters. Ils constitueraient le lien avec la prochaine ère de Cash Money.
À l’origine, le jeune label ne disposait même pas d’un studio pour enregistrer. Ils ont malgré tout réussi à se débrouiller avec les moyens du bord. « Si vous voulez tout savoir, l’enregistrement de mon premier album, The Game Is Cold, s’est fait dans la cuisine de Baby », se rappelle Pettis. « À l’époque, on n’avait même pas de studio où travailler, du coup je partais en bagnole avec Baby et les autres, et on allait chercher Mannie Fresh, qui apportait son équipement chez Baby. » Les sorties de Cash Money ont rencontré un succès fulgurant, s’écoulant en grand nombre à la Nouvelle-Orléans et dans tout le sud des États-Unis. Nombre de leurs artistes ont adopté le style populaire de la bounce, avec sa structure d’appel et de réponse (qui prend souvent la forme de chants lascifs), et y apposaient des paroles illustrant la vie des rues, donnant naissance à la gangster bounce, qui s’est avérée extrêmement populaire. Outre la musique, c’est le souci du détail de Williams qui a fait ressortir leur entreprise du lot. Quand la plupart des labels locaux et régionaux s’en tenaient au minimum pour le concept visuel –quand il y en avait un –, les sorties de Cash Money s’assuraient de présenter des visuels accrocheurs.
« Nous étions tous fiers des illustrations de couv’ », raconte Baby. « Pour nous, c’était un outil marketing. Avant, on travaillait avec une entreprise appelée Pen & Pixel, qui réalisaient toutes nos illustrations. Ils étaient géniaux, tout le monde était content de leurs pochettes. Je ne crois pas qu’ils en fassent encore. » En l’espace de quelques années, les ventes du label atteignaient des dizaines de milliers d’albums à chaque sortie, et Baby affirme que lorsqu’il s’est finalement rangé du côté d’Universal, en 1998, il gagnait un million de dollars par mois.
† RIP †
Mais toutes les bonnes choses ont une fin. Pettis a été le premier des artistes à l’origine de Cash Money à quitter le label. Après avoir produit trois albums avec eux, il a commencé à se dire en 1995 que ses gains ne correspondaient pas à la quantité d’albums qu’il vendait.
En l’espace de quelques années, la quasi-totalité de la première génération d’artistes avait quitté le label.
« La première génération de Cash Money Records pesait très, très lourd dans le Sud et ça, les gens ne s’en rendent pas compte », explique-t-il. « On vendait chacun entre 40 et 50 000 albums. On avait énormément de fans. Notre musique passait en boucle à la radio et elle était diffusée partout dans le Sud. Mon souci avec Cash Money Records, c’est que je sortais tous ces albums sans voir la couleur de l’argent que rapportait ma musique. » En l’espace de quelques années, la quasi-totalité de la première génération d’artistes avaient quitté le label, dénonçant les mêmes problèmes. À l’époque de la signature du fameux contrat entre Cash Money et Universal, en 1998, il n’en restait plus aucun dans l’équipe (même s’il convient de noter que trois d’entre eux : Pimp Daddy, Kilo G et Albert « Yella Boy » Thomas, des U.N.L.V., sont morts violemment au milieu des années 1990). « J’ai simplement été le premier à mettre les choses sur la table », explique Pettis. « Les autres artistes ne faisaient pas vraiment gaffe, on avait tous nos propres affaires à régler. Mais une fois que je suis parti, j’ai commencé à voir les autres m’imiter pour la même raison : la thune. »
Évidemment, Baby a sa propre opinion sur cet exode. « Parfois, il faut savoir lâcher prise pour aller de l’avant », explique-t-il. « À l’époque, nous n’avancions pas dans la même direction. Ce qu’ils voulaient faire de leur musique et de leur argent ne concordait pas avec ce que je voulais en faire. Ça ne coïncidait plus. Ils voulaient produire leurs trucs dans leur coin, et je voulais faire les choses à ma façon… » Ronald Williams révèle de son côté une version plus détaillée de l’histoire du point de vue des deux frères, dans le livre Hip-Hop Hitmakers: The Story of Cash Money Records. D’après lui, la cause principale de la scission était la mauvaise attitude des artistes. « On essayait de tout leur apprendre : comment gérer les rencontres, signer des autographes, donner des interviews, se pointer à l’heure aux émissions, mais ils n’avaient pas assez la rage pour ça », confie-t-il à l’auteur, Terri Dougherty. « Ils se faisaient un peu de fric, mais jetaient tout par la fenêtre. Ils tombaient dans la drogue, dans la fumette, et ça les empêchait de gérer correctement leur affaire – ça me prenait trop la tête. Alors un beau jour, je me suis levé et j’ai dit à mon frère : Tu sais quoi, il faut qu’on vire tout le monde pour recommencer à zéro. » Les seuls artistes à avoir survécu à la transition étaient les B.G.’z, dont les jeunes membres Baby D et Lil Doogie (respectivement 12 et 14 ans quand leur premier album est sorti) adopteront ensuite de nouveaux blases, se faisant connaître en tant que B.G. et Lil Wayne. Tous deux, aux côtés de Juvenile et de Turk, des artistes fraîchement recrutés, allaient conduire le label à une renommée nationale avec leur supergroupe, les Hot Boys – soutenu par la puissance d’Universal.
Mais qu’en est-il aujourd’hui de cette première génération d’artistes, dont la musique incroyable a contribué à faire du label l’un des plus prospères de la musique populaire, et de ses cofondateurs des habitués des classements Forbes ? Même leurs enregistrements ont été abandonnés. À présent hélas, la quasi-totalité de la production pré-Universal de Cash Money Records est en rupture de stock – à cause d’un problème de samples, à en croire Baby. « Je n’ai pas pu emporter ces albums avec moi parce qu’à l’époque, on faisait beaucoup de samples », m’explique-t-il. « Comme tout le monde. Mais pour aller de l’avant, c’étaient des projets que nous devions laisser derrière nous. »
Traduit de l’anglais par Anastasiya Reznik d’après l’article « Inside The Early Years Of Birdman’s Cash Money Records », paru dans Forbes. Couverture : Birdman dans le clip de « Born Stunna ». Création graphique par Ulyces.