Nulle part ailleurs
Le 29 août 1867, un avocat de 42 ans nommé Karl Heinrich Ulrichs se présenta devant le sixième Congrès des juristes allemands, à Munich, pour exhorter à l’abrogation des lois interdisant les relations sexuelles entre hommes. Alors qu’il s’avançait jusqu’au pupitre, face à un auditoire de plus de 500 personnalités distinguées du monde judiciaire, il fut parcouru d’un frisson de peur. « Il est encore temps de se taire », se rappela-t-il s’être dit plus tard. « Cela mettrait un terme aux martèlements de ton cœur. »
Mais Ulrichs, qui avait avoué plus tôt le désir qu’il éprouvait pour les personnes de son sexe dans des lettres adressées à ses proches, ne fit pas demi-tour. Il affirma devant l’assemblée que les gens dotés d’une « nature sexuelle contraire à l’usage » étaient persécutés pour des pulsions que « la nature, qui règne et crée selon des lois mystérieuses, a implanté en eux ». Ce fut un tollé, et Ulrichs fut contraint de couper court à ses propos. Mais il avait fait son effet : une poignée de ses collègues à l’esprit ouvert furent conquis par sa conception d’une identité gay innée, et un responsable bavarois lui confia en privé éprouver de semblables désirs.
Dans un pamphlet intitulé Gladius furens, (Le Glaive furieux), Ulrichs écrivit la chose suivante : « Je suis fier d’avoir trouvé la force de plonger la première lance dans le flanc de l’hydre du mépris public. » Le premier chapitre du livre Gay Berlin: Birthplace of a Modern Identity (Le Berlin gay : berceau d’une identité moderne), de Robert Beachy, débute par le récit de l’acte audacieux d’Ulrichs. Le titre du chapitre, « L’invention allemande de l’homosexualité », met en exergue le propos au cœur du livre : bien que l’amour entre personnes de mêmes sexes soit aussi vieux que l’amour lui-même, les discours qui l’entourent ainsi que le mouvement politique qui vise à faire valoir ses droits est né en Allemagne entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Ce message pourrait bien surprendre ceux qui pensent que l’identité homosexuelle s’est concrétisée à Londres et à New York, à une période située entre le procès d’Oscar Wilde et les émeutes de Stonewall.
La violente répression dont furent victimes les homosexuel·le·s durant la période nazie a en grande partie effacé l’histoire homosexuelle de l’Allemagne de la conscience collective internationale, voire même de la mémoire collective allemande. Beachy, par ailleurs historien enseignant à l’université de Yonsei à Séoul, termine son livre en soulignant que les Allemands célèbrent la « gay pride chaque mois de juin », un jour connu sous le nom de « Christopher Street Day », en référence à la rue dans laquelle les émeutes de Stonewall ont éclaté.
Ulrichs, considéré comme le premier activiste homosexuel, fit face à la censure et dut finalement s’exiler, mais ses idées s’imposèrent petit à petit. En 1869, un littéraire autrichien du nom de Karl Maria Kertbeny, qui s’était également opposé aux lois anti-sodomie, inventa le terme « homosexualité ». Dans les années 1880, un commissaire de police berlinois cessa de poursuivre les bars gays en justice et instaura à la place une politique de tolérance étonnante, allant jusqu’à donner des visites guidées de ce monde en pleine émergence.
En 1896, Der Eigene (« L’Unique », au sens de : « autonomie individuelle »), le premier magazine homosexuel, commença à paraître. L’année suivante, le physicien Magnus Hirschfeld fonda le Comité scientifique humanitaire, premier organisme de défense des droits des homosexuel·le·s. Au début du XXe siècle, un canon littéraire d’écrits homosexuels avait déjà émergé (un de leurs auteurs utilisa à l’époque l’expression « Se taire revient à mourir », presque un siècle avant avant que les activistes du SIDA ne fassent de « Silence = mort » leur slogan).
Les activistes déploraient les représentations négatives de l’homosexualité (La nouvelle de Thomas Mann, « La Mort à Venise », en faisait partie) ; on organisait des débats sur l’éthique du coming-out, et une division apparut au sein de la communauté entre une faction plus mainstream et ouverte, et une branche plus virulente et anarchiste. Dans les années 1920, durant lesquelles les films ainsi que la musique pop à connotations homosexuelles étaient au goût du jour, un mouvement de masse semblait imminent. En 1929, le Reichstag fit un pas vers la dépénalisation de l’homosexualité, bien que le chaos engendré par le krach boursier de cet automne-là empêcha le vote final d’avoir lieu.
Pourquoi tout cela est-il arrivé en Allemagne ? Et pourquoi cette histoire n’est-elle pas plus connue ? Beachy, qui se penche principalement sur le tissu social de Berlin, ne s’attarde guère sur des questions philosophiques globales, mais les réponses ne sont pas pour autant absentes de son livre. La tendance qu’ont les gens de voir en l’histoire allemande un long prélude au nazisme a généralement eu pour effet d’écarter les forces progressistes qui la contredisent, et particulièrement celles qui entourent la période du règne de l’empire allemand, de 1871 à 1918.
L’héritage considérable du romantisme et de l’idéalisme allemand, qui explique d’une certaine manière pourquoi le mouvement pro-homosexuel vit le jour en Allemagne, a lui-même plus ou moins disparu, et ce particulièrement en dehors du système scolaire allemand. Ainsi sommes-nous surpris par ce qui semblait presque inévitable à l’époque. Un personnage tel qu’Ulrichs n’aurait pu prononcer son discours nulle part ailleurs dans le monde, et nulle part ailleurs n’aurait-on pu entendre tonner des : « Non ! non ! Continuez ! continuez ! » en réponse à ceux qui criaient : « Taisez-vous ! »
Numa Numantius
Le film de Léontine Sagan de 1931, Jeunes filles en uniforme, est la première représentation favorable des lesbiennes à paraître à l’écran. On y voit une élève de pensionnat du nom de Manuela obtenir le premier rôle au sein de son école dans une représentation de la pièce Don Carlos, de Friedrich Schiller (1787), emblème de la littérature romantique qui traite d’amour défendu et de résistance à la tyrannie. « Un instant passé dans le paradis ne sera pas trop acheté par la mort », déclame Manuela sur scène, annonçant l’amour de Don Carlos pour sa propre belle-mère. Après quoi Manuela, dans un élan vigoureux, clame son amour pour l’une de ses professeur·e·s, ce qui ne tarde pas à faire scandale.
Ce passage laisse entrevoir à quel point la tradition culturelle et intellectuelle allemande enhardissait ceux qui se définissaient comme gays ou lesbiennes, et ce particulièrement durant la période romantique, qui s’étendit de Goethe et Schiller à Schopenhauer et Wagner. « Schiller écrit parfois de manière très libre », observe une vieille dame avec un air soucieux dans le film de Sagan. L’une des idées propres à la philosophie romantique était que les individus héroïques pouvaient s’octroyer la liberté de définir leurs propres lois, défiant ainsi la société. Les personnages issus de la littérature cultivaient des amitiés qui frisaient l’érotisme homosexuel, bien que les discours enflammés portant sur les caresses et les baisers ne restaient bien souvent que des mots. Cependant, les péans du poète August von Platen, adressés aux soldats et aux gondoliers, délivraient un message plus ciblé : « Enfant, viens ! marche avec moi, et ton bras sous le mien. Penche ta joue brune vers la tête blonde de ton ami. »
Ulrichs avait publié ses premiers pamphlets sous le pseudonyme Numa Numantius.
Les préceptes de Platen furent perçus sous un mauvais jour en 1829 lorsque Heine, poète éloquent qui avait été blessé par des remarques antisémites proférées à son encontre par Platen, choisit de riposter. Il parodia alors son rival en le présentant comme un homme efféminé, un amant « passif, semblable de nature à Pythagore », faisant ainsi référence à l’esclave affranchi qui était l’un des favoris de Néron. Le ton adopté par Heine est joyeusement méchant, mais il y ajoute une touche de compassion : si Platen avait vécu dans la Rome antique, « il aurait peut-être exprimé ce type de sentiments plus librement, et serait éventuellement passé pour un vrai poète ».
En d’autres termes, la répression avait étouffé la sexualité de Platen, et par la même occasion sa créativité. Les aspirations homosexuelles se répandirent à travers Europe durant la période romantique. La France en particulier en devint un havre, car les lois interdisant les pratiques sexuelles entre personnes du même sexe avaient disparu de ses textes pendant la Révolution, reflet d’une aversion envers les lois issues des croyances religieuses. Les Allemands, quant à eux, étaient tout à fait prêts à exprimer ce qui était jusqu’alors inexprimable.
Schopenhauer s’intéressa vivement aux complexités de la sexualité ; dans un commentaire ajouté en 1959 à la troisième édition du Monde comme Volonté et comme Représentation, il dresse un portait particulièrement favorable de ce qu’il appelle la « pédérastie », en déclarant qu’elle est présente dans toutes les cultures. « Elle surgit d’une certaine manière de la nature elle-même », dit-il, et s’y opposer serait vain. (Il cite Horace : « Chasse la nature à coups de fourche, elle reviendra toujours au pas de course. ») Schopenhauer entreprit d’expliquer en détail la théorie douteuse selon laquelle la nature pousse les hommes âgés à l’homosexualité dans le but de les décourager de procréer d’avantage.
Bien entendu, Karl Heinrich Ulrichs se servit du curieux plaidoyer du philosophe lorsqu’il lança sa campagne, et cita Schopenhauer dans une de ses lettres, où il confesse son homosexualité à sa famille. Ulrichs aurait également pu mentionner Wagner, qui dépeint dans Tristan et Iseult une passion illicite que beaucoup d’homosexuel·le·s du XIXe siècle virent comme une allégorie de leur propre vécu. Dans son livre Die Homosexualität des Mannes und des Weibes (« L’Homosexualité des hommes et des femmes »), paru en 1914, Magnus Hirschfeld observa que le festival Wagner de Bayreuth était devenu le « lieu de rendez-vous favori » des homosexuel·le·s, et cita une des petites annonces de 1894 dans laquelle un jeune homme cherche un compagnon séduisant pour une excursion à vélo dans le Tyrol. Cette dernière était signée « Numa 77, poste restante, Bayreuth ». Ulrichs avait publié ses premiers pamphlets sous le pseudonyme Numa Numantius.
Berliner
Le soutien apparent des grands noms de la littérature et de la culture était une chose, mais la protection légale en était une autre. Le chapitre le plus révélateur du livre de Beachy concerne Leopold von Meerscheidt-Hüllessem, un commissaire de police de Berlin qui, durant le règne de l’Empire allemand, et peut-être plus que quiconque, permit au « Berlin gay » de prendre son essor. Les motivations de Meerscheidt-Hüllessem restent floues. D’après un de ses collègues, il était « d’une nature calculatrice », et il aimait plus que tout rassembler des foules de données sur les citoyens, telle une version moins malveillante de J. Edgar Hoover.
Le Département des homosexuels, qu’il fonda en 1885, disposait d’un catalogue dans lequel on prenait soin de ficher les noms des Berlinois qui répondaient aux critères. Lui, bien sûr, n’était pas homosexuel, bien qu’il soit dit que son supérieur, Bernard von Richthofen, directeur du service de police, avait un penchant pour les jeunes soldats. Meerscheidt-Hüllessem se dit peut-être qu’il valait mieux apprivoiser ce nouveau mouvement plutôt que de le laisser se radicaliser, ou qu’il tombât aux mains de criminels.
Quelle que fut la raison, Meerscheidt-Hüllessem portait un regard relativement bienveillant sur les bars et les salles de bals homosexuels, du moins dans les zones aisées de la ville. Il entretenait des rapports cordiaux avec beaucoup de leurs habitué·e·s, comme le rapporte August Strindberg en personne dans son roman autobiographique L’Abbaye, paru en 1898. Ce dernier évoque un bal costumé homosexuel au Café National : « L’inspecteur de police et ses invités s’étaient installés à une table centrale à un bout de la salle, non loin de laquelle tous les couples devaient passer… L’inspecteur les appelait par leurs prénoms et invitait les plus intéressants parmi eux à se joindre à sa table. »
Meerscheidt-Hüllessem et ses associés faisaient également preuve d’une certaine préoccupation envers les homosexuel·le·s victimes de chantage, et ils allaient même jusqu’à leur prodiguer des conseils. En 1990, le commissaire écrivit à Hirschfeld pour lui dire qu’il était fier d’avoir sauvé des gens « de l’opprobre et de la mort », c’est-à-dire du chantage et du suicide. Une semaine plus tard – tragique ironie du sort – ce protecteur énigmatique se suicida, et ce non pas parce-qu’il était associé à la communauté homosexuelle, mais parce qu’il fut dénoncé publiquement pour avoir été soudoyé par un banquier millionnaire accusé de détournement de mineur.
Le Comité scientifique humanitaire de Hirschfeld n’aurait certainement pas pu exister sans l’approbation tacite de Meerscheidt-Hüllessem. (Le commissaire fut invité à la première réunion, bien qu’il n’y eût probablement pas assisté.) Hirschfeld, qui naquit en 1868, un an après le discours d’Ulrichs à Munich, lança son mouvement radical en 1896 en publiant un pamphlet intitulé « Sappho et Socrate ». Celui-ci relatait le suicide d’un homosexuel qui s’était senti obligé de se marier.
L’année suivante, Hirschfeld mit sur pied le comité et publia à nouveau les écrits d’Ulrichs. En se basant sur les réflexions de ce dernier, selon lesquelles le désir homosexuel serait une caractéristique génétique, Hirschfeld construisit une conception diversifiée de la sexualité humaine, avec un spectre de « stades sexuels intermédiaires » allant de ce qui est purement masculin à ce qui est purement féminin. Il était certain que si l’homosexualité parvenait à être acceptée comme biologiquement inévitable, les préjugés à son encontre disparaîtraient. « La justice par la science » était la devise de son association.
Beachy est naïf quant aux limites du travail de Hirschfeld. Ses travaux mélangeaient recherche et plaidoyer d’une manière qui se veut quelque peu déplaisante, et certains de ses confédérés employaient des méthodes douteuses. (L’étude d’un de ses associés, qui traitait de la prostitution masculine, se résumait à avoir couché avec un homme vendant ses services). Mais les connaissances de Hirschfeld en matière de sexualité étaient vastes, et Beachy consacre plusieurs pages à la comparaison flatteuse entre Hirschfeld et Freud, dont l’influence était indéniablement bien supérieure. Freud rejetait l’hypothèse congénitale, et pensait que l’homosexualité était une mutation du développement infantile.
Bien que Freud fît montre de son soutien envers les homosexuel·le·s, des psychanalystes américains renforcèrent l’idée néfaste que l’homosexualité aurait pu être soignée grâce à la thérapie. Tandis que Freud était par trop systématique dans sa façon de penser, Hirschfeld était salement empirique. Mais ce dernier parvint mieux à appréhender la complexité de la sexualité humaine. Hirschfeld avait des ennemis au sein du milieu gay de Berlin. Son intérêt pour la nature efféminée des hommes homosexuels, l’attention qu’il portait au lesbianisme ainsi que sa fascination pour l’art de se travestir, aussi bien chez les homosexuel·le·s que les hétérosexuel·le·s – il fut l’inventeur du terme « se travestir » –, offensa ceux qui pensaient que leur désir pour d’autres hommes, et particulièrement pour les plus jeunes, les rendait plus virils que le reste de la population. Le fait d’être marié à une femme n’était pas incompatible avec ce genre de propensions.
En 1903, les mécontents, dirigés par les auteurs Adolf Brand et Benedict Friedlaender, formèrent un groupe appelé Gemeinschaft der Eigenen, la « Communauté des spéciaux », en référence à un concept né de la philosophie anarchiste de Max Stirner. Der Eigene, le magazine de Brand, devint leur tribune ; ce dernier jonglait entre réflexions littéraires ou philosophiques, et érotisme soft à travers des photos de jeunes hommes lançant des javelots. Dans ce même camp se trouvait l’écrivain Hans Blüher, selon qui l’érotisme aiderait à nouer des liens dans les communautés masculines. Blüher étudia en particulier le mouvement Wandervogel (« oiseau migrateur »), lancé par une bande de jeunes garçons au goût prononcé pour les excursions pédestres.
Le nationalisme, la misogynie et l’antisémitisme étaient devenus monnaie courante au sein de ces cercles dans lesquels la masculinité primait, et les origines juives de Hirschfeld devinrent un sujet de discorde. Il était jugé trop mondain, trop féminin, et trop éloigné du parfait mâle aryen. Beachy se réjouit de la politique inclusive de Hirschfeld, qui accueillait volontiers des féministes dans sa coalition. Malheureusement, les femmes se font rares dans Le Berlin gay. L’intervention de la critique de cinéma et de musique Theo Anna Sprüngli auprès du Comité scientifique humanitaire en 1904, par exemple, est passée sous silence : cette dernière avait alors abordé « L’homosexualité et le mouvement des femmes », qui visait à instaurer un mouvement parallèle d’activisme lesbien.
Les relations sexuelles entre femmes n’avaient jamais été proscrites explicitement au sein de l’Empire allemand –Paragraphe 175, la loi anti-sodomie ne s’appliquait qu’aux hommes –, mais il n’était pas pour autant aisé pour les lesbiennes de s’afficher librement. Sous le nom d’emprunt Anna Rüling, Sprüngli proposa que les mouvements féministes et ceux en faveur des droits homosexuels « s’aident mutuellement » : les principes mis en jeu dans ces deux combats, écrivit-elle, étaient la liberté, l’égalité, et « l’autodétermination ». Les références à George Sand et Claudia Schumann dans son discours trahissent une vision des choses essentiellement romantique.
Cette histoire a un épilogue regrettable, comme l’a découvert l’historienne Christiane Leidinger. Après que Srüngli eut prononcé son discours historique – un discours qui aurait pu exacerber le fossé entre les factions « masculinistes » et « sexologiques » du mouvement homosexuel, comme les appelle Beachy –, elle ne dit plus un mot sur le lesbianisme. Au lieu de cela, elle tomba dans une carrière de journaliste conventionnelle, voire même conservatrice. Elle adopta un ton patriotique durant la Première Guerre mondiale et dissimula son passé d’activiste durant de la période nazie. Peut-être afficha-t-elle simplement son homosexualité dans les limites que les circonstances lui permettaient : personne ne sait rien sur la vie qu’elle mena ensuite. Son silence semble toutefois démontrer que ce qu’on réussit à accomplir peut vite s’écrouler.
L’âge d’or
Durant l’âge d’or de la république de Weimar, qui est au cœur des derniers chapitres du Berlin gay, les homosexuel·le·s sont extrêmement présents dans la culture populaire. On pouvait les voir à l’écran dans des films tels que Jeunes filles en uniforme et Différent des autres, ce dernier contant l’histoire d’un violoniste homosexuel poussé au suicide, et dans lequel Hirschfeld apparaît dans le rôle d’un sexologue de confiance. Les représentations méprisantes de la vie menée par les homosexuel·le·s n’étaient pas seulement déplorées, mais activement contestées.
Beachy note que lorsque Strictement Interdit – une revue de l’Opéra comique berlinois parue en 1927 – se moqua du côté efféminé des homosexuels, une manifestation au théâtre fit pression pour que le Komische Oper retire sa parodie insultante. L’accessibilité de la scène gay de Berlin attira des visiteurs de pays moins avancés : Christopher Isherwood vécut dans la ville de 1929 à 1933, profitant ainsi de l’accès aisé à la prostitution homosexuelle, à laquelle un chapitre du livre de Beachy est dédiée.
Au sein de la communauté homosexuelle, le fossé entre masculinité et sexologie se creusa. Hirschfeld était désormais à la tête de l’Institut des sciences sexuelles, à la fois musée, clinique et centre de recherche abrité dans une somptueuse villa du district de Tiergarten. Hirschfeld, qui élargissait son panel d’activités, prodiguait désormais des conseils intimes à des couples hétérosexuels, préconisait des lois plus libérales en faveur du divorce et de la contraception, collaborait aux toutes premières opérations de changement de sexe, et, de manière plus globale, se forgea une réputation d’ « Einstein du sexe », comme il fut appelé lors d’une série de conférences américaine.
Aux yeux des « masculinistes », les activités de Hirschfeld étaient apparentées à une sorte de foire aux déviants sexuels. Adolf Brand publia de vives insultes antisémites envers Hirschfeld dans les pages du magazine Der Eigene. Certains des associés de Brand flirtaient avec le nazisme, et ce pas seulement au sens métaphorique, puisque l’un deux devint plus tard l’amant d’Ernst Röhm, le leader des « chemises brunes ».
Après la Première Guerre mondiale, un nouveau nom s’ajouta au tableau, celui de Friedrich Radszuweit, un entrepreneur qui fonda un réseau de publications homosexuelles, dont le magazine lesbien Die Freundin. Radszuweit espérait apaiser les conflits et lancer un véritable mouvement de masse – duquel il prévoyait de tirer autant d’argent que possible.
En 1923, il prit les devants en fondant la Ligue pour les droits de l’homme, un consortium de groupes homosexuels. Radszuweit s’éloigna aussi bien de Hirschfeld et de son insistance sur l’ambiguïté sexuelle, que de Brand et de son obsession presque prédatrice des garçons : pour reprendre les mots de Beachy, il « prônait la respectabilité de la bourgeoisie homosexuelle ». Craignant de se montrer politiquement partial, Radszuweit tenta d’apaiser les nazis, pensant qu’eux aussi finiraient par se raisonner. Il se trouve que le leader des SA n’était autre qu’un membre de la Ligue pour les droits de l’homme, comme devait s’en douter Radszuweit. Röhm ne tenta jamais de dissimuler son homosexualité, et Hilter préféra fermer les yeux dessus : bien que le dirigeant nazi eut dénoncé Hirschfeld et le mouvement homosexuel dès l’année 1920, lui aussi était bien trop dépendant de Röhm et des malfrats sous ses ordres pour le rejeter.
Au début des années 1930, des membres de la gauche radicale allemande tentèrent de jeter l’opprobre sur les nazis en rendant publiques les affaires et les affiliations de Röhm. Brand, qui s’était enfin rendu compte de la brutalité dont les méthodes d’Hitler témoignaient, se joignit à l’assaut. « Nos ennemis les plus dangereux dans ce combat sont souvent homosexuels eux-mêmes », observait-il sagement. Hirschfeld, quant à lui, désapprouvait la campagne menée contre Röhm ainsi que le mélange d’homosexualité et de fascisme qui y étaient impliqués. La tactique qui consistait à écarter les personnalités politiques s’était déjà vue auparavant, notamment lors d’un scandale d’avant-guerre qui concernait le conseiller de l’empereur Guillaume II, c’est-à-dire le prince Philipp zu Eulenburg-Hertefeld. Cette tactique avait été critiquée par Hirschfeld et était connue sous le nom de Weg über Leichen, « passer sur les corps ».
Le nazisme écourta rapidement l’idylle homosexuelle de Berlin, et avec férocité. Hirschfeld avait quitté l’Allemagne en 1930 pour se lancer dans une série des conférences à travers le monde : sa jugeote l’empêcha d’en revenir. En mai 1933, quelque trois mois après l’élection d’Hitler comme chancelier du Reich, l’Institut des sciences sexuelles fut mis à sac, et une grande partie de sa bibliothèque partit en fumée lorsque Goebbels entreprit de brûler des livres sur l’Opernplatz.
Röhm, qui devint moins indispensable lorsque Hitler arriva au pouvoir, fut achevé en 1934 lors de la Nuit des Longs Couteaux, premier étalage sanglant de la barbarie nazie. Hirschfeld, qui avait assisté à la destruction de l’œuvre de sa vie en regardant des actualités cinématographiques à Paris, mourut l’année suivante. Brand, quant à lui, survécut jusqu’en 1945, lorsqu’il périt sous les bombardements alliés. Des vestiges du Paragraphe 175 subsistèrent dans le Code civil allemand jusqu’en 1994.
Dans les décennies qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, l’historiographie allemande subit l’influence du Sonderweg, autrement dit la « voie particulière », une école de pensée qui prétendait que le pays n’était en aucun cas condamné au nazisme, au vu de la faiblesse perpétuelle des factions libérales de la bourgeoisie. Depuis, bon nombre d’historien·ne·s se sont détourné·e·s de la pensée déterministe, et Le Berlin gay suit l’exemple : l’Allemagne se distingue dès lors comme un laboratoire d’expérimentations libérales. L’ « autre Allemagne » cultivée par Beachy, hétérogène et progressiste, est particulièrement bienvenue, car le marché littéraire anglophone se passionne pour ce qui touche au nazisme.
Beachy nous permet toutefois de mieux comprendre comment le mouvement international des droits des homosexuels s’est développé, et ce malgré les fiascos auxquels il dut faire face aussi bien dans l’Allemagne nazie qu’aux États-Unis du milieu de siècle. Fait symbolique, c’est Henry Gerber, un immigré allemand, qui instaura le combat pour les droits des homosexuels en Amérique dans les années 1920. L’éphémère Société des droits de l’homme qu’il fonda à Chicago était inspirée par Hirschfeld et tirait peut-être même son nom du groupe de Radszuweit. La Campagne des droits de l’homme, un des sièges de la politique contemporaine homosexuelle qui fut fondé en 1980 comme comité d’action, rappelle – intentionnellement ou non – la nomenclature allemande.
De plus, la détermination de Radszuweit à projeter une image lisse de citoyen de classe moyenne anticipa la stratégie qui permit récemment à la CDH ainsi qu’à d’autres organisations de gagner leurs combats. Les homosexuels allemands, et particulièrement les hommes aisés, commencèrent à se faire accepter lorsqu’ils réclamèrent un traitement équitable, se conformant à l’ensemble des autres mœurs en vogue. Dans cette mesure, l’Allemagne, durant la période qui s’étend de 1867 à 1933, affiche une ressemblance frappante, voire troublante, avec l’Amérique du XXIe siècle.
J’ai refermé Le Berlin gay avec le sentiment d’un attachement accru pour Hirschfeld, ce penseur prolixe et confus qui aimait poser en blouse blanche de laboratoire, et qui se faisait surnommer Tante Magnesia. Ce brave docteur avait une vision des choses qui allait bien au-delà de la simple victoire des droits des homosexuel·le·s : Il prônait la beauté de la différence et des déviations de la norme. Depuis le début, il insista sur l’idiosyncrasie de l’identité sexuelle et résista à toute tentative visant à ranger les hommes et les femmes dans des catégories prédéfinies.
Aux yeux de Hirschfeld, le sexe d’une personne était une notion instable et en fluctuation constante : l’homme et la femme étaient « des abstractions, deux extrêmes inventés de toute pièces ». Il calcula un jour qu’il y avait 43 046 721 de combinaisons possibles de caractéristiques sexuelles, avant de se raviser que ce nombre était certainement bien en-dessous de la vérité. Il fut et restera un avant-gardiste.
Traduit de l’anglais par Margaux Fichant d’après l’article « Berlin Story », paru dans le New Yorker.
Couverture : Berlin au XIXe siècle.