Marty affirme qu’il était terrifié quand c’est arrivé. Il ajoute que c’est pour cela que c’est arrivé, parce qu’il était mort de peur. Qu’il avait peur de mourir, peur qu’un homme n’entre dans cette petite salle de bain, une arme à la main, prêt à lui tirer dessus et à tapisser les murs de sa chair. Terrifié à en crever. Voilà comment Marty Carson définit son état. Marty était adjoint du comté de Scott depuis l’élection de son père au poste de shérif, neuf ans plus tôt, en 1994. Cela faisait trois ans qu’il était assigné au bureau des drogues, une place importante : les collines de l’est du Tennessee regorgeaient de cames en tous genres. Les trucs habituels : herbe, coke, ecstas, mais surtout de la méthamphétamine. Élaborée dans des containers et des hangars à partir de médicaments contre le rhume, de paquets d’allumettes, de fusées éclairantes et de soude. Démanteler ces laboratoires, c’était la routine. Il y en avait tellement. Marty n’avait jamais eu peur d’y laisser sa peau avant ce jour. Mais c’est probablement parce qu’il n’avait encore jamais été pris au piège dans une salle de bains par un toxico armé. Marty raconte qu’à la base, il n’avait même pas voulu se trouver dans cette caravane sur Williams Creek Road, peu avant 20 h, le lendemain de Thanksgiving, en 2003. Oui, il était censé y avoir un fugitif à l’intérieur, mais il aurait tout aussi bien pu avoir filé au petit matin. Mais si vous découvrez un laboratoire de méthamphétamine à la nuit tombée, vous êtes bon pour rester là jusqu’à l’aube, à recueillir des témoignages et à sécuriser le site avant d’attendre des techniciens qui mettront trois heures à arriver de Nashville pour embarquer les produits. Il y a fort à parier que vous allez y passer la nuit. Et cette nuit-là, il faisait froid, il commençait même à neiger. Marty affirme qu’il voulait attendre qu’il fasse jour. Marty affirme que son partenaire, le sergent John Yancey, tenait à faire des heures sup’. Marty affirme que tout ça, c’était l’idée de John Yancey.
Le meurtre
Quatre adjoints, Marty, John, Donnie Phillips et Carl Newport ont donc pris la direction du hangar, un trou à rat délabré avec deux portails chancelants cloués à l’avant et à l’arrière. Donnie et Carl sont restés surveiller la porte avant et pendant que John et Marty faisaient le tour. Le propriétaire, un jeune junky du nom de Ryan Clark, se tenait dans le jardin. John lui a demandé si les adjoints pouvaient fouiller le site – les policier appellent ça « tenter sa chance », car ils n’ont pas besoin de mandat si le propriétaire les laisse entrer. Marty n’a pas attendu que Ryan puisse éventuellement dire non. Il a escaladé le portail de derrière et a frappé à la porte. Une femme a répondu, et l’a fait entrer. Depuis le seuil de la maison, Marty a jeté un coup d’œil sur sa droite, remontant le long d’un étroit couloir de 2 mètres 50. Au bout, la porte d’une chambre fermée laissait filtrer de la lumière et des ombres entre ses montants. Il a perçu un clignotement et décelé un mouvement : quelqu’un se déplaçait de l’autre côté de la pièce. Il a sorti son arme : « Police ! Sortez ! Montrez-vous ! » D’après Marty, c’est là que les choses ont mal tourné. Il dit avoir entendu une femme lui hurler depuis la chambre : « Sortez ! Sortez ! Il a une arme. Il va vous tuer, il va me tuer, il va tous nous tuer ! » et le bruit de quelqu’un chargeant une arme. Marty raconte qu’il a alors hurlé depuis la porte en direction de Donnie, Carl et John : « N’entrez pas ! Il a une arme ! » Pourtant, Marty n’a pas bougé du couloir, il ne s’est pas mis à couvert et ne s’est pas éloigné de la ligne de mire. À la place, il a fait deux pas de plus vers la chambre, vers l’homme armé. Il dit qu’ensuite la porte s’est ouverte et qu’il a vu, rétro-éclairée par les phares de sa jeep garée derrière la fenêtre, la silhouette d’un homme tenant un fusil de chasse. Marty se serait alors décalé pour entrer dans la salle de bains en se déplaçant dans l’obscurité totale, restant le dos collé au mur afin de sentir vers où il se dirigeait. Il s’est finalement retourné pour faire face à la porte, son Glock toujours sorti et maintenu à hauteur de poitrine, le doigt sur la gâchette. Marty pense que l’homme au fusil de chasse qui se tenait dans la chambre était extrêmement dangereux. Il affirme que son nom figurait sur la liste des dix personnes les plus recherchées du comté par le FBI. Il dit qu’il tenait cette information d’un indic. Un de ceux de John, en fait. C’est ce que dit Marty. Mais apparemment, il ne connaissait pas son nom. Mark quelque chose. Un peu plus tôt ce soir-là, les adjoints avaient pensé qu’il s’agissait d’un type du coin, Mark New, mais ils avaient consulté la photo de son dossier avant de se rendre sur le site : « Poids différent, couleur de cheveux différente, plus petit, des choses de ce genre. On a su tout de suite que le mec qu’on cherchait n’était pas Mark New. »
Marty dit avoir vu ce qui ressemblait au canon d’un fusil de chasse se glisser dans l’encadrement de la porte. « Je pensais être pris au piège par le suspect. Je croyais qu’il se préparait à me plomber à travers la porte de la salle de bains. » Marty a tiré une première fois. Il dit qu’il visait l’espace vide au centre de la porte parce qu’il pensait que le suspect se tiendrait là au moment ou la balle l’atteindrait. Puis Marty a entendu John Yancey balbutier : « Aide-moi. Je suis touché. » John était blessé ? Marty dit ne pas avoir vu John, ne jamais même avoir su qu’il se trouvait à l’intérieur. Qui lui avait donc tiré dessus ? L’homme au fusil de chasse ? Marty dit qu’il n’en sait rien. Il dit qu’il avait si peur qu’il n’entendait pas bien. Marty est sorti de la salle de bains. La porte de la chambre était fermée, et John était par terre. Marty raconte qu’il a alors rangé son pistolet dans l’étui, tourné le dos à la chambre – tournant de fait le dos à l’homme qui venait de tirer sur son coéquipier – et s’est penché sur John. Du sang sortait de sa chemise et ses yeux étaient retournés. Marty dit qu’il a tenté de sortir John du couloir, mais que même la montée d’adrénaline et la peur ne lui ont pas permis de traîner l’homme de 90 kg sur plus de deux mètres de plancher. Il s’est enfui par la porte de derrière, hurlant à tout le monde de se mettre à couvert, qu’il y avait un fugitif à l’intérieur et qu’il fallait appeler une ambulance. Voilà la version des faits de Marty. Beaucoup de gens pensent qu’il ment.
La victime
La nuit précédant sa mort, John John Yancey – son prénom était en réalité Hubert, mais presque tout le monde, mis à part son coéquipier, l’appelait John John – avait passé le dîner de Thanksgiving avec sa femme et ses trois fils chez sa belle-mère, avant de rentrer chez lui accompagné de sa famille. Lori, sa femme, avait emmené leur plus jeune garçon avec elle à Oneida, une petite ville à moins de 10 km de là, pour louer un film. Lorsqu’elle est revenue, John John était parti. Lori était triste de voir John John accaparé par son travail un jour férié. Mais elle ne s’en est pas étonnée. Quand un adjoint avait besoin de l’aide de John John, il y allait. John John avait toujours voulu être policier, même lorsqu’il n’était qu’un petit garçon. Lori le savait parce qu’elle était amoureuse de lui depuis l’enfance.Son beau-père, qui était venu surveiller les deux plus grands, a dit à Lori que quelqu’un du bureau du shérif avait appelé pour demander à John John de rappliquer en urgence. Quelque chose à propos d’un fugitif inscrit sur la liste des dix hommes les plus recherchés du comté. Ils avaient commencé à sortir ensemble au lycée Scott alors qu’il était en 1ère et elle en 2nde. Quand John John a eu son bac, il est resté un an de plus travailler à la mine de charbon afin qu’ils puissent s’inscrire ensemble à l’Université Lincoln Memorial. Lori étudiait pour devenir infirmière et a obtenu son diplôme, mais John John n’était pas fait pour l’université. « J’ai besoin d’être sur le terrain pour aider les gens », disait-il à sa mère, « il y a des choses dans lesquelles je dois faire le ménage. » Il a suivi quelques cours de justice criminelle avant d’abandonner en milieu de deuxième année. Lori et lui se sont mariés quelques mois plus tard, en juin 1990. Les années suivantes, John John est passé d’un petit boulot à un autre – laveur de charbon, copilote sur des camions Wells Fargo –, mais il voulait toujours devenir policier. Fin 1995, quand Lori est tombée enceinte de leur premier enfant, John John a demandé au shérif Jim Carson s’il pouvait devenir adjoint volontaire. Il aurait un badge et une arme, et aurait à gérer des alcooliques et des maris violents comme le font les vrais policiers – sauf qu’il serait bénévole. Pas de salaire, pas de bénéfice. Tout ce qu’il voulait, c’était une piste vers un emploi à plein temps.
« Si je lui demande de tuer quelqu’un à Jellico ce soir, il le fera. Sans rien me demander en échange. » — Marion Carson
Jim Carson était alors shérif depuis un peu plus d’un an, ce qui d’une certaine façon était un exploit, car il avait réussi à se faire élire seulement huit ans après que le dernier shérif Carson – Marion, son frère – se soit fait emprisonner pour avoir proposé de vendre sa protection à des agents du FBI se faisant passer pour des dealers. Marion s’était même vanté auprès des fédéraux de pouvoir tuer en toute impunité. « J’ai en réserve un homme qui fait tout ce que je lui ordonne », a-t-il raconté à un agent infiltré. « Si je lui demande de tuer quelqu’un à Jellico ce soir, il le fera. Sans rien me demander en échange. » Histoire d’en rajouter, il a aussi promis que si l’un de ses adjoints le trahissait, il « l’emmènerait derrière la grange et le battrait à mort ». On ne peut pas tenir un homme responsable des agissements de ses proches, cela dit. Et de toute façon, il y avait bien deux mille Carson dans le comté de Scott, et tous avaient voté pour Jim. Jim Carson a confié à John John la surveillance des soirs de weekend de l’été 1996, puis il l’a embauché à plein temps et l’a envoyé à l’académie de police en avril 1998. Cinq ans plus tard, John John est devenu l’officier K-9 du comté de Scott, un sergent en charge d’un chien malinois renifleur de drogues du nom de Vader. Son coéquipier était l’officier au service des drogues Marty Carson, le fils de Jim. John John ne pensait pas beaucoup à Marty. Il n’était pas très brillant et n’aurait probablement jamais porté de badge s’il ne lui avait pas été remis par son propre père. Il était visiblement aussi porté sur la bière. John John avait dit à Lori : « Il boit avant d’arriver au boulot, puis s’en va et recommence à boire. » La semaine précédant la mort de John John, lui et Marty sont allés passer cinq jours dans le Kentucky pour assister à un colloque sur la méthamphétamine, et Marty a mis deux packs de bières dans le coffre avant de partir. Il n’y avait pas que la boisson qui inquiétait John John. En réalité, en novembre 2003, il a hésité à devenir adjoint. Il n’a jamais dit pourquoi à Lori, si ce n’est qu’il ne se sentait pas en sécurité et qu’il n’était pas sûr d’avoir confiance en ceux avec qui il travaillait. Au début de l’année, il s’apprêtait à partir. Il avait déjà contacté Mike Cross, le chef de la police d’Oneida. Deux fois, en réalité. La première, environ dix jours avant d’être tué : Cross a répondu à John John qu’il n’avait pas de poste à lui proposer mais qu’il pouvait le rappeler plus tard. John John l’a contacté à nouveau quelques jours plus tard, le lundi ou le mardi – Cross ne sait plus quel jour –, juste avant la tuerie. Cross lui a demandé pourquoi il tenait tant à partir alors qu’il le croyait heureux de travailler au bureau du shérif. « Je dois partir d’ici », a répondu John John. « Quelque chose de grave va arriver. » John John a appelé chez lui autour de 20 h 30, le soir de Thanksgiving. Il a expliqué à Lori qu’il était en filature mais qu’il pensait rentrer tôt. Une heure plus tard il était de retour, s’est plaint d’une soirée ennuyeuse et s’est mis au lit. Le lendemain matin, John John a emmené les garçons chez le coiffeur. Marty a appelé alors qu’ils étaient sortis. Lori a répondu. « Dis à John que j’ai obtenu des informations supplémentaires sur le truc auquel on travaillait hier soir », lui a annoncé Marty. Il n’a pas développé, mais Lori a pensé que cela avait un rapport avec le fugitif. John John est revenu avec les enfants une demi-heure après. Lori lui a passé le message. Il s’est contenté de lever les yeux au ciel – les dealers de meth du comté de Scott ne figurent sur aucune liste des hommes les plus recherchés. Il s’est habillé et il est parti au travail.
Les témoins
Ryan Clark a dévalé la colline dans l’obscurité, se taillant un chemin à travers les bois. Il avait passé la soirée chez ses parents, un peu plus haut sur la route, à jouer aux petits chevaux avec sa fille de 8 ans. Mais sa vraie maison était la caravane. Il avait passé la majeure partie des deux semaines précédentes à déambuler dans la forêt, défoncé, rentrant de temps en temps pour fumer, s’injecter ou sniffer un peu de la meth qu’il fabriquait dans la chambre du fond et dans le hangar. Ryan aimait les drogues, surtout la meth. Il avait essayé pour la première fois à 17 ans, à l’époque où on appelait ça de la Crystal et où le stock local était importé par les motards venant de l’ouest. Quelques années plus tard, il a commencé à la fabriquer lui-même et, à l’automne 2003, il se considérait déjà comme un connaisseur, un maître dans son art. Il ne faisait pas ça pour l’argent, mais plutôt pour assurer ses propres besoins. Ryan aimait les drogues qui font décoller, le genre qui vous fait voir des trucs qui n’existent pas, et il était persuadé de produire la meilleure came du comté de Scott. Il y a plusieurs façons de fabriquer de la meth, mais Ryan préférait la méthode au phosphore. Il était méticuleux sur le choix de ses ingrédients : le phosphore devait venir de fusées éclairantes car il était plus pur et moins compliqué à extraire que sur les boîtes d’allumettes ; il utilisait l’éphédrine de médicaments pour le rhume, mais il pouvait aussi l’obtenir à partir de nourriture pour poulets ou de blocs de sel ; et enfin des cristaux d’iode. Il les étalait en couches dans une jarre placée sur une assiette chaude, ajoutait de l’eau distillée et connectait ensuite la jarre avec un tuyau à une autre, suspendue au-dessus et à moitié remplie de glace qui retomberait en fondant. La cuisine faite, il déposait cette concoction dans un tube à essence et ajoutait de la soude Red Devil. « Il n’y a qu’ensuite qu’on peut savoir si c’est de la bonne. » La bonne dope se rigidifie en globules bleu-vert, comme des méduses. Pour finir, il lâchait une boule de papier aluminium dans de l’acide muriatique, créant une fumée qu’il dirigeait grâce à un tuyau vers ces petites méduses, les transformant en cristaux. « De la dope qui décoiffe. » Depuis le carré de pelouse qui sépare le portail arrière de l’orée du bois, Ryan a aperçu une Jeep et une voiture de police garées à l’une des extrémités du container. Il a pensé à fuir, à disparaître dans les bois sans se retourner. Puis il s’est dit : « Bon, de toute façon ils savent que c’est chez moi, autant me montrer. » Il s’est donc avancé sous la lumière du lampadaire au coin du terrain, au moment même où John John et Marty sortaient de la Jeep. Il les connaissait tous les deux. D’ailleurs, il aimait bien John John. Ils l’avaient grillé une ou deux fois, mais John John avait toujours été sympa. « Là, tu sais que je vais devoir lâcher le chien, n’est-ce pas ? », disait John John en le retournant et en fouillant sa voiture à la recherche de drogue. Et il faisait cela gentiment. John John n’essayait pas de jouer les gros bras. Ryan est resté dans la cour avec John John. Il a observé Marty escalader le portail et frapper. Il a vu Nicole ouvrir la porte et… le laisser entrer. « Putain… » Rien dans la loi ne l’obligeait à le laisser entrer. Ils n’avaient pas de mandat.
« T’as merdé, là, Ryan », a dit John John. « T’as acheté trop d’allumettes au magasin. » « Je n’ai acheté aucune allumette », a répliqué Ryan. Merde, le magasin ne vendait même pas d’allumettes en gros. C’est là que j’ai su que ce n’était pas l’initiative de John John. Ça ne lui ressemblait pas de mal connaître son dossier. « Tu as des armes là-dedans, Ryan ? », a demandé John John. « On sait que tu as des armes. » Des armes ? Mon Dieu, mais d’où John John tenait-il ces infos ? Non, il n’y avait pas d’armes. Cuisiner de la meth était un crime d’État, mais posséder en plus des armes à feu ? C’était un crime fédéral. Ryan voulait seulement se faire un peu d’argent et se défoncer. John John a continué à parler et Ryan a continué à écouter, pour gagner du temps. Mark et Penny étaient dans la chambre du fond en train de préparer une nouvelle concoction. Peut-être que s’ils avaient entendu du bruit, ils auraient balancé les jarres. Ils pourraient s’en sortir avec rien de plus qu’une accusation de tentative de fabrication de meth. Mais Marty a alors passé sa tête par la porte de derrière et a dit : « John, on les a. Ils sont dedans. » John John a gravi rapidement les marches et s’est glissé à l’intérieur. Ryan a entendu des coups, comme une bagarre, probablement Mark se faisant plaquer au sol. Je vais aller en taule pour un bon moment. Il a jeté un coup d’œil vers l’adjoint Donnie Phillips, qui gardait toujours l’entrée. Puis il a entendu le coup de feu. Putain, mais pourquoi tireraient-ils sur Mark ? Ryan s’est rué dans les bois. S’ils tuaient Mark, ils le tueraient peut-être lui aussi. Et il n’allait pas attendre sagement de le découvrir.
~
Nicole Porter dormait dans l’autre chambre, celle où on ne cuisinait pas de meth, quand Marty a frappé à la porte. Elle n’avait pris aucune drogue en deux jours, tout simplement parce qu’ils n’en avaient plus et que Trip – c’est comme ça qu’elle appelait Mark Rector – et Penny étaient en train d’en préparer à nouveau dans l’autre chambre. Elle a reconnu Marty, debout dans la faible lueur éclairant le porche, quand elle a ouvert la porte. Tout le monde connaissait Marty et John John, le coin était tout petit. Ils l’avaient arrêtée deux fois, Marty toujours calme et aux commandes, n’empestant la bière que ponctuellement. Par dessus l’épaule de Marty, dans la cour, elle a aperçu John John qui parlait à Ryan. Elle aimait bien John John, elle le respectait. Si tu lui mens, tu vas en prison, si tu lui dis la vérité, il t’aide. « Il se trame quelque chose ici », a dit Marty. « J’ai besoin que tu me dises si je peux entrer et te parler une minute. » Qu’était-elle censée dire ? Non ? Elle l’a laissé entrer. Marty a regardé sur la droite, vers la chambre où se trouvaient Mark et Penny. « Qui est dans la chambre ? » a-t-il demandé. Elle a mentit : « Personne. » Mais Marty ne l’a pas crue. Il y avait un espace sous la porte qui laissait filtrer la lumière de l’intérieur de la chambre. « Je vois vos ombres », a dit Marty. « Vous allez tous devoir sortir de là. » Personne n’a répondu. Marty a sorti son arme et les a interpellé plusieurs fois avant que Mark Rector ne lui hurle en retour qu’il allait tuer Penny. Nicole a levé les yeux au ciel. Mais bien sûr, cause toujours, tu ne vas pas faire ça. Ensuite, Marty a crié depuis la porte : « Les gars, ils sont là-dedans. John, amène-toi ! » John John s’est rué sous le porche et à l’intérieur. Nicole a battu en retraite vers la cuisine – Deux flics qui débarquent chez vous l’arme au poing, on ne sait jamais, mieux vaut leur céder la place – à seulement quelques pas de là, mais suffisamment loin pour perdre de vue l’étroit espace qui séparait la porte de derrière de la chambre. Elle a entendu des pas et des coups, comme si quelqu’un se cognait au mur et percutait la machine à laver. Puis elle a entendu un coup de feu, et elle a commencé à hurler. Elle est sortie de la cuisine. John John était dos au mur. Il s’effondrait doucement sur le sol, et Marty lui faisait face. « John, ça va ? », a demandé Marty. « Non », a répondu John. « On m’a tiré dessus. » John John était maintenant complètement à terre, écroulé contre le mur, et Marty le tirait par les jambes pour l’allonger complètement. « Appelle Donnie Phillips ! » a-t-il hurlé à Nicole. « Par pitié ! S’il te plaît, appelle Donnie Phillips ! » Elle est sortie et a appelé. Donnie arrivait par le coin et n’avait pas encore atteint le porche quand Nicole est retournée à l’intérieur. Ensuite, Marty a filé. Il s’est levé brusquement et il est passé devant elle en trombes, sans rien dire avant de sortir. Pourquoi l’avoir envoyée chercher Donnie si c’était pour partir sans attendre son arrivée ? Et pourquoi Marty l’aurait-il laissée seule avec son coéquipier mourant ? Nicole s’est accroupie près de John John. Elle voyait son cœur battre à travers sa chemise. Où sont-ils tous passés ? Où est l’ambulance ? Depuis la cuisine, elle a entendu la porte de la chambre s’ouvrir – elle grince beaucoup, elle émet un sifflement et un claquement quand on l’ouvre – et elle a vu Mark Rector et Penny qui se tenaient dans le couloir. Mark portait des jeans, pas de tee-shirt ou de chaussettes, et Penny portait un haut et un short, pieds nus. « S’il vous plaît, ne partez pas ! » s’est exclamée Nicole. Mark et Penny l’ont regardée un instant, puis ils ont enjambé le corps de John John pour se ruer vers la porte et s’enfuir à travers les arbres. Nicole s’est remise à genoux et a attrapé la main de John John. Il devenait de plus en plus pâle. Nicole a crié en direction de la porte : « À l’aide ! Pitié, venez m’aider ! Votre ami est en train de mourir ! » Mais personne n’est venu.
Le suspect
L’adjoint Jeremy Cross effectuait sa patrouille le long de Big Ridge Road, à l’extrémité ouest du comté, quand il a entendu Marty sur sa radio prononcer d’une voix tremblante : « Un officier à terre. » Jeremy a fait demi-tour, écrasé l’accélérateur et mis en marche sa sirène. Un policier ne va jamais aussi vite que lorsqu’il entend la phrase : « Un officier à terre. » Il a dérapé dans l’allée et a vu Marty près du lampadaire, au coin de la caravane, hurlant à ceux encore à l’intérieur de sortir. Jeremy a entendu une femme hurler, supplier, encore et encore. Un de vos adjoints est en train de mourir ! Aidez-le ! John John se vidait de son sang depuis onze minutes. Jeremy a touché l’épaule de Marty pour lui signifier qu’il était là et qu’il ferait tout ce qu’il lui demanderait de faire. Marty lui a dit qu’il fallait entrer et inspecter la caravane.
On voit bien que c’est un Glock, pas le genre que portent les crapules du quotidien. C’était une arme de flic.
Jeremy a acquiescé, mais il avait peur. C’était un petit jeune, en poste depuis un an seulement, qui ne s’était jamais servi de son arme. Il se retrouvait à gérer un policier blessé, et pour autant qu’il sache, le tireur attendait à vingt mètres sur sa gauche, derrière les arbres, l’arme à la main. Il pouvait bien être en train de la pointer sur Jeremy. Et que faisait l’enfoiré dehors ? Comment était-il sorti de la caravane ? Si un toxico avait tiré sur son coéquipier, Jeremy aurait vidé son chargeur sur lui. Ou du moins, il espérait qu’il en aurait eu le courage. Bref. Marty et Jeremy ont inspecté la cuisine et le salon. Ensuite, ils se sont rendus dans la chambre de Nicole, à l’extrémité de la caravane, pour la vérifier avant d’aller aider John John. Les lumières du couloir et de la salle de bains étaient allumées et Jeremy voyait le sang sur l’épaule de John John. Je croyais que le type avait un fusil de chasse. Ça n’était pas une blessure de fusil de chasse. Un coup de fusil tiré à cette distance aurait provoqué un trou géant dans le corps de John John, il lui aurait peut-être même arraché toute l’épaule. Or, il avait devant lui une blessure par balle, propre et caractéristique. Ils ont entamé la procédure de premiers secours – Jeremy au massage cardiaque, Marty au bouche à bouche. Mais cela n’a rien changé : le médecin légiste dirait plus tard que John John était mort d’une hémorragie en trois minutes tout au plus. Après que John John a été transporté dans l’ambulance, Jeremy est resté sur place avec Nicole pour sécuriser la scène de crime. Nicole a eu besoin d’aller aux toilettes. En ressortant, elle a dit : « Il y a un pistolet derrière les toilettes. » Jeremy est allé vérifier. Il a alors vu un Glock 357 contre le mur, posé en équilibre sur la crosse et le canon comme s’il avait été méticuleusement placé là. Oh merde. Elle aurait pu l’attraper et me tuer. Jeremy a regardé une fois de plus. On voit bien que c’est un Glock, pas le genre que portent les crapules du quotidien. C’était une arme de flic. Elle s’est révélée être celle de John John. Quand Jeremy a enfin été relevé de sa tâche, il est sorti pour se joindre à la chasse à l’homme. Il a vu Marty dans un cruiser avec son père. Il a pensé que le shérif devait consoler son fils, mais il semblait que Jim y passait un temps infini. Les autres policiers travaillaient avec un nombre limité d’informations car ils attendaient la version de Marty pour en savoir plus. Tout ce que savait Jeremy, c’est qu’un homme du nom de Mark New avait abattu John John et s’était enfui dans les bois. C’est ce que tous les flics disaient : Mark New était le coupable. Les chiens de la prison de Brushy Mountain étaient déjà en route pour traquer sa piste. Les policiers avaient annoncé la couleur : tirer pour tuer.
~
Lori Yancey s’est rendue à Knoxville avec ses fils pour acheter un sapin de Noël le vendredi soir. Peu après être rentrée, son frère l’a appelé, prétendant qu’un policier avait été tué, que la nouvelle tournait en boucle sur la radio de la police et qu’il fallait qu’elle l’allume. C’est ce qu’elle a fait. Elle a entendu que la victime était un homme blanc de 35 ans. Elle a senti son estomac se retourner. Elle a entendu un des ambulanciers dire qu’il était asystolique. Lori était infirmière aux urgences de l’hôpital du comté de Scott, elle connaissait la terminologie. Asystolie. Pas de pulsations. Mort. Elle a appelé l’hôpital. Une infirmière lui a répondu : « Lori, il faut que tu viennes tout de suite. » Quand elle est arrivée, une équipe de médecins avaient ouvert la poitrine de John John. Ils stimulaient, serraient, épongeaient, pour tenter de faire repartir son cœur. Mais John John était déjà mort. Lori a attendu à l’hôpital, dans une pièce jouxtant la réanimation. Un agent est venu et lui a dit à quel point il était désolé. Il lui a dit qu’on avait tiré sur John John avec un gros calibre, une cartouche de fusil de chasse, que le tireur s’était enfui et qu’ils le retrouveraient bientôt. Lori voulait parler à Marty. Où était Marty ? Elle l’a attendu longtemps. Et quand elle l’a finalement vu, il était était assis sur une chaise et une infirmière lui faisait une prise de sang pour vérifier son taux d’alcoolémie (qui était de zéro). « Qui a tiré sur John John ? » lui a-t-elle demandé. Marty l’a regardée dans les yeux et lui a répondu : « Mark New. »
~
Mark New habitait juste à côté de Williams Creel Road, à quelques kilomètres de la caravane, si bien que tous les policiers se ruant vers le site où John John Yancey était en train de se vider de son sang ont dû passer devant chez lui. Paula, sa femme, les a vus passer aussi en rentrant chez elle après avoir quitté le magasin. Trois ou quatre voitures. Je me souviens juste m’être dit que quelque chose avait dû arriver sur cette route.
Aucun des policiers n’est venu chez Mark. Ils le cherchaient, pourtant. La sœur de Mark a appelé peu après 8 h et a dit à Paula que toutes les fréquences de police ne parlaient que de cela : des adjoints évoquant Mark New et parlant de son implication dans l’assassinat d’un policier. Le frère de Mark a appelé. Puis sa soeur, à nouveau. La famille de Paula a commencé à appeler elle aussi, tous demandaient où se trouvait Mark. « Il est devant moi, il a passé toute la soirée ici », leur répondait Paula. Le téléphone a continué de sonner. La nièce de Mark a appelé à 4 h du matin. « Retourne te coucher », a dit Paula à Mark. « Tout ira mieux demain matin. » Le jour s’est levé et la sonnerie du téléphone a retenti à nouveau. La sœur de Paula. Elle lui a appris que les policiers recherchaient Mark à pieds, à l’aide de chiens, et qu’ils étaient passés chez leur pasteur. Paula a dit à Mark de se lever et de s’habiller. Elle a commencé à paniquer. Elle a appelé le bureau du shérif. Un inspecteur a répondu, elle a expliqué qui elle était, a dit que Mark était à la maison, qu’il y avait passé la soirée et elle l’a invité à venir vérifier. Elle a ajouté qu’il y avait du gel et de la neige sous le porche et dans l’allée, vierge de toute empreinte, que personne n’était allé ou venu. « Venez tout de suite », a-t-elle dit, « on a peur de quitter la maison. Je ne sais pas ce qu’il se passe. Nos téléphones n’arrêtent pas de sonner, sa famille et la mienne nous harcèlent et nous racontent des choses horribles. Venez. Si vous le cherchez, il est là. » L’inspecteur a demandé à la rappeler. Cinq minutes plus tard, un autre adjoint a rappelé. Il lui a simplement dit : « On ne cherche pas Mark. » Plus, en tous cas. À l’aube, les adjoints savaient que Mark ne s’était à aucun moment trouvé près de la caravane sur Williams Creek Road lorsque John John s’était fait tirer dessus. Ce qu’ils ne savaient pas, c’est pourquoi quelqu’un avait prétendu qu’il s’y trouvait.
La veuve
Lori Yancey a découvert le jour suivant que Mark New n’avait pas tué son mari. Donnie Phillips et deux adjoints sont venus chez elle ce soir-là. Leurs mines étaient sombres. Ils lui ont dit qu’ils étaient désolés. Ils lui ont dit que John John n’avait pas été tué par une grosse cartouche, en fin de compte. Ils lui ont dit que la balle qui avait tué son mari provenait de l’arme de Marty. « Pauvre Marty », a pensé Lori. Des tirs croisés, voilà ce que s’est dit Lori. Les adjoints n’en ont pas parlé, mais qu’aurait-il pu s’être passé d’autre ? Marty et John John dans cette caravane, ce type, Mark New, les visant avec son fusil, eux deux terrifiés, Marty tentant probablement de protéger son coéquipier, il a tiré et John John s’est retrouvé dans la ligne de mire… Dieu du ciel, pauvre Marty. Existe-t-il plus horrible sentiment de culpabilité ? Les adjoints ont expliqué qu’ils ne l’avaient même pas encore dit à Marty, et elle pouvait comprendre. Il était sûrement toujours en état de choc, et une vérité si cruelle risquait de l’achever. John John a été enterré trois jours plus tard, sur la pente surplombant un étang près de l’église où il avait épousé Lori treize ans auparavant. Marty a aidé à porter le cercueil. Il n’a pas pleuré, ne s’est pas excusé auprès de Lori, il n’a pas dit un mot. Il n’a pas dit un mot. Je me rappelle avoir trouvé cela très étrange.
Peut-être parce qu’il avait tiré sur John John intentionnellement.
Le jour suivant, le procureur général du comté de Scott, William Paul Phillips, a tenu une conférence de presse. Les journalistes harcelaient son bureau pour obtenir des détails et demandaient lequel des trafiquants de meth avait un fusil de chasse. Phillips a décidé de mettre les choses au clair et de disculper Nicole, Ryan, Penny et Mark Rector. (Nicole avait été arrêtée ce soir-là, les trois autres s’étaient rendus le lendemain.) Phillips a annoncé qu’aucun d’eux n’avaient de fusil de chasse cette nuit-là. Les seules personnes armées étaient les adjoints. Et il a également innocenté Marty. « Tout cela n’est rien d’autre qu’un accident tragique », a-t-il dit. « Les officiers n’ont rien fait de mal. » Lori a regardé la conférence de presse à la télévision. Cela lui a donné la nausée. Mark Rector ? Qu’était-il arrivé à Mark New ? Pourquoi Marty lui avait-il dit que Mark New avait tué son mari si ce dernier n’était pas sur les lieux ? Et personne n’avait d’arme ? Si cela s’était passé de cette façon, pourquoi personne ne le lui avait dit le lendemain, ou le jour suivant, ou celui d’après ? Pourquoi l’apprenait-elle à la télévision ? Et comment pouvaient-ils être si sûrs d’eux ? Marty lui avait raconté, à elle et aux autres adjoints, ainsi qu’aux maîtres chiens de Brushy Mountain, une histoire entièrement fausse. Il avait accusé de meurtre un innocent et le procureur décidait, en moins d’une semaine, que tout cela n’était qu’un énorme malentendu ? Lori s’est rendue à la caravane. Les parents de Ryan Clark l’ont laissée entrer et elle est allée jusqu’à la chambre du fond, en passant devant la cuisine, pour se rendre à l’endroit où John John s’était vidé de son sang. On lui avait dit qu’il était mort dans le couloir, un endroit suffisamment long et sombre pour y commettre une erreur fatale. Mais elle se trouvait dans ce qui ressemblait davantage à une petite boîte exiguë, à peine plus grande qu’un dressing. Deux personnes n’auraient pu s’y tenir côte à côte sans se marcher sur les pieds. J’ai tout de suite compris que ça ne s’était pas passé comme ça. Cela ne pouvait pas s’être passé comme Marty l’avait raconté, même si c’était un accident. Un aveugle aurait vu John John dans ce couloir. Alors pourquoi Marty avait-il menti ? Peut-être parce qu’il avait tiré sur John John intentionnellement.
~
Herb Moncier a rencontré Lori Yancey durant l’hiver 2004, quelques mois après la mort de John John. C’était un homme énorme, loquace, à la chevelure grisonnante et dont le placard débordait de beaux costumes qui avaient toujours l’air froissé. C’était en quelque sorte une légende judiciaire dans l’est du Tennessee. Les juges fédéraux le trouvaient impoli et décapant, et ils déploraient son esprit de contradiction. Mais il était aussi tenace, toujours prêt à la confrontation, et bien décidé à prendre en charge des cas considérés comme des causes perdues par les autres avocats. « Vous connaissez le dicton, il faut choisir ses batailles ? » raconte un avocat de Knoxville qui le connaît depuis des années. « Herb ne choisit pas. »
La bataille de Lori Yancey n’était pas de celles qu’auraient choisies la plupart des avocats. Elle avait été présentée à Herb par un homme du nom d’Arzo Carson qui, quelques années plus tôt, avait été procureur de Scott County avant de devenir directeur du bureau d’investigation du Tennessee. C’était aussi le grand oncle de John John, il était donc directement concerné par l’affaire. Arzo avait mené sa propre enquête, s’était rendu au hangar et avait parlé à Ryan et Nicole. Comme Lori, il en était arrivé à la conclusion que Marty avait menti. Et qu’il avait tué John John dans la caravane sur Williams Creek Road. Voilà pourquoi Arzo l’avait envoyée vers Herb. Le procureur général Phillips avait rapidement classé l’affaire. Mais il existait encore un recours légal pour Lori : attaquer Marty devant la cour fédérale pour violation des droits civils de John John. Un meurtre n’étant pas la moindre des violations. Mais les affaires de droit civil sont connues pour être difficiles à prouver et à porter au tribunal. La plupart sont rejetées par une motion pour jugement sommaire. Et la mort de John John était particulièrement problématique parce qu’il était pratiquement impossible de violer les droits civils d’un homme par mégarde. Herb et David tenteraient néanmoins d’obtenir une accusation de meurtre avec préméditation. Ils plaideraient pour une affaire de meurtre, avec moins de preuves que pour un jugement criminel et avec face à eux un énorme obstacle : sur la base des informations fournies par les agents du comté de Scott et le bureau d’investigation du Tennessee, le procureur avait déjà classé le cas comme un accident. De plus, comment les avocats plaignants parviendraient-ils à présenter Lori Yancey autrement qu’en veuve éplorée et pleine d’amertume ? Herb a pris son cas en main. Une des raisons pour lesquelles Herb et David soupçonnaient Marty d’avoir tué John John était qu’il avait plusieurs fois changé sa version des faits, ce qu’un homme honnête ne fait jamais. Les détails étaient infimes mais cruciaux. Alors que Marty avait ensuite juré qu’il s’était retrouvé dans l’obscurité totale de la salle de bains, qu’il n’y voyait rien, il avait raconté l’inverse aux inspecteurs juste après la fusillade : « Les lumières du couloir étaient allumées. » Dans cette première déclaration, il n’avait pas dit non plus qu’il avait ordonné aux autres adjoints de rester dehors. Il ne l’a avoué qu’après que Nicole et Ryan aient raconté avoir entendu Marty demander à John John de le rejoindre à l’intérieur. (La seule personne à corroborer ses dires sur cette question est Donnie Phillips, mais c’est apparemment dû à une intervention divine. La nuit de la fusillade, Donnie aurait entendu Marty hurler quelque chose sans comprendre vraiment ce qu’il disait. Il aurait donc prié le seigneur de lui venir en aide, et ce dernier lui aurait rafraîchi la mémoire un mois plus tard.) Plus important, un indice physique ne collait pas avec l’histoire de Marty. La trajectoire de la balle à travers le corps de John John prouvait qu’elle n’avait pas été tirée depuis la chambre, cette pièce supposément si dangereuse d’après Marty, celle qui l’avait tant effrayé. Même le bureau d’investigation avait un problème sur ce point. « Beaucoup de gens vont lire ce rapport », a dit un agent à Marty lors d’un interrogatoire mené deux mois après le drame. « Ils risquent de conclure que tu n’as pas été complètement honnête à propos de ce qui s’est passé. » En fin de compte, Herb et David comptaient trois éléments qui n’avaient proprement aucun sens. D’abord, pourquoi Marty et John John se trouvaient près de ce hangar en pleine nuit ? Poursuivaient-ils vraiment un dangereux fugitif, parmi les plus recherchés par le FBI, comme le clamait Marty ? Ou bien avaient-il obtenu un tuyau sur un fabriquant de meth bien connu qui aurait acheté trop d’allumettes au magasin (magasin qui n’en vendait pas en gros, par ailleurs), comme relaté dans un rapport ultérieur ? Un policier se fait tuer, et ses collègues ne peuvent même pas expliquer ce qu’il faisait sur le site ? Deuxièmement, comment l’arme de John John s’était-elle retrouvée derrière les toilettes, apparemment déposée là méticuleusement ? Et enfin, comment Mark New s’était-il retrouvé mêlé à ça ? Cela ne collait pas. Un tir net, un tragique accident, n’aurait pas l’air si louche. Non, c’était un meurtre prémédité. Il devait y avoir un mobile. Mais lequel ? Pourquoi un policier aurait-il tué son partenaire ? Herb l’ignorait. Il n’avait pas d’explication.
Le mobile
Rick Babb s’est rendu aux urgences de l’hôpital du comté de Scott en mai 2007. Il ne souvient pas pourquoi, ce ne devait donc pas être très grave. Sa prostate, peut-être. Un médecin l’a examiné et l’a renvoyé chez lui. Lori Yancey était l’infirmière de garde cette nuit-là. Rick l’a reconnue, en partie parce que sa photo figurait sur un panneau publicitaire pour l’hôpital au bord de l’autoroute 27. Mais aussi parce qu’elle attaquait Marty Carson en justice. Dans le comté, tout le monde était au courant du procès et de la mort de John John dans cette caravane. Cette fusillade bizarre constituait au moins une des raisons pour lesquelles Jim Carson avait été démis de ses fonctions l’été précédent. D’après les rumeurs, Lori croyait que John John avait été tué pour des raisons politiques : John John allait se porter candidat au poste de shérif en 2006, dérobant leur pouvoir aux Carson, qui l’avaient peut-être compris et fait tuer. Mais cela n’avait pas beaucoup de sens, Marty ayant tué John John trois ans avant les élections.
« Ma dernière dose était aussi délicieuse que ma première. » — Rick Babb
Rick s’est assis calmement pendant que Lori remplissait son dossier de sortie. Elle, si compatissante, sans avoir la moindre idée de ce que je savais. Mon vieux, ça m’a bouffé comme un cancer. « Tu n’as rien compris », lui a murmuré Rick. « John John n’as pas été tué pour des raisons politiques, mais pour des histoires de drogue. » Il lui a expliqué que c’était sa faute si John John était mort. Il avait dit la mauvaise chose au mauvais moment, et puis il avait dit pire encore, à un plus mauvais moment, et quand il avait su ce qui allait arriver, quand il avait su que John John allait mourir, il n’avait rien fait pour l’empêcher. Et maintenant, miss Lori était veuve et ses fils n’avaient plus de père. « Je suis coupable du meurtre de John Yancey autant que celui qui a appuyé sur la gâchette. » C’est mot pour mot ce que Rick Babb a déclaré. « Ce sont mes mots qui ont provoqué sa mort. » Rick a été un criminel presque tout sa vie. « Un hors la loi », comme il dit, « car cela sonne plus romantique que d’être un junky colérique. » Il prétend avoir essayé toutes les drogues connues, en tous cas toutes celles disponibles dans le comté de Scott, mais avoir toujours préféré la meth. Il a sniffé sa première ligne à 17 ans et il raconte qu’il s’est alors senti capable de partir à la chasse à l’ours avec un tournevis. Quand il a sniffé sa dernière trace, 25 ans plus tard, cela lui a donné l’impression d’être jeune à nouveau. « J’ai entendu beaucoup de gens dire qu’on est censé passer sa vie à tenter de retrouver la première impression. C’est n’importe quoi. Ma dernière dose était aussi délicieuse que la première. » D’après Rick, la raison pour laquelle John John est mort – et la raison pour laquelle il pense que c’est sa faute –, c’est qu’il jouait les indics pour Marty Carson. Il raconte que Marty l’a approché fin 1999, début 2000 (Rick était occupé à vider un cerf, c’est comme ça qu’il sait que cela se passait durant la période de chasse). Il l’a conduit de l’autre côté de la rivière, dans un coin isolé où ils ont pu discuter sans que personne ne les voie. Marty savait que Rick était impliqué dans le trafic de drogue : un homme ne peut pas enfreindre la loi pendant tant d’années dans un petit comté sans que les autorités n’en entendent parler. Rick affirme que Marty lui a demandé de devenir un informateur. Il a accepté. Tous les policiers ont besoin d’indics, et tous les criminels ont besoin d’amis dans les forces de l’ordre. Sauf que d’après Rick, Marty n’était pas vraiment un flic. Il raconte qu’il disait à Marty qui fabriquait la dope, que Marty en achetait ensuite sous couverture… avant de finir par faire du chantage aux dealers. « S’ils acceptaient de lui fabriquer de la meth, il ne leur tordait même pas le poignet. S’ils refusaient, il frappait aussi fort que possible. » Rick raconte que Marty a négocié de grosses quantités et qu’il en a sniffé une bonne partie, des lignes parfois aussi grosses qu’un stylo, sur le capot de son cruiser. Il partageait avec Rick, cela dit, du coup ce dernier ne se plaignait pas. « J’ai pris assez de drogue avec Marty pour tuer tout le comté. C’est la stricte vérité. » Fin octobre 2003, un mois avant la mort de John John, Rick a annoncé à Marty qu’il lui avait acheté un gros sac de meth, au moins 15 grammes à vue de nez. Pour une raison inconnue, John John – que Rick pensait aussi pourri que Marty – est venu le récupérer. Rick raconte qu’il lui a tendu en disant : « Faites-vous une ligne à ma santé, j’espère que ça vous plaira ! »
« Cet homme n’aurait pas eu l’air plus choqué si je lui avais craché à la figure. » John John lui a demandé de quoi il parlait. Rick lui a fait un résumé de ses quatre ans de travail pour Marty. John John lui a dit qu’il était au courant et qu’il suivait le cas de Marty depuis un bon moment déjà. Mais ensuite, Rick a rapporté à Marty ce qu’il avait fait. « J’ai merdé », lui a-t-il dit. « Ouais », a répondu Marty. « T’as sacrément merdé. » Il raconte que trois semaines plus tard, Marty l’a convoqué au cimetière sur Jeffers Road et lui a remis 10 000 dollars dans une enveloppe blanche : la moitié pour tuer John John Yancey, et l’autre pour son neveu, Joseph Babb, censé lui servir de chauffeur. « T’es complètement taré ! » lui a dit Rick. « On doit le faire », a rétorqué Marty. « On ? Mon cul, oui ! » Rick dit que Marty a ensuite essayé de lui donner un revolver enveloppé dans une serviette. « Je t’ai dit non », a insisté Rick. « Un non pas négociable. » Rick jure qu’il a rapporté ça à John John, qui lui a dit de ne pas s’inquiéter, qu’il s’occupait de gérer Marty. « Mon gars, je suis inquiet, et tu devrais l’être aussi », l’a mis en garde Rick. Quelques jours plus tard, John John était mort.
~
Rick Babb a attendu plus de trois ans pour avouer à Lori ce qu’il savait, pour la simple et bonne raison que les Carson ont occupé leurs fonctions jusqu’en août 2006. Marty avait même été promu chef adjoint quelques semaines après avoir tué son coéquipier. À qui un junky aurait-il pu parler ? Au procureur, qui avait classé la mort de John John comme un accident dès le lendemain de l’enterrement ? Aux agents du bureau d’investigation qui enquêtaient sur la fusillade ? Même plus tard, une fois que les Carson ont été virés et qu’il a tout avoué à Lori, il a rechigné à témoigner. L’habitude, tout simplement. Le hors-la-loi n’aime pas trop avoir à faire avec la justice. Mais le second mari de Lori, Howard Ellis, est parvenu à le convaincre. Howard savait s’y prendre avec les criminels car il avait été assistant du procureur général Phillips, un poste qu’il avait quitté en commençant à sortir avec Lori au printemps 2006 (son attaque en justice et son métier étaient incompatibles). Il connaissait aussi de longue date les rumeurs qui couraient au sujet des adjoints du comté de Scott. Au cours des audiences, quand il était encore procureur, Howard se voyait parfois accuser un dealer d’avoir été pris en possession de, disons, 32 doses d’OxyContins. L’homme poussait alors un soupir de soulagement. « Dieu merci ! » disait-il. « J’en avais 78 sur moi quand ils m’ont arrêté. » Howard a poussé Rick à écrire une déposition. Mais Rick n’a pas eu besoin de beaucoup d’encouragements, juste d’un coup de pouce pour expier sa culpabilité et son regret. « Rien ne m’a jamais rongé à ce point », dit Rick. « Je ne peux pas vous dire à quel point c’est dur de regarder miss Lori en face, encore aujourd’hui. » Il a 46 ans, il est totalement épuisé. Son corps est brisé par la drogue et dévoré par le lupus et l’arthrite. Il s’est enfermé chez lui peu de temps après la mort de John John pour ne plus avoir accès à la drogue, mais il est sobre depuis quatre ans maintenant et c’est ainsi qu’il veut mourir : les idées claires. La raison pour laquelle il dit avoir tout arrêté, c’est qu’il a tenté de tuer Marty Carson. « Je sais que ce fils de pute l’a tué », dit-il. « Je le jure sur la tête de mes enfants, si j’avais su qu’il allait vraiment le faire, j’aurais pris l’arme qu’il me tendait cette nuit-là et je l’aurais descendu. J’aurais fait de la prison pour ça. Je le regrette à ce point. » Il dit qu’il le ferait peut-être encore. « De toute ma vie, je n’ai jamais aimé devoir quelque chose à qui que ce soit. Il n’y a pas de plus grande dette que la mienne. Si je pouvais payer ma dette auprès de miss Lori et de ses fils, je le tuerais tout de suite, sans même y réfléchir. Même si cela me condamnait à mort dans la minute qui suit, je mourrais avec lui pour le retrouver en enfer. » John Duffy pense que Rick Babb ne dit pas la vérité. Duffy, l’avocat de Marty, ne traite pas Rick de menteur, mais c’est ce qu’il veut dire. Il affirme que Rick a échoué au détecteur de mensonges, mais Rick dit qu’il a seulement mis fin au test à cause de l’hostilité des inspecteurs. Duffy dit qu’un policier – qu’il refuse de nommer – lui aurait confié : « Je ne croirais pas ce type même s’il se présentait devant moi habillé de blanc avec des ailes. » « Si vous trouvez l’histoire de Rick Babb crédible, j’aimerais savoir en quoi », a commenté John Duffy. Voilà en quoi : Rick n’a rien à gagner en mentant. Il n’essaye pas d’être déchargé d’accusations criminelles, et il n’est pas rémunéré. En fait, la seule chose que Rick a gagné jusque là est une cicatrice sur le côté gauche de la poitrine, souvenir d’un coup de couteau à viande, asséné par deux hommes vêtus de noir qui l’ont assailli sous son porche peu avant le procès. Rick raconte que l’un deux a crié en s’enfuyant : « Dis un mot de plus contre Marty Carson et on reviendra te tuer, toi et ta famille. » Et pire encore : Rick n’est pas le seul à dire que Marty est un criminel et que John John le savait. Quand le cas de Loria a été porté au tribunal en novembre 2007, un homme du nom de Nick Letnet a témoigné. C’était un fabriquant de meth qui s’était évadé de prison en 2001. Il a affirmé que Marty avait planifié l’évasion, qu’il était censé ramper sous la barrière et aller lui préparer de la meth « ou bien quelque chose arriverait à sa femme et ses enfants ». Nick a dit aussi qu’à l’automne 2003, alors qu’il était à nouveau en prison et qu’il effectuait des travaux d’intérêt généraux dans le bureau du shérif, il a entendu Marty dire à quelqu’un : « Il n’y aura bientôt plus de problème avec monsieur Yancey. » Plus dommageable que les témoignages de Rick et Nick, qui restent après tout deux junkies, vient celui de Mark Chitwood. C’était un des meilleurs amis de John John, militaire et de surcroît ancien adjoint du comté de Scott. Il a affirmé que dans les semaines précédant sa mort, John John enquêtait sur les implications de Marty Carson « dans du trafic de drogue et des pots de vin ». John Duffy ne traite pas Mark Chitwood de menteur mais choisit des mots qui s’en rapprochent. « Son nouveau témoignage est peut-être la seule surprise de ce procès », dit-il. « Il n’avait jamais évoqué cela auparavant. » Sa théorie sur ce qui s’est passé suffit amplement à Duffy, même si elle implique des lois physiques improbables. Il dit que Marty était dans la salle de bains, pétrifié de peur. John John, ignorant l’ordre de rester dehors, est entré dans la salle de bains l’arme au poing pour l’inspecter comme dans les séries télé. Marty a fait feu et John John, touché à l’épaule, a lâché son arme qui a volé à 90 degrés sur sa droite, atterrissant derrière les toilettes pour se fixer contre le mur. Si cela était vrai, Marty Carson s’avérerait alors dangereusement incompétent, mais ce n’était pas pour cela qu’il était jugé. Qui plus est, ajoute Duffy, seul un imbécile tuerait son coéquipier en visant le bras et pendant son service, étant donné qu’un appel pour officier abattu rameute sans faute tous les policiers des environs. Comment peut-on espérer s’en tirer dans un cas pareil ? Les avocats de Lori n’ont jamais expliqué comment l’arme de John John s’était retrouvée dans la salle de bains. Cela reste plutôt l’un de ces détails incohérents ajoutant au soupçon car tellement incongru. Il en est allé de même pour la poursuite de Mark New. Même si la version des faits de Marty, aussi improbable soit-elle, était vraie, ces deux éléments ne collaient pas. Mis bout à bout, ils suggéraient que Marty avait peut-être pris l’arme de John John, qu’il avait donné un nom au hasard et que… eh bien que Mark New avait eu bien de la chance de ne pas s’être trouvé dans le coin en cette nuit noire. Ces suggestions allaient dans le sens de la théorie – la renforçaient même – selon laquelle John John était mort parce qu’il avait découvert que son coéquipier était un criminel. Apparemment, cela a convaincu les jurés. Après cinq jours de témoignages, ils ont délibéré pendant quelques heures seulement avant de conclure que Marty Carson avait « intentionnellement ou de façon malveillante » tiré sur John John Yancey. Lori s’est vue attribuer 5 millions de dollars de dédommagements, dont elle ne verra jamais la couleur car Marty ne pourra jamais les payer.
~
Marty Carson refuse de s’exprimer pour le moment. Il travaille comme charpentier dans le comté de Scott et veut qu’on le laisse tranquille pour qu’il puisse vivre sa vie. La situation économique est mauvaise et il s’est coupé trois doigts avec une scie, mais il fait de son mieux. « Il est dans un bon état d’esprit », d’après John Duffy.
Le dossier n’est pas encore classé. Après le verdict, le procureur général Phillips a annoncé que son bureau et le bureau d’investigation allaient ré-ouvrir l’enquête sur la mort de John John. Quelques semaines plus tard, le FBI a pris le relais. Au printemps, des procureurs fédéraux de Knoxville ont ordonné une transcription du procès civil. Il semble que les fédéraux – qui ont pour politique de ne pas confirmer ou nier les investigations – cherchent à monter un dossier de violation criminelle des droits civils contre Marty. À partir du 28 novembre, il y aura prescription. Cela fera cinq ans que John John a été tué dans une caravane sur Williams Creek Road. John Duffy pense que Marty ne sera pas jugé coupable. Pour quoi faire ? Où sont les preuves ? Il semble irrité par le fait que Lori veuille une accusation criminelle. Qu’elle insiste pour voir Marty tenu responsable de l’assassinat de son mari. Il dit : « Selon toute vraisemblance, elle me paraît très vindicative sur cette histoire. » Il ajoute : « Elle continue de tourmenter Marty Carson de toutes les façons possibles au sujet de cet incident. » Il dit encore : « Lori Yancey semble ne pas réussir à passer au-dessus de cette histoire, à trouver la paix et à pardonner. » Non, effectivement, elle n’arrive pas à passer au-dessus. Elle ne peut pas pardonner. Parce qu’elle pense que Marty Carson n’a jamais dit la vérité à personne.
Traduit de l’anglais par Caroline Bourgeret et Arthur Scheuer d’après l’article « Murder in the Meth Lab? », paru dans GQ. Couverture : Mark Johnson