Diffuser en direct une interview exclusive de l’homme le plus riche du monde est une bonne façon de faire parler de votre réseau social. Aussi, quand Elon Musk a annoncé qu’il participait à un live audio sur l’application Clubhouse, la nouvelle s’est propagée comme une traînée de poudre à travers les différentes strates du web. Ce 1er février 2021, beaucoup d’entre nous n’avaient alors jamais entendu parler du nouveau réseau social audio, lancé près d’un an auparavant. En un rien de temps, la capacité maximale de 5 000 auditeurs de la « room » a été atteinte, avec des centaines de journalistes et des flux vidéos redirigés vers YouTube. Depuis ce jour, Clubhouse fait couler beaucoup d’encre et son nombre d’utilisateurs.trices croît de plus en plus rapidement.

Clubhouse n’est pas un réseau social comme les autres. Uniquement basé sur la voix, il est à la croisée d’une radio libre géante et d’une plateforme de podcasts. L’application comprend des salons (ou rooms) aux thématiques précises, créés par les utilisateurs.trices. Si la majorité des discussions tournent encore autour du monde des technologies et de l’entrepreneuriat, tout est possible. Les créateurs.trices des rooms peuvent choisir à qui ils.elles y donnent accès, d’un groupe privé à une discussion ouverte à tous.tes. Ils.elles peuvent aussi donner la parole à l’auditeur.trice de leur choix, en qualité de modérateur.trice, ces derniers.ères n’ayant qu’à « lever la main » pour participer.

Crédits : Erin Kwon

Si cette brève explication est nécessaire, c’est que la plateforme n’est pas encore en libre accès. Toujours en version bêta depuis son lancement en mars 2020, l’application n’est disponible que sur iOS. Et même pour un.e utilisateur.trice Apple, il est nécessaire d’avoir été invité.e par un membre pour intégrer la communauté. Cette fonctionnalité, mise en place pour limiter dans un premier temps le nombre de personnes sur la plateforme, offre au réseau 100 % vocal une image de club VIP. En combinant cet effet « club » et la présence de personnalités allant de Mark Zuckerberg au rappeur 21 Savage, Clubhouse est en voie de devenir un nouveau géant des réseaux.

En quelques semaines, il a décuplé son nombre d’utilisateurs.trices, dépassant récemment la barre des 10 millions de téléchargements. Pourtant, ses développeurs cherchent pour l’instant à garder un certain contrôle sur le nombre d’invitations disponibles. Car si la plateforme fait parler d’elle, ce n’est pas que pour des bonnes raisons. Plusieurs cas d’intimidation et de harcèlement de la part d’utilisateurs.trices ont déjà été rapportés dans les médias, de même que l’apparition de rooms racistes, antisémites ou misogynes. Sans compter les graves préoccupations pour la sécurité des données personnelles des utilisateurs.trices. Clubhouse saura-t-il trouver sa voix au milieu de ce brouhaha ?

Grandir dans l’adversité

Après moins d’un an d’existence, des dizaines d’affaires relevant de l’intimidation ou du harcèlement en ligne sur Clubhouse ont été rapportées. Il faut dire que l’application possède de sérieux désavantages comparée à ses concurrents. Tout d’abord, la plateforme est jeune et toujours en cours de développement, il semble donc normal qu’elle ne puisse pas proposer un service aussi complet et sécurisé que des acteurs mieux établis. Mais en proposant des contenus uniquement vocaux et en direct, il semble impossible pour les développeurs d’empêcher tous les débordements.

Le problème s’est surtout présenté dans le cadre de sujets clivants, lorsque des idéologies s’affrontent et que les débats s’échauffent. L’une des controverses les plus vocales a eu lieu suite aux propos tenus par Pascal-Emmanuel Gobry, auteur français et membre du think tank conservateur américain Ethics & Public Policy Center. « Nous ne savons même pas combien de musulmans il y a en France… Nous ne savons pas combien d’entre eux sont “islamistes”, c’est-à-dire qui soutiendraient la charia », a-t-il déclaré au cours d’une discussion sur Clubhouse. « Car si être islamiste ne signifie pas nécessairement que vous soutenez le terrorisme, il y a nécessairement un spectre, n’est-ce pas ? Le nombre de personnes problématiques est assez important. »

Suite à cette intervention, il a demandé comment faire face aux « potentiels millions » de citoyens musulmans en France qui « rejettent fondamentalement tout ce que la nation défend et veulent soit la détruire, soit la remplacer par un régime de la charia ». En réaction, un vigoureux débat s’est lancé sur le type de discours à empêcher sur la plateforme, et sur les moyens de le faire. C’est d’ailleurs un des points sur lesquels se concentrent le plus les développeurs de l’application, de leur propre aveu.

« Nous avons introduit le blocage, la mise en sourdine, la création de rapports en room et la possibilité pour les modérateurs de mettre fin à une room », écrivent-ils sur leur site. Ils disent aussi « enquêter » chaque fois que quelqu’un signale une violation des conditions d’utilisation ou du règlement de la communauté, et prendre des mesures adaptées. Mais d’après Bacely Yorobi, entrepreneur de la tech ivoirien et fréquent utilisateur de Clubhouse, le problème se trouve plutôt du côté des intervenant.e.s.

https://twitter.com/BacelyYorobi/status/1366957176930119686

Au travers de sa société ConnectX Global, il fait intervenir des talents issus de la diversité, et organise des conférences autour de l’entrepreneuriat, de l’e-commerce, de l’innovation, du codage et du design. « Prendre la parole en public et modérer une audience, ce n’est pas la même chose », explique-t-il. Cet échec dans la modération de la part d’un.e animateur.trice amateur.e est pour l’entrepreneur la cause principale des polémiques actuelles. « Quand c’est mal géré, sur des sujets très polarisés, ça part vite dans tous les sens et il n’y a plus de respect. »

Une dérive à laquelle la nature-même du réseau l’exposait fatalement. La seconde, tout aussi préoccupante, concerne précisément la sécurité des données de ses utilisateurs.trices, auxquel.le.s Clubhouse recommande instamment d’utiliser leur véritable identité. Si dans un premier temps les développeurs annonçaient qu’aucune conversation ne pouvait être enregistrée, plusieurs cas de figures ont prouvé le contraire. Tout d’abord, la plateforme enregistre maintenant une partie des discussions tenues dans chaque room afin de pouvoir, en cas de rapport, enquêter sur de potentiels actes répréhensibles et leurs auteurs. Si aucune réclamation n’est faite, l’enregistrement est supprimé dès la fermeture de la room.

Si le procédé pose des problèmes de sécurité en soi, il ne garantit en aucun cas que des utilisateurs.trices ne puissent pas enregistrer les conversations à l’insu des intervenant.e.s. « Cela m’est déjà arrivé », confie Bacely Yorobi. « Heureusement que je n’avais pas dit quelque chose de négatif. » Clubhouse n’est pour le moment pas un endroit sûr, résume l’entrepreneur ivoirien.

De nombreux.ses utilisateurs.trices ont fait part de leur inquiétude concernant la protection de leurs données personnelles. En cause, l’entreprise américaine fait appel à une start-up basée à Shanghai, appelée Agora, pour gérer une grande partie de ses opérations back-end. En effet, Clubhouse s’appuie sur la société chinoise pour traiter son trafic de données et sa production audio. Sauf que les obligations d’Agora vis-à-vis des lois chinoises sur la cybersécurité signifient qu’elle serait légalement tenue de donner accès aux fichiers audios au gouvernement chinois, s’il juge que leur contenu met potentiellement en danger la sécurité nationale.

« Une plateforme qui a une API et des serveurs gérés par une technologie chinoise ne peut pas être totalement digne de confiance », remarque Bacely Yorobi, précisant tout de même que « les développeurs sont en train de travailler pour basculer tout le système sur une technologie américaine ». Clubhouse semble donc apprendre de ses erreurs jour après jour, comme il s’est construit.

Made in Silicon Valley

« Clubhouse évolue rapidement aujourd’hui, mais à certains égards, on a l’impression que le voyage a commencé il y a longtemps. » C’est ainsi que les deux fondateurs,  Paul Davison et Rohan Seth, expliquent la naissance de leur projet. Après leur rencontre en 2011, les deux Américains se sont vite retrouvés autour d’une passion commune : les produits sociaux. À l’époque, Rohan Seth travaillait sur des moyens d’aider ses amis à se retrouver dans les villes, et Paul Davison développait une application appelée Highlight, qui devait aider les utilisateurs.trices à nouer des amitiés autour d’eux. Au cours des dix années suivantes, ils ont tous deux expérimenté de nouvelles applications, échoué et recommencé. À l’automne 2019, le duo a finalement été amené à faire équipe. Après de nombreuses itérations dans l’espace audio, ils finissent par lancer Clubhouse en mars 2020, avec une nouvelle start-up : Alpha Exploration Co. 

En mai, l’application comptait 1 500 utilisateurs et annonçait sa première levée de fonds, avec l’ambition de se développer. À travers leur société de capital-risque AH Capital Management, aussi appelée A16Z, les business angels Ben Horowitz et Marc Andreessen ont cru flairer le bon filon. Ils ont donc décidé d’investir une première fois la somme de 10 millions de dollars dans le projet. Au cours des mois qui ont suivi, l’application a continué de se développer et grandir. Fin janvier 2021, deux millions de personnes dans le monde avaient rejoint Clubhouse. 

C’est à ce moment-là que Davison et Seth ont annoncé leur deuxième tour de table. Sous la supervision d’Andreessen Horowitz, le réseau social basé à San Francisco a réussi à lever environ 100 millions de dollars, portant sa valorisation à près d’un milliard de dollars, selon Axios. C’est à ce moment-là qu’A16Z a fait jouer ses contacts. La conversation entre Elon Musk et le PDG de Robinhood Markets Inc., Vlad Tenev, à propos de la négociation des actions de GameStop Corp, n’est pas arrivée par hasard. Car A16Z, en plus d’être un gros investisseur de Robinhood et Clubhouse, soutient des startups qui travaillent avec les entreprises de Musk.

Le réseau avait tout d’abord réussi à percer en Chine, où de nombreuses rooms sont apparues début février, permettant aux utilisateurs.trices de débattre notamment du sort des Ouïghours. Mais la politique chinoise concernant les réseaux sociaux et sites étrangers n’a pas changé, et les échanges concernant certains sujets sont toujours mis sous clé. Pékin a finalement décidé d’interdire le réseau social dans le pays, comme il l’a fait pour tous les autres réseaux occidentaux auparavant.

Malgré ce contretemps, sorte de reconnaissance pour la jeune société, les développeurs souhaitent continuer à développer leur réseau. Une part de la dernière levée de fonds sera dédiée au développement d’un programme pour les créateurs.trices de contenu de la plateforme, qui pourrait augmenter leur nombre et ouvrir le canal de revenus de Clubhouse. Cela rappelle le fonds de 200 millions de dollars lancé par TikTok pour soutenir les influenceurs.ceuses de sa plateforme, et les sommes engagées par Snapchat pour attirer les stars sur Spotlight. Car il ne faut pas oublier que si Clubhouse est le premier réseau social 100 % vocal, la concurrence dans le milieu reste rude et peu de bonnes idées ne sont jamais copiées.

La course est lancée

Les géants de l’industrie numérique n’ont pas tardé à réagir face au succès fulgurant de l’application de Paul Davison et Rohan Seth. Et notamment Facebook, qui s’est fait une spécialité du clonage de réseaux populaires ou du rachat de ses concurrents. L’année dernière, la plateforme a lancé Messenger Rooms pour concurrencer l’application vidéo Zoom pendant la pandémie de coronavirus. Instagram, propriété de Facebook, a de son côté rivalisé avec TikTok avec l’ajout des Reels. Et début février 2021, le réseau social a donc commencé à plancher sur un nouveau produit baptisé Fireside, qui doit reprendre exactement les mêmes fonctionnalités de Clubhouse. « L’histoire se répète », note Bacely Yorobi, qui a pu discuter du futur de la plateforme dans des rooms sur le réseau.

Mais l’entreprise dirigée par Mark Zuckerberg n’est pas la première à avoir dégainé. En effet, Twitter a été le plus réactif. Le 17 décembre dernier, le réseau à l’oiseau bleu annonçait le lancement de sa propre itération audio sur iOS, avec le même système de bêta fermée sur invitation. La plateforme, baptisée Spaces, a même pris de vitesse les créateurs de Clubhouse, en lançant sa version disponible sur Android depuis le 2 mars. C’est un sacré avantage quand on sait que le système d’exploitation est celui qu’utilisent 85 % des téléphones portables.

Les Spaces de Twitter

Si la course est déjà lancée entre les géants du milieu et la start-up, d’autres acteurs peuvent encore créer la surprise et venir rafler le gros lot sous le nez des concurrents. C’est l’idée qu’avance Bacely Yorobi. « C’est clair que dans cette bataille, Twitter ne gagnera pas, car il est victime de son histoire, avec énormément de trolls », prédit l’entrepreneur. « Moi, je parie sur Spotify ! On ne les voit pas mais ils arrivent. »

Il faut dire que la puissance de Spotify sur le marché de la musique et du podcast est déjà immense. Les rachats des plateformes de Gimlet Media et d’Anchor lui avaient même permis de consolider sa domination. Il ne serait donc pas étonnant de voir débarquer une fonctionnalité pour permettre des discussions. « ll suffit juste qu’ils développent une couche d’interaction et c’est terminé », conclut le conférencier ivoirien. Clubhouse a ouvert son club privé dans une arène sans merci.

Couverture : Clubhouse par Alexander Shatov