Kaboul, 1989
C’est vraiment arrivé : la Première dame d’Afghanistan m’a giflée tellement fort que je me suis pissée dessus. Ma brève rencontre avec le centre de la paume de Mme Ahmadzai a eu lieu dans un bus scolaire. Dans un pays communiste, personne n’était trop bien pour prendre les transports publics. Cependant, la femme du Président et sa gourde de fille sont arrivées au dernier moment et les places libres se faisaient rares – j’étais prête à jouer mon honneur pour conserver la mienne. Elle ne me connaissait ni d’Eve, ni d’Adam, et je ne vois pas ce qui l’a poussée à exiger mon siège alors qu’elle se tenait debout dans l’allée étroite, le caniveau improvisé pour les enfants qui se souillaient de peur, de rire ou de mal des transports. « Lève-toi », m’a-t-elle ordonné. J’ai obéi. « Et donne ton siège à ma fille », a-t-elle continué. J’ai refusé presqu’à l’instant-même où sa main a pris contact avec ma mâchoire, et, plus par surprise que par héroïsme, j’ai déversé mon sens de la justice à ses pieds. Aucun des élèves présents n’a dit mot et je me suis persuadée de ne pas verser une seule larme. Nous avons terminé le trajet de retour en silence, moi mon cul posé sur le vinyle souillé, les autres regardant par la fenêtre le monde en train de changer.
Cette époque, c’était la fin des années 1980 en Afghanistan, et la fin de plusieurs décennies météoriques de paix et de prospérité relatives. Plus exactement, c’était en 1989, une période particulière à Kaboul. J’avais vaincu les oreillons et reçu un paquet de crayons de couleur de mon amoureux, dont le jumeau était mon grand rival. L’école primaire anglaise internationale de l’ambassade d’Inde m’avait donné une note remarquable pour ma dissertation sur la sainteté de la vache, et le fait de m’être soulagée involontairement dans un bus m’avait servi de leçon sur les victoires à la Pyrrhus. Mais, plus important que tout le reste, cette année décisive a été celle de ma découverte transcendante de Peter Gabriel. Il est bon de rappeler que les Soviétiques, comme le firent d’autres agresseurs durant des siècles, avaient cette année-là compris que leur ténacité ne servait à rien et s’étaient retirés d’Afghanistan pour laisser le pays en ébullition, prêt à imploser. On écoutait donc « Sledgehammer » de Gabriel pendant la retraite du marteau et de la faucille, et la fréquence croissante des sifflements des bouilloires qui prenaient le pas sur les vols de roquettes. Dans le clip, le montage du visage de Peter Gabriel entièrement composé de fruits était fascinant. L’animation en pâte à modeler à son sommet : une distraction ingénieuse et, avec le recul, un moyen pour nous d’apercevoir ce que cachait l’autre côté des pics de l’Hindou Kouch.
Quand les fruits de Gabriel explosaient sur l’écran, la pure force créative du clip nous paraissait inimaginable, à ma sœur et à moi. Ils sont faits en moom, avait tranché ma mère, de la même façon qu’elle annonçait les mauvaises nouvelles. Le moom, cette terre molle que ma sœur avait utilisée un jour pour m’arranger les cheveux, animait à présent avec vie et couleurs tout un tas d’objets incroyables. « Sledgehammer » me rappelait la France, où j’avais brièvement vécu, et tout ce qui était possible là-bas. Ce n’est que quelques années plus tard, alors que je comprenais mieux l’anglais (et comment on faisait les bébés) que j’ai saisi le sens des paroles. La guerre, elle, continuait malgré tout à semer le trouble. Pire encore, la guerre était monotone : une série prévisible de sons aigus et de percussions. Heureusement, la collection d’albums de rock et de blues de mon père, accumulée lors de ses années passées à étudier en France, nous assurait une bande-son plus mélodique de la vie dans le Kaboul post-soviétique.
~
Contrairement aux idées reçues sur les Afghans et les activités profanes, mon père ne nous a jamais battues (ni ma mère) pour nos tendances occidentales ou non-islamiques. Papa ne brandissait pas un poing de fer, il choisissait au contraire un état de patience et de raison proche du zen pour gérer les trois femmes de la maison. N’ayant pas été béni par la venue d’un fils (ou carrément maudit, diraient les Afghans les plus conservateurs), mon père n’a jamais fléchi dans son affection ou sa maîtrise des armes psychologiques, quand il devait faire face à nos caprices. S’il était rare qu’il nous refuse catégoriquement quelque chose, en revanche, il aimait déguiser les refus en questions qui mettaient en doute l’intégrité de notre socle moral : « Tu peux porter cette robe, mais crois-tu vraiment qu’elle reflète au mieux la personne que tu es ? » En fin de compte, il nous culpabilisait à mort et cela marchait presque à chaque fois. Mais il a changé ma vie avec la musique. Mon père nous racontait le festival de Woodstock en 1969, qui avait été diffusé sur les postes de télévision à Toulouse. Lui et un groupe d’étudiants afghans en échange là-bas s’étaient assis pour regarder Jimi Hendrix transformer une Fender Stratocaster en une sirène hypnotique. C’était magnifique. Mon père énumérait des noms comme Baez, Santana et Joplin, et moi, je les classais dans mes archives mentales. Les archives physiques étaient gardées à la maison : nous avions plus d’une centaine de CD étroitement alignés au bas de l’étagère qui s’étendait d’un mur à l’autre, l’équivalent musical des mémoires de mon père. Tout au long de ma vie, il m’a expliqué plusieurs curiosités à propos de chansons qui avaient occupé l’espace de notre maison, même quand on ne les entendait pas. Il utilisait aussi la musique pour nous inciter, ma sœur et moi, à continuer le français, en nous faisant écouter et en traduisant Jacques Brel, Georges Brassens, Léo Ferré et Charles Aznavour.
J’espérais que nous irions à Londres ou en France, où vraisemblablement, les Corn Flakes tombaient du ciel.
Et puis il y avait les clips. Les vidéos faisaient la démonstration précise de ce que la barrière du langage ne pouvait expliquer. Pink Floyd résonnait en moi pour deux raisons : ils portaient le nom de ma couleur préférée, et sur la pochette de l’un de leurs albums figurait un prisme. Ils semblaient aussi avancer des arguments plutôt convaincants : « Teacher, leave those kids alone » [Professeur, laisse ces enfants tranquilles !] et « If you don’t eat your meat, you can’t have any pudding. How can you have any pudding if you don’t eat your meat? » [Si tu ne manges pas ta viande, tu n’auras pas de gâteau. Comment veux-tu avoir du gâteau si tu ne manges pas ta viande ?] Cette question me parlait, car la satisfaction retardée était une sensation savamment cultivée chez tout jeune Afghan. La menace du feu de l’enfer imminent et son équivalent social (les commérages) assuraient un comportement exemplaire en classe comme à la maison. En conséquence, on passait une grande partie de sa vie à attendre, tout simplement. Dans notre famille comme dans beaucoup d’autres, nous attendions des « papiers », en particulier l’autorisation de transfert de mon père du ministère des Affaires étrangères, qui lui permettrait d’assurer la fonction de Consul général à Londres – une sortie en sécurité d’Afghanistan pour sa famille. Alors que les gens priaient pour la paix, j’espérais des Corn Flakes. Ils étaient difficiles à trouver et chers à Kaboul, mais mes parents parvenaient toujours à nous en dégoter une boite et, du coup, je me sentais mal. J’espérais donc que nous irions à Genève ou à Londres ou en France, où vraisemblablement, les Corn Flakes tombaient du ciel. Et où, enfin rassasiée de céréales, je pourrais aller jouer dehors.
Les garçons
Un après-midi, alors que le ciel paraissait débarrassé de tout risque de bombardement, ma mère nous a emmenées dehors, ma sœur et moi, avec nos vélos (un plaisir rare). J’ai un flash de cette scène collée sur la chanson « Eye of the Tiger ». Alors que nous nous approchions de la petite roseraie en bas de l’immeuble dans lequel nous vivions, j’ai mis mon viseur sur mon rival : le fils du patron de mon père. Encouragée par l’anxiété avec laquelle ma mère surveillait ma sœur, qui explorait le moindre rebord traître avec une curiosité pleine d’assurance, je me suis mise en chasse du dos courbé du minuscule bonhomme. Telle une tueuse au regard d’acier sur mon vélo Barbie, je l’ai poursuivi et lui ai fait sacrément peur. Il s’est mis à pédaler plus vite, tandis que je me rapprochais. Puis nous nous sommes arrêtés tous deux soudainement. Un bruit sourd, comme une balle lourde lâchée dans le sable, a retenti au loin. Ma mère m’a appelée et, hésitante, je me suis retournée, juste assez penchée pour la voir arriver à grandes enjambées vers moi, belle comme une statue dans sa robe corail à manches courtes. Ses longues jambes dépassaient en pas rapides sur le béton. « On rentre à la maison. Ça devient dangereux. Viens, attrape ta sœur. » C’était toute l’étendue du jeu dehors.
Quand j’avais onze ans, mon père a donné sa démission au ministère des Affaires étrangères à cause de l’histoire d’amour toujours plus forte entre l’Afghanistan et la radicalisation, ce qui a fait de nous des vagabonds à Londres. Nous avons été placés dans un motel qui ressemblait à un camp de réfugiés, dans l’un des quartiers les plus chics de la ville, afin que nous puissions apprécier pleinement l’ironie de notre situation : le diplomate afghan et sa femme, un médecin en congé, et leurs deux filles qui squattaient au milieu des réfugiés et d’une armée de cafards. La « chambre » de mes parents était équipée d’un lecteur CD et cassette, et lors d’une excursion sur un marché aux puces du dimanche, nous avons acheté un tas d’albums de rythm ‘n’ blues et de rock ‘n’ roll. Avec le recul, notre situation à cette époque était plutôt mauvaise, et je ne me rappelle pas si les autres écoutaient de la musique. Moi oui. Un casque énorme enfoncé sur la tête, je chantais à tue-tête Fontella Bass, Queen, Ray Charles (beaucoup de Ray Charles) et Chuck Berry quand personne n’écoutait, et je dansais à contretemps sur The Dixie Cups. Et puis, je pensais aux garçons. Le gouvernement britannique a fini par nous placer dans un appartement de Chelsea. Nous vivions au-dessus d’un travesti (qui laissait une paire de Stiletto à talons rouge pailleté à la fenêtre) et d’un couple qui se disputait tout le temps. Ils étaient tout à fait polis, mais on les voyait rarement. Ma sœur et moi apercevions parfois le travesti à sa fenêtre et nous lui faisions coucou sur le chemin de l’école. Quant au couple, ils claquaient la porte en entrant et sortant deux, trois fois par semaine, ou alors nous regardions en cachette la femme bouder à la fenêtre. Paula. Elle était bâtie comme une armoire à glace. Les deux voisins semblaient se trouver en marge de la société anglaise, et peut-être que, ayant l’impression d’être au même endroit, je sentais une tristesse collective pour notre position. Je ne leur refusais pas ma curiosité, et alors que mon imagination regardait au-delà de leur porte d’entrée, ils sont rapidement devenus des décorations colorées se détachant du paysage autrement maussade d’Edith Grove.
Pendant cette période, mes parents, à court d’argent et de patience, ont sérieusement pensé à émigrer aux États-Unis. Ma sœur et moi, rompues aux déménagements de longue distance, nous inquiétions surtout de notre vie sociale. Notre famille s’était intégrée dans la communauté afghane de Londres et nous passions presque tous nos weekends invités à des fêtes, à écouter de la musique afghane et à danser – jusqu’à l’infâme venue de la « Macarena » de Los Del Rio. C’est grâce à cette chanson que notre amitié avec les filles des amis de nos parents, qui s’étaient installés là plus de dix ans avant nous, a commencé à se consolider. Notre sextuor pétri de frénésie hormonale se rassemblait dans une chambre à l’abri du regard des adultes, où nous ragotions sur nos amoureux et sur combien nous aurions voulues être blanches, car la vie était si facile pour ces filles-là. Au sommet de notre incapacité physique (on ne pouvait pas donner rendez-vous à des garçons, encore moins les embrasser), nous nous alignions et dansions la Macarena pour la 500e fois, évoquant le moment où nos amoureux se rendraient compte d’une manière ou d’une autre de notre maîtrise de la danse, et tomberaient follement épris de nous.
George, le protagoniste de mes fantasmes, était trop cool pour aller à l’école, et trop cool pour moi. À Holland Park, le collège d’enfants d’immigrants en colère et de Britanniques de bas-échelon, George était un mauvais garçon colombien renfrogné qui ne supportait pas les imbéciles. Quand il ne ronchonnait pas, il jouait au foot ou séchait les cours. S’il ne jouait pas trop mal au foot, ses ruminations étaient de première classe. Il observait la procession juvénile de Holland Park en silence, ses yeux sombres regardant de travers sous les somptueuses boucles noires qui dépassaient de sa tête. Il gardait les lèvres serrées au cas où un sourire lui échapperait, et n’a jamais autorisé quiconque à l’appeler « Jorge ». Je lui ai rarement adressé la parole, de peur qu’il ne m’écrase d’indifférence. Puis j’ai changé pour Selim, un Soudanais grand et maigre qui, contrairement à George, se déplaçait avec la gravité touchante d’un moine. À peu près au moment où George et Selim sont apparus dans ma vie, j’ai commencé à lire les sagas romantiques osées de V.C. Andrews (deux par semaine) et à écouter « You Send Me » de Sam Cooke – les longs « wou-houu » qui ponctuaient ses histoires d’amour faisant écho à mes chagrins. Pour que mes parents acceptent la notion d’un tel badinage, il aurait d’abord fallu deux choses : 1) que l’enfer existe, et 2) qu’il gèle entièrement. J’ai passé la majeure partie de ma préadolescence enfermée dans ma propre tête, à créer des fictions et à les repasser dans mes pensées la nuit, en espérant qu’un jour, je pourrais les vivre vraiment. Puis je me mettais à penser que j’étais condamnée à l’enfer pour avoir seulement pu penser à de telles choses, et je priais pieusement Allah pour qu’il me protège. Mes amies afghanes vivaient la même expérience, mis à part que leurs avancées en matière de beauté physique attiraient une attention masculine que, pour ma part, je repoussais avec mon brushing en laine de verre sur la tête, mon acné, mes lunettes et mon appareil dentaire au casque éblouissant. Plus les garçons s’éloignaient de nous, plus notre obsession d’en obtenir un grandissait. Concrètement, j’ai considéré mon destin scellé quand un Afghan un peu plus âgé, qui m’avait trouvée jolie à la piscine (avec des cheveux domptés au H2O et sans lunettes), m’a vu complètement séchée une semaine plus tard et m’a fait remarquer avec brutalité que j’étais, en réalité, horriblement moche. Instantanément, j’exprimais mon accord. Ce n’était pas tant pour dédramatiser l’humiliation cinglante, mais plutôt dans l’espoir de sauver cette relation en chute libre avec un point d’accord mutuel, même si c’était parce que j’étais « tellement moche ».
Des années plus tard, il a sombré dans l’héroïne et s’est envolé pour le Pakistan. Je me trouvais un peu mieux lorsque je m’en tenais à mes attributs moins physiques, et lorsque je ne pouvais pas partager d’histoire remarquable au sujet de mes relations avec la gente masculine, j’inventais des histoires pour adolescentes qui clôturaient nos soirées. « — Bon. Ferme les yeux et imagine une plage de sable fin. Tu es avec le mec de tes rêves. — Oh mon Dieu, ça peut être Shane de Boyzone? — Ben ouais, ça peut ! Ça peut être qui tu veux. À part Ronan, il est pour moi. Bref, poursuivais-je, ce mec touche ton bras… — Si Shane touche mon bras, je meurs. Putain, ouais, je meurs ! — Mais tu ne meurs pas. Il se rapproche et te serre contre son torse. Il sent le sel de mer et… CK One. Vous vous tenez la main et regardez la mer ensemble. Une étoile filante traverse le ciel, et, au moment où tu lèves la tête pour la montrer du doigt, il t’embrasse. Tu fermes les yeux et sens son souffle sur ton visage, et quand tu les ouvres… TON PÈRE EST LÀ ET IL EST FURAX, HAHAHA ! » C’était un dénouement terrible, mais il renforçait notre réalité et plus particulièrement notre culture. Au milieu des rires et des gros mots en dari et en anglais, nous raccrochions nos poursuites romantiques futiles à ce que nous percevions comme un sort pire qu’être une ado qui n’a jamais embrassé un garçon : être afghane.
Pourquoi, parce que
Défier mes parents n’était pas forcément une question de peur, mais plutôt de respect. Il est arrivé qu’on me regarde avec un air impressionné lorsque j’explique que oui, mes parents voulaient que leurs filles fassent des études, et que non, nous ne risquions pas d’être tuées pour laver notre famille du déshonneur (évidemment). Il est fascinant d’observer à quelle vitesse le respect se transforme en déception ; c’est l’affaire de quelques secondes. Bref, je ne sortais pas seulement le « coup » d’aller au lycée, un jour, j’avais décidé que mes parents avaient une réticence illogique envers le maquillage, et je m’embaumais alors d’un masque malsain de fond de teint pour aller à l’école. Ce jour-là, papa m’attendait juste derrière la grille de l’école, pour confirmer que j’avais sous-estimé sa perspicacité paternelle. « Mimi, pour commencer, cette teinte ne te convient pas du tout. » Attrapée la main dans le sac et la poudre au visage. Je regardais dans le vide sans dire mot. « Sans déconner… », mourais-je d’envie de lui dire, j’avais bien vu que j’avais l’air d’une Geisha, mais je pensais qu’il ne s’en rendrait pas compte.
Pour ma mère, l’Amérique (et les Américains, par extension) était l’épitomé de la perfection.
« — Pourquoi tu penses que tu as besoin de te maquiller, ma chérie ? — Parce que j’ai des boutons et je ne veux pas que les autres les voient. — Ils se moquent de toi ? — Non… Je veux juste paraître plus jolie. — Tu es jeune. La nature te donne toute la beauté dont tu as besoin à ton âge. Tu ne devrais pas te soucier du maquillage et des autres, car ce sont des distractions de ton unique priorité en ce moment : l’école. Si tu te concentres sur l’école, je te promets que tu auras la beauté sous des formes que tu n’imagines même pas. — J’espère. — Je le sais. Maintenant, va te laver le visage. » Je n’ai pas eu besoin de me laver le visage, car j’ai pleuré comme un bébé sur tout le chemin de mon cours de littérature. Je me suis effectivement concentrée sur l’école… pendant plus de dix-neuf ans.
~
C’était l’anniversaire de ma mère quand nous avons atterri à l’aéroport international de San Francisco. Elle était née à Evanston, dans l’Illinois, alors que mes grands-parents étaient à l’université, et elle avait été rapatriée à un l’âge de un an. Mais le cordon ombilical de 11 000 kilomètres n’avait jamais été coupé, et pour ma mère, l’Amérique (et les Américains, par extension) était l’épitomé de la perfection. Mon lien avec l’Amérique était beaucoup plus académique, et me venait des histoires de Judy Blume, de filles bien américaines grandissant dans le Connecticut. « Waspy », un terme que j’ai appris plus tard, était ce qui décrivait mieux cette communauté sur laquelle j’avais lue. Mais loin de la prévalence des clôtures en piquets blancs et des gens qui y sont associés, l’East Bay était un mélange tumultueux de groupes ethniques, de langues et de couleurs qui frémissaient sous le soleil légendaire de la Californie.
Il s’agissait en majorité d’immigrants de première et seconde génération dont les ressources économiques et le capital social étaient faibles. L’assimilation était un échange délicat d’héritage et de valeurs culturelles, un glissement des identités toujours plus grand, de Jagdeep à « Jack » et de Majeed à « Mike ». Mais les prénoms détrompaient l’adhésion à des traditions et des coutumes plus fermées. Pour beaucoup de parents d’immigrants, malgré les différences de vie passée et de trajectoires migratoires, une question menaçait leur survie en Amérique : comment élever son enfant pour qu’il puisse faire la transition en douceur entre deux cultures, mais aussi pour qu’il ne veuille jamais abandonner la leur ? Pour les enfants, les curiosités et tentations du monde de l’autre côté sont presque toujours accompagnées d’un sentiment de culpabilité paralysant, intensifiées par les mères et les pères qui, comme le mien, ont accepté des emplois inférieurs pour rendre possible un semblant de vie meilleure. Le lycée était le test ultime pour l’assimilation et les dynamiques générationnelles. Un flot infini de « pourquoi » frustrés auxquels répondaient des « parce que c’est notre culture ». Alors que la limite entre ce qui était culturellement acceptable et ce qui ne l’était pas semblait définie de manière plus claire dans la plupart des foyers afghans, chez nous, la ligne était ténue : parfois souple, parfois rigide, de telle sorte qu’on ne sentait jamais toute l’étendue des libertés dont les autres jouissaient. À la fin de ma scolarité, l’envie de voyager me démangeait, et j’avais un ticket de sortie : les études. À cette époque, Pearl Jam venait de sortir Yield, le premier album dont j’étais l’unique et fière propriétaire. Le chant d’Eddie Vedder faisait écho à la voie créative que j’avais le sentiment d’avoir encouragée toute ma vie. Pouvoir s’y soumettre, j’en étais convaincue, et faire de ma vie ce que j’avais toujours espéré (étudier l’anglais et écrire), allait exiger une immersion dans le même environnement qui avait permis à Pearl Jam, à Jimi Hendrix et à Stone Temple Pilots de laisser libre cours à leur imagination. J’ai fait un peu moins bien, mais avec la bénédiction de mes parents (celle de mon père avec bien du mal), j’ai envoyé mes regrets à l’université de Berkeley et j’ai tenté ma chance dans une petite université de lettres et sciences humaines et sociales à Washington.
L’université était un terrain vague rempli de rock grunge, d’Americanas et de gosses de riches blancs qui se faisaient passer pour des artistes qui mouraient de faim. C’était un mélange de mal du pays et d’adaptation. C’était le moment de l’exploration, mais je n’avais ni patience ni ressources pour des états d’âme ou des drames, parce que mes parents avaient fait d’énormes sacrifices pour rendre mes études possibles. Au lieu de ça, la musique, la littérature et le voyage ouvraient des pistes d’aventures bien plus intéressantes. Du fait d’avoir grandi afghane et musulmane, toute incursion dans la sexualité, même conceptuelle, était passible d’un regard insistant fleurant la damnation de la part l’ange censé être assis sur mon épaule gauche à prendre note de mes péchés. Je n’étais pas très sûre de la présence de cet ange, et vu que je ne priais pas et n’avais jeûné aucun jour de ma vie, j’ai pensé qu’il m’avait abandonnée et s’était envolé pour authentifier les péchés de quelqu’un d’autre. Le conflit d’identité qui plongeait certaines de mes paires dans des états d’anxiété terrible semblait moins exigeant avec moi. Je me considérais musulmane et vivais comme une libertine.
Les cerfs-volants
Le matin du 11 septembre, en deuxième année de fac, un appel étonnamment matinal de ma meilleure amie en Californie a fait sonner mon téléphone. Je me suis dit : elle doit être enceinte. Mes pensées ont défilé à toute vitesse, j’ai imaginé un énorme séisme avalant ma famille du Fremont. Pour quelle autre raison appellerait-elle si tôt ? Elle m’a dit d’allumer la télévision. Je me suis écroulée dans le canapé en regardant deux tours de New York tomber en miettes. L’Afghanistan et les Afghans ont alors été placés en contraste sur l’arrière-plan de la Guerre contre la terreur. Le pays et ses habitants étaient « autres » : un espace obscur de confusion qui appelait toutes sortes de questionnements. Ceux qui avaient fui vers le monde occidental prenaient de l’importance en racontant les récits attendus de guerre, de souffrance et de traumatisme. L’expérience afghane a été définie par la littérature. La crédibilité a été étayée par l’expérience, et l’expérience était subjective dans un pays dont les archives n’étaient que poussière. Qui aurait pu contester un récit bouleversant situé à plus de 10 000 kilomètres ? Le public américain a commencé à associer les femmes afghanes avec la burqa, les hommes afghans avec les bâtons et les pierres, et tout le reste avec une mentalité oppressive contre laquelle la plus grande démocratie du monde se devait de prendre les armes. Leur premier devoir était la libération des femmes afghanes. Mais cela se basait sur le principe que toutes les femmes afghanes, qu’importe leur milieu, étaient enfermées de manière homogène.
Après l’université, de retour dans le Fremont, j’ai pu comprendre pourquoi l’idée avait pris racine. Mes pairs afghans, dont bon nombre étaient nés à l’étranger ou avaient quitté l’Afghanistan avant même de prononcer leur premier mot, s’excusaient de leur maigre dari ou pachto pour s’unir pour la préservation de l’identité musulmane et de la culture afghane en anglais. Ils ressuscitaient et maintenaient des pratiques que leurs parents et grands-parents avaient abandonnées au souvenir de « leurs origines », un souvenir social rappelé par les précédentes générations. Les ONG, les médias internationaux et des livres tels que Mille soleils splendides de Khaled Hosseini renvoyaient l’image des « femmes afghanes » comme des madones modestes et vertueuses, qui portaient des cicatrices et la torche de la liberté. Elles versaient des larmes que je ne pouvais pas verser, pour des sœurs que je ne reconnaissais pas, des femmes dont la détresse était censée être reflétée dans chacune des femmes afghanes. Peut-être pas la mienne, pensais-je, alors que j’étais allongée sur la chaise du dentiste, assommée par l’odeur du fluor et des dents fraîchement rabotées. « — Qu’en pensent les tiens, du fait que tu ne te couvres pas la tête ? m’a-t-il demandé. — Personne ne porte le voile, dans ma famille. Ils paniqueraient si je commençais à me voiler. » La question me paraissait aussi bête que s’il m’avait demandé si mes parents me soutenaient dans ma décision de porter des sous-vêtements. Mais il a réagi comme si je venais de raconter le plus grossier mensonge qu’on puisse imaginer. J’ai haussé les épaules et j’ai écouté le crescendo qui arrivait dans « In the Air » de Phil Collins. « — C’est le meilleur moment, écoutez ! — Alors c’est quoi l’histoire avec les Afghanais ? C’est vrai, Les Cerfs-volants de Kaboul ? – D’doum d’doum DOUM DOUM ! Trop fort. » Je montrais que c’était trop fort en jouant la batterie dans les airs. Mais ça ne l’impressionnait pas.
La musique a animé les histoires dont je me souviens et atténué celles que je préférerais oublier.
« Euh… Les Afghans ? Ben, les Soviétiques nous ont envahis, tout le monde a pensé que c’était une bonne idée d’utiliser l’Islam pour rassembler le soutien et mobiliser les guerriers islamiques. Puis les Soviétiques sont partis, et les guerriers islamiques étaient plus ou moins au pouvoir. Ils ont évincé le régime laïc pro-soviétique et ont lancé une guerre civile qui a préparé l’arrivée au pouvoir des Talibans. Mais avant ça, les femmes avaient plein de droits et elles étaient très actives au sein du gouvernement. » Je venais de donner à l’Islam l’image du méchant de l’histoire, ce qui n’était pas du tout mon intention, j’ai donc essayé de me rattraper. « En gros, l’Islam a été manipulé pour justifier la violence et l’oppression. En ce qui concerne Les Cerfs-volants de Kaboul, je ne l’ai pas encore lu. Je suis étudiante en anglais, j’ai des tonnes de livres à lire pour mon cours de littérature américaine. » Il me regardait bouche bée. « Tu devrais. C’est un super livre. Je suis étonné que tu ne l’aies pas lu. » Je l’ai lu l’année suivante, une fois que la plupart des gens en avaient fait l’encyclopédie ultime de toutes les choses afghanes, et c’est un livre fantastique. Mais j’ai alors pensé – et je le pense encore – que les questions qu’il semblait acceptable de me poser sur l’Afghanistan paraîtraient ridicules dans un autre contexte. Et si je demandais : « C’est quoi l’histoire avec les Franciens ? C’est vrai, Madame Bovary ? » Mais ce sont des questions face auxquelles je me suis endurcie. C’était comme si la littérature et l’expertise collective sur l’Afghanistan m’avaient assuré une catégorie destinée au purgatoire qui fichait les gens comme moi comme « insuffisamment affectés » pour être une vraie femme afghane. À l’époque, je me sentais plus chez moi à l’université qu’auprès de la communauté afghane dans laquelle nous vivions. Ni ma sœur, ni moi n’avons été ébranlées par l’épiphanie cataclysmique censée réclamer notre héritage. C’était toujours présent, mais bon, il y avait aussi l’humanité vile des hormones et des garçons.
~
Le mois qui a suivi les attaques, les États-Unis ont lancé une guerre à grande échelle en Afghanistan pour évincer les Talibans. Alors que le président Bush invoquait une sorte de croisade, j’ai été prise de panique à l’idée que ma naturalisation ne se matérialise jamais. Mais la lettre qui m’accordait l’identité américaine est arrivée en octobre, et mes colocataires et moi avons fêté ça sous la forme d’une fête d’Halloween bien américaine.
Déguisée de manière horriblement indécente en guerrière amazonienne, je me tortillais au rythme de « Ride Wit Me » de Nelly, en espérant contre l’espoir que les deux pattes en tissu imprimé léopard épinglés autour de ma poitrine et de mes hanches ne déclarent pas forfait. Mais le costume déclenchait des curiosités inattendues, mises en perspective par le running back de notre équipe de football débutante. « T’as vu Aladdin ? Tu pourrais trop être princesse Jasmine ou – non, je sais ! Tu aurais dû être une princesse guerrière afghane ! » Ta mère aurait dû t’avorter, ai-je pensé. « — Ouais, ‘fin bon, il m’aurait fallu beaucoup plus de tissu. — Je veux juste te dire », a-t-il lancé alors qu’il se penchait pour partager un souffle alcoolisé, « je suis vraiment désolé pour ton pays. J’espère que l’Amérique va pouvoir le libérer. — Kevin, sérieusement ? C’est ici mon pays. — Non, je sais. Je veux juste dire, genre ton vrai pays, là où tu as tes racines. Si c’était moi, je serais énervé si un autre pays envahissait l’Amérique. T’es super en colère avec ce qu’il se passe ? — En colère ? Comment ça ? – Genre les États-Unis qui lâchent des bombes sur l’Afghanistan pour virer les méchants. Je pense juste qu’à la fin, les gens vont comprendre ce que c’est la liberté, tu vois ? Les gens là-bas ont vécu sous tellement d’oppression, ils comprennent pas pourquoi la démocratie c’est mieux. Une fois qu’on leur montre ce que c’est la liberté et la démocratie, ils vont vouloir changer leur façon de vivre, genre ils vont pas vouloir soutenir Al-Qaïda et les Talibans. Tu vois ce que je veux dire ? — Ça, c’est si tu pars du principe que… » ai-je commencé à répliquer, puis, après avoir évalué la futilité de la discussion, j’ai eu recours à un mensonge éhonté. « Mec, ils viennent de finir un autre fut d’une traite ! » Avec ça, je venais de disperser la première illustration d’une conversation qui allait hanter le reste de ma vie d’adulte.
La guerre en Afghanistan avait fait apparaître deux distinctions nettes : les gentils et les méchants, les terroristes et les victimes. Le récit des victimes identifiait les Afghans et l’Afghanistan, et en parallèle justifiait de nouvelles ambitions néo-colonialistes qui, comme une voiture qui accélère dans de la boue épaisse, continuait à enliser la communauté internationale dans une guerre ingagnable. La communauté afghano-américaine aux États-Unis devenait mandataire des « victimes » d’Afghanistan. En tant qu’Afghan, il était difficile d’être à la hauteur de ses origines si on ne s’identifiait pas comme victime. Les hommes politiques, les intellectuels, les médias et les groupes de pensée avaient en réalité repositionné l’afghanitude. Pour exprimer des sentiments et des souvenirs cohérents avec « l’Afghanistan », il fallait abriter un trauma d’une manière ou d’une autre, que ce soit celui de ses propres parents ou grands-parents. Dans la diaspora, les Afghano-Américains qui avaient quitté l’Afghanistan avant leur troisième anniversaire brillaient sur les chaînes d’info nationales en tant que victimes de l’invasion soviétique. Parmi les récits de viols et de pillages soviétiques et le rejet souvent bien pratique de la suite toute aussi destructrice des moudjahidin, les histoires de l’extraordinairement banal étaient des fac-similés inacceptables de l’expérience légitime. Toute l’expérience de migration est devenue politisée : le moment où on était parti, la manière et le moyen de transport devenaient tous des indicateurs de notre authenticité. Si vous étiez parti après le début des années 1980, votre famille était soupçonnée d’avoir des sympathies communistes ; si vous étiez parti avec un passeport en avion, vous faisiez alors sûrement partie de la strate d’élite de la société urbaine.
Nous établissons pour un court instant cette belle et élusive dynamique : une sereine harmonie.
On aurait dit que la seule façon pour les gens de comprendre les Afghans était ironiquement de les rendre si exotiques et blessés qu’ils devenaient des sortes de curiosités archéologiques. Une fois, lors d’un débat sur les droits des femmes à l’université de Georgetown, Hillary Clinton et Melanne Verveer ont parlé longuement du besoin de donner une voix aux femmes afghanes. Elles ont ensuite cédé la scène pendant les cinq dernières minutes pour laisser au public l’occasion de s’émerveiller devant une jeune femme d’Afghanistan, qui remerciait ses sponsors dans un anglais très clair et insistait sur leur message de bienveillance envers les femmes afghanes. Comme diraient les Monthy Python, « il y eut de grandes réjouissances ». De telles images ont créé un nouveau souvenir social sensationnel de l’Afghanistan et des Afghans, qui promouvait la croyance en leur co-dépendance et leur compréhension incomplète des fourchettes et des couteaux. Les souvenirs défilent sur des bandes-sons distinctes. Peut-être est-ce ce qui les rend supportables. La musique a animé les histoires dont je me souviens et atténué celles que je préférerais oublier. La musique était un voyage temporaire vers un endroit différent du présent, mais c’était aussi le rappel d’un monde différent en dehors de l’Afghanistan, un monde auquel nous sommes arrivés en épousant deux clichés avec une fervente conviction : mieux vaut tard que jamais, et l’herbe est toujours plus verte ailleurs. Aujourd’hui, j’étudie avec une sincère curiosité les mouvements des Afghans et la nature transformatrice des voyages. Je parle à des émigrés, jeunes et vieux, qui me racontent la trajectoire qui les a amenés en Virginie du Nord ou à San Francisco. Les plus âgés parlent des années dorées des jupes droites et des coiffures ruche, et d’un Islam qui n’a pas fait boum. Les plus jeunes crachent sur les Soviétiques qu’ils n’ont jamais vus et vilipendent la terre qui les a portés. Nombre d’entre eux se rappellent des films indiens qui passaient le jeudi soir (moi aussi), mais personne ne parle de Peter Gabriel, et je ne l’évoque jamais. Nous partageons des histoires et nous nous serrons la main, et nous établissons ainsi pour un court instant, au moins, cette belle et élusive dynamique : une sereine harmonie.
Traduit de l’anglais par Mathieu Barrois d’après « A Thousand Splendid Stuns », paru dans la revue Granta. Couverture : Un paysage d’Afghanistan. Création graphique par Ulyces.