Défis fantastiques
Mai 2019 : la saison 8 de Game of Thrones signe la fin définitive du show, dont on attend fébrilement la diffusion depuis un an et demi. Face à votre écran, vous pouvez bien encourager Sansa, Daenerys, Jon et rêver de participer à la conquête finale du trône. Mais aucun scénario alternatif n’est disponible, et HBO ne nous demande pas à nous, spectateurs, si l’on préfère monter Rhaegal ou Rhaegar pour se rentre à Port-Réal. Qui auriez-vous installé sur le Trône de fer ? Face à un white walker à dos de dragon, auriez-vous fui, appelé Khaleesi à la rescousse, ou dégainé votre épée en dragonglass pour l’étriper ?
C’est notamment pour satisfaire les envies créatives des spectateurs, parfois frustrés par les choix artistiques des showrunners, que Netflix produit depuis 2017 des contenus interactifs. Au départ, la plateforme pense qu’il s’agit d’un format réservé aux enfants, et choisit donc de mettre en scène le Chat Potté de Shrek, ainsi que Buddy Thunderstruck, dans des dessins animés interactifs. S’ensuit Minecraft : Mode histoire, en 2018, dans une version narrée et immersive du jeu vidéo sorti en 2015. Histoire de prendre la température de l’eau.
Puis, le 28 décembre 2018, le premier film interactif pour adultes de la plateforme, Black Mirror: Bandersnatch, sort et nous plonge au cœur des années 1980 dans une intrigue qui tourne rapidement au cauchemar paranoïaque. Du choix du morceau à écouter dans son walkman à des décisions vitales : on mène le héros à la baguette avec, sinon l’impression d’avoir un réel impact sur son destin, la surprise jubilatoire de provoquer des situations auxquelles on ne s’attendait pas.
Une expérience que Netflix semble vouloir développer, puisque le 10 avril prochain, la plateforme de streaming sortira You vs Wild, une série inspirée des aventures de Bear Grylls. Le spectateur y est invité à « prendre des décisions clés pour l’aider à survivre et mener à bien ses missions dans les environnements les plus hostiles de la planète ».
Un format ludique, qui donne l’illusion du pouvoir au spectateur face à l’écran, tout comme le faisait jadis l’auteur Ian Livingstone sur papier, avec les Livres dont vous êtes le héros. Du format papier à la vidéo : c’est le cinéaste Sam Barlow qui a réalisé, avant Netflix, l’ovni interactif Her Story en 2015. À mi-chemin entre un jeu vidéo et un film, les joueurs doivent résoudre un meurtre en se servant d’extraits d’interrogatoires menés par la police. Un genre de Cluedo au sein duquel le spectateur est omniprésent et se rend omniscient.
À sa sortie, le format n’a pas été immédiatement plébiscité. Le premier roman de Ian Livingstone, Le Sorcier de la montagne de Feu, sorti en 1982, avait été très critiqué « parce qu’il ne s’agissait pas d’un vrai livre tel que les gens l’avaient établi », se souvient-il aujourd’hui. Une vingtaine de livres plus tard, réunis en français sous le blason des Défis fantastiques, le pionnier britannique des Livres dont vous êtes le héros revient aux prémices du phénomène.
« On disait que mon livre était nocif pour les enfants, car ils interagissaient avec des orques et des démons. Je me souviens avoir été invité sur un plateau télévisé au Royaume-Uni, pour une émission matinale très populaire. Mes livres étaient numéro 1 dans la liste des best-sellers pour enfants. Lorsque le présentateur s’est adressé à moi, il m’a demandé : “Vos romans se vendent bien, mais quand comptez-vous écrire un véritable livre ?” »
« Je lui ai expliqué que les enfants aimaient les lire et que c’était là mon unique objectif. Si vous leur proposez du Shakespeare dès le plus jeune âge, vous êtes presque sûr de les en dégoûter à vie », raconte Ian Livingstone. Les mois passants, ses Livres dont vous êtes le héros sont devenus un phénomène mondial, « certaines personnes réalisant leurs bénéfices éducatifs ». « Ils encourageaient les lecteurs réticents, qui n’avaient qu’à lire un court paragraphe avant d’avoir un choix ou un jeu à faire. Ils ont amélioré l’alphabétisation de 17 % en Angleterre, tout en favorisant la pensée algorithmique et l’esprit critique », explique l’auteur, fier de son œuvre.
Tombés en désuétude avec l’essor des jeux vidéo, Netflix et consort s’apprêtent à faire passer un autre cap aux sagas interactives. Le nouveau format qu’ils développent tire bien les mêmes ficelles que les livres de Ian Livingstone : « Il donne du pouvoir aux lecteurs et spectateurs, puisqu’ils doivent prendre toutes les décisions. Même à l’heure de la VR, ces jeux de rôles sont aussi pertinents aujourd’hui qu’ils l’étaient dans les années 1980 », estime l’écrivain.
Le fait que « l’histoire soit centrée sur eux » et leur offre un choix « permet aux lecteurs/spectateurs d’exprimer leur propre nature, à travers leur participation active ». Une collaboration auteur-spectateur qui représente un véritable défi technique, puisque le choix multiple oblige les créateurs à imaginer des dizaines de trames possibles pour leurs scénarios.
« C’est incroyablement difficile ! Il faut commencer par un chemin numéro 1, qui se sépare en deux trajectoires, auxquelles vous allouez des numéros – 17 et 56 par exemple. Vous écrivez donc plusieurs histoires en même temps, mais il faut constamment revenir en arrière. Si le lecteur arrive devant une porte, il a besoin d’une clé. Il faut donc revenir dans le passé de l’histoire, et mettre une clé dans une boîte, là où les gens pourront la trouver », explique celui qui se décrit comme « le geek ultime des jeux ».
Le film dont vous êtes le héros
Enfant, Ian Livingstone vit entouré de « centaines de livres de science-fiction et de bande-dessinées », joue beaucoup à Donjons et Dragons et a une passion particulière pour les « lectures centrées autour d’îles au trésors, de dragons et de mythologies ». Un univers fantastique qui stimule son imagination et sa créativité, lui qui a toujours été « fasciné par le fait de pouvoir tuer des monstres, jeter des sorts et m’embarquer dans d’incroyables voyages imaginaires », dans le confort de sa maison.
C’est grâce à un savant mélange entre son imagination et « le côté interactif de Donjons et Dragons » que Ian Livingstone et son ami d’enfance Steve Jackson ont l’idée d’un jeu de rôle au format livresque. « Dans les années 1980, les livres étaient extrêmement bien distribués dans le commerce, ce qui n’était pas le cas avec les jeux de société. C’était donc l’unique manière pour nous de transformer le jeu de rôle en produit de masse, et de le rendre plus accessible », explique l’écrivain.
Après des allers-retours narratifs incessants, Le Sorcier de la montagne de Feu voit le jour et s’écoule à 20 millions d’exemplaires à travers le monde, « sans marketing ni publicité, par la seule force du bouche à oreille dans les cours de récré ».
Pour Bandersnatch, ces aller-retours dans le scénario prennent la forme de 150 minutes de film, divisées en 250 segments, qui permettent aux spectateurs d’accéder à cinq fins différentes. Une construction non-linéaire extrêmement complexe, pour laquelle Ian Livingstone utilisait la méthode de l’organigramme et des fameux chemins numérotés, que l’équipe de Bandersnatch a également utilisée, et dont le personnage se sert d’ailleurs dans le film. « Je ne savais pas toujours où j’allais lorsque je commençais un nouveau chemin, l’histoire se construisait au fur et à mesure, et j’adorais attirer les lecteurs vers telle ou telle destinée », se souvient Ian Livingstone, qui sortira son prochain opus en août 2019.
Le plus important d’après l’auteur est de « s’assurer qu’on puisse survivre d’un bout à l’autre du livre, ou du film, et qu’il nous permette de réussir sans qu’il y ait d’impasse ». « Il y a beaucoup de choses à vérifier, c’est hallucinant ! J’ai mis presque un an à écrire le premier roman », révèle-t-il. « On testait ce qu’on appelait “le chemin direct”, c’est-à-dire la trajectoire optimale pour traverser le livre, et les éditeurs de chez Penguin Books faisaient leur propres schémas, pour être sûrs qu’il n’existait aucun chemin sans issu », se souvient Ian Livingstone.
Si Bandersnatch ne présente aucune « boucle fermée », il oblige tout de même le spectateur à effectuer un retour à la case départ, suivant les scénarios choisis. Une narration qui a déplu à certains abonnés Netflix, frustrés de devoir revivre encore et encore la même scène du petit-déjeuner. « Ça n’est pas une véritable narration multiple, on ne devrait pas avoir à revenir au début de l’histoire, ni être obligé de prendre tel chemin pour réussir », explique l’auteur anglais.
Si Bandersnatch reste d’après lui « très intéressant », ce n’est avant tout qu’un « bon point de départ » pour développer le genre. « Je pense que l’histoire en elle-même aurait pu être améliorée. Certains choix proposés étaient un peu insignifiants, ou à l’inverse trop extrêmes. On pouvait passer du choix des céréales à l’assassinat de son père… » regrette Ian Livingstone.
Malgré ces quelques lacunes, David Slade et Charlie Brooker ont en travaillé pendant deux ans pour tourner Bandersnatch, le film leur demandant « autant d’effort que la réalisation de quatre épisodes de la série Black Mirror ». « Nous savions que ça allait être difficile, éprouvant et plus compliqué qu’un film normal. Mais même en sachant tout cela, nous avons sous-estimé le projet », confie le scénariste et créateur de Black Mirror Charlie Brooker. Le film a tout de même profité d’une belle publicité et a été accueilli avec enthousiasme. « Vu la manière dont le film a été reçu, nous allons probablement voir plus de films et de séries interactives à l’avenir. »
C’est toi qui décides
D’après Ian Livingstone, les jeux de rôle et contenus interactifs permettent de « développer nos capacités d’adaptation, de création, notre faculté de problèmes, ou encore notre intelligence émotionnelle ». Autant de qualités « que les robots, qui s’apprêtent à être de plus en plus nombreux dans nos vies, ne peuvent pas apprendre ». De la même manière que le jeu peut être utilisé comme un outil pédagogique auprès des enfants, la fiction immersive et interactive pourra d’après l’auteur visionnaire aider les individus à s’adapter à un monde en perpétuelle évolution, au sein duquel la VR et les intelligences artificielles feront partie du quotidien.
Ian Livingstone et le cinéaste-créateur de jeux Sam Barlow s’accordent pour leur part à dire que les films et séries aux scénarios multiples ne remplaceront pas les narrations linéaires traditionnelles, mais y apporteront un « complément ».
« Tous les acteurs du secteur, de la télévision au streaming, essaient de trouver un moyen d’ajouter de l’interactivité à leurs contenus », affirme Barlow. « Ils se demandent comment utiliser les actions des utilisateurs pour les maintenir sur les réseaux sociaux, ou les inciter à jouer à leurs jeux vidéo préférés, en les rendant gratifiants, plus immersifs et personnels, et en renforçant leur valeur sociale. Il faut injecter tout cela à ce que nous connaissons déjà, par exemple des séries de 30 minutes. Il existe une multitude de possibles », explique le réalisateur de Her Story.
Son nouveau projet, Telling Lies, pousse encore plus loin le concept initié par son précédent opus, à mi-chemin entre le film et le jeu vidéo. Avec un casting composé d’acteurs venus de blockbusters comme Prometheus, X-Men: Apocalypse ou la série Westworld, le joueur-spectateur se trouve face à des séquences vidéo dont il doit faire le tri des mensonges pour découvrir le fin mot de l’histoire et la reconstituer dans sa totalité.
« L’interactivité est aujourd’hui devenue partie intégrante du quotidien, et il est génial de voir que Les livres dont vous êtes le héros ont influencé tant de créations. Beaucoup de gens ayant joué avec ces livres sont ensuite devenus développeurs, artistes, ou scénaristes », se réjouit Ian Livingstone. Autant de créatifs qui sont certainement prêts à écrire et tourner les films et séries dont nous serons les héros, « la question étant désormais d’obtenir un bon rapport coût-efficacité », souligne-t-il. « Un film interactif coûte cher et prend du temps, puisqu’il faut tourner des scènes qui ne seront jamais vues, mais je suis sûr que Bandersnatch a réussi sa mission », spécule l’auteur.
Il est quoi qu’il arrive un moyen pour Netflix de s’imposer comme le précurseur absolu sur ces nouveaux formats. Alors que la concurrence se fait de plus en plus nombreuse, avec notamment l’arrivée prévue pour 2019 du service de streaming Disney Plus, la création de contenus originaux de type séries-jeux pourrait être une des clés de Netflix pour se démarquer. Et peut-être nous permettre un jour de choisir qui prendra place sur le Trône de fer.
Couverture : You vs. Wild. (Netflix)