Nous sommes rassemblés dans un coin désert de l’aéroport de Reykjavík : un architecte, un professeur de maths, un avocat de Chicago à la retraite, un homme d’affaires et un journaliste, tous alpinistes, canyonistes et aventuriers d’une espèce ou d’une autre. Jeff a escaladé les sept sommets et visité plus de trois cent pays, Holly dirige des excursions de canoë en eaux vives pour le compte du Sierra Club. Nous sommes ici parce que l’explorateur polaire Dennis Schmitt a promis de nous emmener au bout du monde.
Mieux encore : il a promis de nous emmener sur une île nouvelle, encore vierge du pas de l’homme à ce jour. Selon lui, cette île pourrait être la nouvelle Ultima Thule, l’extrémité du monde, où les philosophes grecs imaginaient une terre de lait et de miel, mais aussi de chaos et de tempêtes, Oceanus innavigabilis sur les cartes antiques. Cette quête a toutefois un aspect bien moderne : il y a deux ans, Dennis est apparu dans les médias internationaux pour avoir découvert une île vierge située au large de la côte est du Groenland, qu’il a nommée l’ « Île du réchauffement ». Il l’a baptisée ainsi car la température du Groenland avait augmenté de 11 degrés entre 1991 et 2003, faisant fondre la banquise qui masquait l’île et la reliait au continent. Il est persuadé qu’il peut trouver d’autres îles semblables, découvertes par la fonte de la calotte glaciaire, preuves des transformations à l’œuvre sur notre planète. Si l’une d’elles était suffisamment au Nord, elle pourrait même, en élargissant les eaux territoriales pétrolifères du Danemark, jouer un rôle mineur (mais délicieusement ironique) dans ces transformations. Chacun d’entre nous a contribué pour 10 000 dollars à l’expédition. Nous affrétons un avion privé qui nous déposera sur la côte nord du Groenland, d’où nous continuerons à pied, à travers la banquise, avec nos crampons et nos piolets. Dennis nous rassemble en cercle et pose délicatement ses pattes d’ours sur nos épaules. Doux et distrait, il porte une barbe blanche, a les cheveux blancs et un ventre proéminent. « Désormais, nous sommes en expédition, dit-il. Jusqu’à maintenant, nous avions des soucis, des préoccupations. Dès à présent, nous les laissons derrière nous. Nous commençons à nous construire notre propre petit monde. »
Les ennuis commencent
Il y a déjà un problème : Steve Kabala, l’architecte californien. Il est grand, maigre et très bronzé. Lorsqu’en montant dans l’avion, à San Francisco, il a commandé deux bières et deux bourbons, il avait déjà l’air tellement ivre que le steward lui a demandé s’il avait bu ou consommé des médicaments. Puis il s’est évanoui. Quand il s’est réveillé, ses premiers mots ont été : « Et mon bourbon ? » À présent, nous sommes au restaurant de l’aéroport de Reykjavík, et il boit encore une bière.
Dennis n’est pas un type normal. Né il y a soixante et un an d’un père plombier à Berkeley, en Californie, il parlait trois ou quatre langues à l’âge de dix ans.
Il y a un autre souci, une expédition rivale baptisée « 2007 International Peary Land Expedition ». À en croire le récit de Dennis, elle est dirigée par un duo d’universitaires illuminés, Frank Landsberger et Peter Skafte, qui ont participé à quelques campagnes avec lui et n’ont depuis qu’une idée en tête, lui voler sa gloire. Peter était membre de l’expédition Top of the World, en 1996, à laquelle Dennis participait en tant que guide, avant d’être par la suite vertement critiqué dans le rapport d’expédition, pour avoir trop souvent laissé le groupe derrière lui. « Quand je demandais à Dennis de ralentir, cela ne servait à rien, et le problème, à ce moment-là, c’est que nous ne savions pas s’il y avait des ours polaires dans le secteur. À quoi sert d’avoir un fusil si la moitié du groupe est à un kilomètre derrière ? » Pour sa part, Dennis ne pardonnera jamais à ses anciens partenaires d’avoir choisi de baptiser une des montagnes John Denver, du nom d’un chanteur folk célèbre pour son tube « Rocky Mountain High ». C’est ainsi qu’en 1998, Dennis est revenu dans la région sans ses anciens coéquipiers, et eux sans lui en 2001. Chacun de leur côté, ils ont exploré le groupe mouvant d’îles en train de voir le jour au bout du monde. Dennis a pris l’habitude de les appeler les Chiens Errants. Frank et Peter ont essayé de saboter notre projet, en racontant à notre photographe Jeff Shea que Dennis était incapable de mener une expédition et, à Holly, qu’il n’était pas assez bien pour elle. Ils ont fait une demaine pour le même avion qui doit nous déposer sur la côte nord, un Twin Otter du groupe Polar Logistics, ce qui pose un problème car il y a peu d’autres manières de se rendre dans le nord du Groenland. Eux, bien sûr, ont une version différente de l’histoire. « Dennis souffre de troubles de la personnalité, dit Peter. Il passe son temps à faire des déclarations fantaisistes. » Mais Dennis pense que nous sommes loin devant eux. Il est peu probable qu’ils atteignent le Groenland avant la fin juillet, ce qui devrait nous laisser largement assez de temps pour arriver les premiers. À vrai dire, Dennis a perdu quelques boulots ces derniers temps. Il y a eu un problème avec une entreprise d’expéditions polaires nommée Oceanwide, et il a dû arrêter de mener des expéditions pour le compte du Sierra Club à cause de son inaptitude à gérer un budget. À l’heure qu’il est, il n’a qu’une idée très floue de ce que nous dépenserons pour notre voyage. Et il ne possède pas d’assurance maladie. Dennis n’est pas un type normal. Né il y a soixante et un an d’un père plombier à Berkeley, en Californie, il parlait trois ou quatre langues à l’âge de dix ans et a nourri un moment le rêve de ne plus jamais quitter sa maison, afin de pouvoir fantasmer le monde depuis sa chambre. Au lieu de quoi il a étudié les langues à l’université de Berkeley aux côtés Noam Chomsky, qui l’a aidé à trouver un poste consacré à l’étude de l’Eskimo. Il a vécu quatre ans à Anaktuvuk Pass, un village eskimo d’Alaska, où il était constamment attiré par les montagnes alentour. Il demeure la première et la seule personne à avoir réussi, toujours en Alaska, l’ascension de la chaîne Brooks depuis Point Hope jusqu’à la rivière Mackenzie.
Il a effectué la première traversée de l’île Axel Heiberg, au nord du Canada, ce qui lui a valu une de ses nombreuses apparitions dans l’American Alpine Journal. Il parle couramment dix langues, dont certaines très difficiles comme le russe ou le norvégien. Je l’ai vu passer sans effort du danois au français, puis à l’anglais. À côté de cela, il vit chez ses parents dans des pièces en désordre, compose de la musique classique – il a écrit la bande originale d’un film de 1978 intitulé The Alaska Wilderness Adventure – et écrit des sonnets sous le pseudonyme de D. O’Farrell. À présent, il s’est lancé dans une conférence spontanée sur les « cultures du rêve », s’exprimant avec le débit fluide et cadencé d’un universitaire-né. À Anaktavuk Pass, il a rencontré un Eskimo nommé Elijah Kakinaq qui pensait que le corbeau, symbole de chaos, incarnait l’esprit de son oncle, si bien qu’il parlait à tous les corbeaux comme s’ils étaient son oncle et disposait de petites offrandes près de son garde-manger, pour éviter que tous ces oncles ne viennent becqueter sa viande. La culture du rêve fonctionne, voyez-vous, puisque les corbeaux se jetaient sur l’offrande et évitaient la viande : « Cela fonctionne donc aussi bien dans la logique du rêve que sur le plan scientifique. » Au bout de dix minutes, Holly le coupe. « J’apprécie tes discours, mais dans un groupe de six, tu dois laisser la parole aux autres. » Dennis accepte docilement le reproche, baissant la tête. « — Je suis assez grand pour l’interrompre, proteste Jeff. — Ce n’est pas le cas de tout le monde. — En tout cas, conclue Steve en sirotant sa bière, c’est génial. » À Oslo, tandis que nous attendons de savoir si son fusil a passé la douane, Dennis sort une liasse de papiers. « Tout cela est top secret, dit-il. Il y en a pour quatre mille dollars d’images satellite. » Elles montrent la côte nord du Groenland. « Nous pourrions atterrir ici, ou là, pointe Dennis, mais cette rivière-là n’a encore jamais été traversée. » Le chemin le plus long représente 18 kilomètres. Steve désigne un point beaucoup plus proche du but. « — Tu penses qu’il pourrait nous déposer là ? — C’est possible. »
Il s’agit de Kaffeklubben, officiellement la terre la plus au nord de la planète. Longue de 800 mètres, elle a été découverte par Robert Peary en 1900 et semble solidement fixée à la côte. Il y pousse des fleurs ; la saxifrage violette, notamment, tapisse le sol en touffes irrégulières. Et voilà les îles en mouvement, dont Oodaq et celle, à la latitude 83°42, que Dennis a découvert avec Peter et Frank en 2003. Ces îles sont sujettes à controverse, dédaignées par les bout-du-mondologues sérieux car elles ne sont pas des objets « tectoniques » fixes mais des structures « dépositionnelles », des tas de cailloux promenés de-ci, de-là par la glace de l’Arctique. Toutes deux ont disparu sur les images satellites, déplacées ou recouvertes à nouveau par la banquise. Mais Dennis dit que cela ne l’inquiète pas : sur le long-terme – le point de vue le plus poétique – rien n’est permanent ou fixe, et même les continents dérivent. C’est pourquoi il a baptisé ces îles les Chiens Errants. Et si la glace fond suffisamment, qui sait ? « Voilà ce qui sera probablement notre premier objectif, déclare Dennis en posant son index sur la page. Pourrons-nous atteindre la banquise ? Ou alors le chenal entre la côte et la glace sera-t-il trop large ? C’est toute la question. »
Direction Svalbard
À l’ouverture de l’hôtel, nous allons nous coucher et Steve part acheter de la bière. Quelques heures plus tard, il surgit dans la chambre. « Renato au téléphone ! » C’est le septième participant à notre expédition, un journaliste italien du nom de Renato Pappa. Dennis lève la tête de son oreiller, ses cheveux blancs en désordre. « — Je vais aller le chercher, dit Steve. Je vais prendre un taxi et aller le chercher. — Il va venir. Ne t’inquiète pas. — Il faut que j’y aille. C’est une mission. J’ai besoin d’une mission. Je suis parti en mission pour acheter de la bière et j’ai perdu ma carte. » Il est complètement plein. « — Ce n’est pas ça, la mission, objecte Dennis avec douceur. — Pas la mission ? » Quelques heures plus tard, Renato débarque. Petit et rond, le crâne chauve et les dents du bonheur, il ressemble à un acteur sorti d’une comédie pour ados américaine. « Italie, Amérique, OK, OK », dit-il. Mais il y a un nouveau problème. « Renato handicap. Renato scoliosi. Renato très sports mais handicap. Problème pour vous ? »
Bob, ce qui l’inquiète, ce sont les ours. On a besoin d’être lucide avec des ours polaires dans le coin.
Dennis et Holly se redressent tout ensommeillés dans leur lit. Voilà trois ans qu’ils essaient de monter cette expédition. Le projet s’est effondré l’année dernière à cause des âpres démêlés avec Frank et Peter, et il y a deux semaines tout a encore failli capoter à cause du refus du gouvernement danois de nous accorder le permis de survol en hélicoptère, doublé de la défection de trois participants. Sur la couchette à côté d’eux, Steve est étendu inconscient, seulement vêtu d’un slip. Renato a sur lui 10 000 dollars en cash. « Non, répond Dennis. Si ça se trouve, d’ici demain, nous serons tous handicapés. » Encore des ennuis. Il semble que Steve – qui a encore disparu – a apporté avec lui une bouteille d’absinthe illégale, comme celle qui a tué Oscar Wilde et déréglé les sens d’une génération de poètes français. Il a prévu de la boire sur la banquise. Steve prend aussi de la méthadone pour « un problème de dos » et du Xanax pour l’aider à dormir. Cela fait peur à tout le monde, sauf à Dennis, qui semble n’avoir aucun goût pour la confrontation. C’est le groupe qui décide, dit-il. « C’est moi qui vais devoir jouer les mères fouettard », dit Holly. Quand Steve arrive, elle lui dit que les choses sont beaucoup plus compliquées que prévu. Pour commencer, Renato a un problème de dos qui s’est réveillé d’un seul coup quand il a essayé de soulever son sac à dos. « — Si cela devient problématique, je pourrai probablement l’aider, dit Steve. Mais il faut aussi que je surveille mes propres provisions. — Ce genre de choses est un fardeau pour le groupe, insiste Holly. Là où nous allons, ce n’est pas à prendre à la légère. Ce n’est pas Disneyland ou une promenade au parc. C’est du sérieux, et nous devons compter sur chacun d’entre nous pour donner le meilleur de lui-même. C’est la raison pour laquelle je décide d’interdire l’alcool sur la côte nord. »
Peut-être Steve s’attendait-il à cela. Peut-être aussi est-ce un sujet récurrent dans sa vie. Dans tous les cas, il n’a pas une hésitation. « Avant de signer, j’ai demandé : “Est-ce que cela va être un voyage sans alcool ?” Et vous avez répondu non. » De plus, il n’a pas apprécié d’être traité comme un écolier hier à l’aéroport. Robert Peary avait emporté une telle quantité d’alcool, sur la côte nord du Groenland, qu’il a dû en laisser derrière lui dans un cairn, et toute la région porte son nom. « — J’ai l’habitude. Les gens disent qu’on n’emporte pas d’alcool sur la Sierra, à 4 000 mètres d’altitude. Moi, je dis : “N’en prends pas plus que tu ne peux boire de manière responsable.” — Mais l’absinthe, c’est très fort, réplique Holly. Et tu prends des médicaments. — Je vais mettre mon grain de sel, intervient Bob. C’est moi qui t’ai le plus parlé pendant les dernières trente-six heures, et tu as du mal à te concentrer. Tu te répètes beaucoup. » Bob, ce qui l’inquiète, ce sont les ours. On a besoin d’être lucide avec des ours polaires dans le coin. « Ce que vous n’avez pas l’air de comprendre, les gars, c’est que c’est le mode de vie que j’ai choisi », dit Steve. Présenté ainsi, cela sonne plus rationnel que ce ne l’est en réalité. Quand il s’exprime, Steve se lance sur un thème et papillonne d’idée en idée, s’arrêtant ici et là pour admirer une pâquerette, et s’exprimant le plus souvent dans une sorte de sténo bien à lui, impossible à suivre. Il a des choses à partager mais il ne sait pas si nous sommes prêts à les recevoir. Il est marié depuis trente-trois ans et parfois, un voyage se passe comme ci et parfois autrement, et très franchement, il a des problèmes à régler pendant cette expédition. « Si n’y avait pas eu ton article, dit-il à Dennis, je ne serais pas là. J’ai l’impression que tu es guidé par une musique différente, que tu es sensible au côté spirituel de l’alpinisme. Il faut qu’on en parle. » Dennis hoche sa tête blanche. « — Oui, en effet, nous avons des choses à partager. — Tu as dit que tu n’avais plus rien à apprendre des sommets, mais je crois qu’ils ont quelque chose à m’apprendre, à moi. » Dennis a l’air embarrassé. « Ma foi, c’était une façon de parler. » Mais maintenant, Steve est fatigué, il veut aller faire un tour. Après son départ, Holly évoque les formulaires médicaux que personne n’a remplis. « Nous voilà avec un névrosé, des armes dans le campement et peut-être des ours polaires en prime. » Mais Dennis hausse les épaules. « Jusque ici tout va bien. Nous sommes à Oslo, nous avons récupéré le fusil. On part vers le Nord. »
Vu du ciel, c’est un paysage spectaculaire, lunaire, fait de vallées enneigées et de pics inégaux.
C’est dans un livre intitulé Les Hauteurs solitaires, réédité avec des textes écrits par des légendes de l’alpinisme comme John Muir et Reinhold Messner, que je trouve une copie de l’article qui a donné envie à Steve de venir ici. Il s’ouvre sur le rêve qu’a fait Dennis, à six ans, d’une chaîne de montagne qui « formerait un anneau magique autour du Pôle Nord et protégerait le Père Noël de l’influence de fêtes aussi triviales que, disons, la Fête Nationale. » Quatorze ans plus tard, il descend de l’avion pour trouver le paysage de ses rêves, « un paysage qui m’a inspiré le désir terrible de ne jamais mourir, de ne jamais devenir aveugle au monde, un pays d’hommes magnifiques, fabuleusement différents de moi-même, le conte de fées le plus réel qu’il m’ait été donné de vivre sur cette terre. » Et voici le passage dont Steve parlait, celui où Dennis apprend à contrôler son appétit de montagnes : une femme eskimo lui dit que les gens commencent à désigner son premier sommet par le nom de « Mont Dennis », ou « Mont Ekkayoak » – d’après son patronyme eskimo. Ma montagne, se dit-il, « avec un sentiment que les pharaons ont dû connaître ». Alors la femme eskimo se met à rire. « Je t’avoir bien eu sur ce coup-là. Tu crois que quelqu’un peut te donne la montagne ? » Là-dessus, Dennis et Steve sont parfaitement d’accord. « — Bien sûr, réussir une première ascension n’est pas si important que cela, dit Dennis. Mais nous avons quatre milliards d’années d’histoire, et il y a quelque chose de véritablement spécial à en faire l’expérience pour la première fois. Napoléon est entré dans l’histoire par ses conquêtes, Michel-Ange par sa peinture. Pour les alpinistes… — Conquérants de l’inutile, l’interrompt Steve, citant le titre d’un livre. — …c’est être le premier. — Pour mettre de l’ordre dans un monde compliqué. — Quand tu escalades un sommet, le monde devient plus clair. Le sommet que tu atteins est aussi métaphorique que physique. — Là où tous les chemins sont révélés, dit Steve. — Le paradis est en hauteur. Les montagnes te rapprochent de Dieu. » Mais il y a aussi un côté négatif, admet Dennis. « Souvent, tu fais quelque chose pour empêcher tes concurrents de le faire avant toi. C’est la plus laide de toutes les motivations. » Nous prenons un vol pour Svalbard, un groupe d’îles isolées en mer du nord entre la Norvège et le Groenland. Vu du ciel, c’est un paysage spectaculaire, lunaire, fait de vallées enneigées et de pics inégaux, une vision tout droit sortie d’un livre pour enfants. Nous allons nous installer là, juste à côté de l’aéroport, et attendre le Twin Otter qui doit nous déposer sur la côte nord du Groenland.
Station Nord
C’est là que nous commençons à saisir l’étendue du problème de Renato. D’abord, il refuse de soulever son sac à dos, et c’est Dennis qui finit par le porter. Puis il devient clair que chacun des éléments de sa tente lui sont parfaitement étrangers et qu’il a besoin que quelqu’un la monte à sa place. Il remarque enfin une minuscule déchirure dans son affreux survêtement et l’apporte à Holly avec un petit kit de couture. « Tu n’as qu’à y mettre un bout de gaffeur », lui dit-elle. Le jour suivant, Dennis l’emmène dans une épicerie dont ils ressortent chargés de nourriture en conserves. « — Mais c’est très lourd, objecte Holly. — Je lui ai montré la nourriture qu’il fallait, répond Dennis. Il n’en mangera pas une miette. Il ne voulait même pas y jeter un œil. » Plus tard, une téléconférence avec une employée d’un magazine napolitain. Dennis lui dit que la nourriture est un problème, celle de Renato pèse très lourd. Mais la femme ne veut rien entendre et il finit par tendre le téléphone à Holly. « Elle veut savoir, pour la nourriture. Ce que tu lui prépares le soir. » Holly se dérobe. « Je ne vais pas lui donner des menus ! Je prépare ce que je veux et c’est tout. »
Toutes les variations subtiles de la lumière qui marquent le passage du jour ont disparu.
Elle ne pense pas que Renato puisse s’en sortir une fois sur la banquise. Elle veut le lui dire maintenant, avant que nous n’atteignions Station Nord. Mais Dennis s’y oppose. « La moitié de ce que j’ai accompli, je n’aurais pas pu le faire si je n’avais pas été accompagné par des gens qui ont su trouver en eux-mêmes les ressources pour se dépasser. Il faut laisser aux gens la chance de pouvoir donner le meilleur d’eux-mêmes. » C’est aussi la première fois que nous sommes exposés au jour polaire, un présent perpétuel qui vous traverse comme un courant électrique puisé dans le circuit primaire de l’éternité. Pas besoin de manger, pas besoin de dormir, c’est le plein midi toute la journée. Le soleil tourne en rond sur l’horizon et ne se couche jamais. Le problème que cela pose n’est pas tant celui du sommeil que la façon dont cela distord votre notion du temps. Toutes les variations subtiles de la lumière qui marquent le passage du jour ont disparu. Les minutes s’étirent, se font visqueuses. Vous pensez qu’il est l’heure du dîner mais il est près de minuit – et il fait clair comme en plein jour. C’est peut-être la raison pour laquelle Dennis se met à ruminer sur l’expédition rivale. Le Twin Otter est encore retardé, ce qui lui rappelle que Frank a essayé de convaincre les gars de Polog de lui donner la priorité sur l’avion. Il y a aussi le souvenir amer de cet incident, quand Peter et son équipe, pris d’ivresse des sommets, ont tenté un hold-up sur la première ascension de Hammeken Point. Et cette controverse sur l’île qu’ils ont découverte ensemble, à la latitude 83°42, bien que Peter se soit donné dans l’aventure un rôle prédominant dans son compte-rendu pour le Polar Times. Frank et Peter contesteront tout cela, bien sûr, mais cela ne change rien au malaise actuel de Dennis. Imaginez un peu, baptiser une montagne John Denver ! S’il trouve une île, lui, il l’appellera d’un nom digne, neutre – L’Île de l’Ouest, par exemple. Il a un plan secret. « S’il y a le moindre signe de leur présence lorsque nous arriverons, me dit-il, il faudra que nous soyons prêts à faire la course jusqu’à l’île – toi, Jeff et moi. Nous sommes les plus en forme. Nous formerons une patrouille de reconnaissance et nous filerons devant. » Dennis nous fait peur avec cette habitude qu’il a de ramasser ses affaires et de s’en aller sans même vérifier qu’on le suit. Il fait cela dans les aéroports, il l’a fait à Oslo, au presque point de nous perdre sur le chemin de la gare. Il a recommencé aujourd’hui : lorsqu’il y a eu ce souci de dernière minute sur le nombre de personnes qui pouvaient embarquer sur le Twin Otter, il est parti à l’aéroport et a commencé à peser ses bagages.
C’est la manière dont le décrivent les participants à l’expédition Top of the World. Il est obsédé, un trait de caractère fascinant et poétique pour un personnage de fiction, mais pas très rassurant chez quelqu’un qui est censé vous conduire à travers les régions sauvages de l’Arctique. Enfin, cependant, nous décollons à bord de notre petit Twin Otter et survolons champs de neige infinis, pics dentelés, lambeaux de nuages et glaciers qui se jettent dans la mer. La neige coule comme du lait le long des crêtes grises. « Je n’ai jamais rien vu de tel », dit Steve. Trois heures plus tard, nous atteignons Station Nord : vingt petit bâtiments vert et jaune entourés de neige à perte de vue, loin au nord du Groenland. Les soldats danois qui vivent ici, tous jeunes et beaux, dégagent un charisme intimidant, avec leurs vêtements noirs et leurs lunettes de soleil profilées qui leur donnent l’air de personnages sortis d’un James Bond. Ils passent le plus clair de leur temps à conduire d’énormes souffleuses à neige à travers la piste d’atterrissage, ou à traîner au bar de Station Nord. Nous y retrouvons Steve. Il vient à notre rencontre en nous parlant de la lumière noble et des montagnes qui séparent « ce qui est profane de ce qui est sacré ». Il remercie Holly pour cette opportunité incroyable. « — J’ai dépensé toutes mes économies pour venir jusqu’ici, dit-il. — C’est important, d’avoir un rêve », répond-elle. Il est de plus en plus difficile d’en vouloir à Steve. Il est toujours de bonne humeur, toujours volontaire, ses vêtements sont dans un tel état d’usure qu’il fait pitié – tiens, mec, prends un peu de gaffeur. Répare-moi cette manche. Prends un peu soin de toi. « J’ai beaucoup de travail en perspective, dit-il, et cela va m’aider à l’accomplir. » Puis il retourne à son tabouret de bar, le sourire jusqu’aux oreilles. « Ils refusent les pourboires, ils ne te laissent même pas acheter ton verre ! » Le matin au réveil, Dennis écrit deux sonnets. Celui qu’il a intitulé « La Vie Parfaite » démarre avec une copieuse ration d’œufs. « Je commencerais, habillé de plumes, par trouver / Ces caquètements enclos dans le jardin. » Il sort de sa tente de bonne humeur. « La météo est bonne », dit-il. Steve nous rejoint avec une paire de bottes neuves. « Je me suis réveillé avec ça aux pieds », annonce-t-il. Mais Renato, lui, semble de plus en plus désorienté. La nuit dernière, je lui ai demandé ce qu’il avait écrit dans son carnet, et pour toute la journée il n’y avait qu’une seule phrase : « Longyearbyen – Station Nord, 3 heures. »
Nous allons devoir marcher à travers la preuve tangible du réchauffement climatique.
Après le dîner, Holly et Dennis tâchent de le convaincre au moins d’essayer d’alléger son sac. Renato retire sa chemise pour nous montrer sa bosse. « Renato scoliosi », dit-il. Il souffre aussi du talon, en silence car « Renato n’est pas mauvais comme un renard, Renato est bon. Renato n’est pas stupide, parle pas l’anglais. » Selon lui, Dennis et Holly lui avaient dit que ce serait facile, qu’il y arriverait. Les mots s’échappent de ses lèvres en gémissements pitoyables : « Renato a payé dix millions de lires. » « C’est la fin, Station Nord ? » « Je n’ai que ces deux jambes et elles ne peuvent plus rien pour moi. » Il trace une croix sur un morceau de papier et écrit une légende : « Renato Arrête De Mort. » Dennis et Holly secouent tristement la tête. « Ce n’est pas ton dos, dit Dennis. C’est dans la tête. » « Fin de l’expédition ? » Quelques heures plus tard, je regarde par la fenêtre et le vois trier les affaires de son sac à dos, en jeter une partie de côté.
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Finalement, nous embarquons dans le Twin Otter et flottons à travers les nuages bas en direction de la côte. Voilà Bliss Bay ! Voilà Kaffeklubben ! Et voici les Chiens Errants. Le pilote décrit des cercles au-dessus des îles, nous donnant largement le temps de les voir. « — Il y a quelque chose ! s’exclame Bob. — De la glace sale ? — C’est définitivement quelque chose, intervient Holly. — Ce n’est pas au nord de Kaffeklubben. — Si. C’est une des pistes. Nous l’avons sur le GPS. — Jeff, prends-la en photo », demande Dennis. Oodaaq n’est plus là, c’est sûr, dit Dennis. La formation repérée à 83°42 a également disparu, remplacée par un monticule de neige. Cela laisse une seule bonne candidate, une traînée noire à 83°4037. C’est la plus grande et en apparence la plus stable de toutes les îles, située à environ 800 mètres au nord de Kaffeklubben. Malheureusement, il y a des mares de fonte partout, ce qui n’est bon signe ni pour la planète, ni pour nous. Nous allons devoir marcher à travers la preuve tangible du réchauffement climatique, en priant pour que l’eau ne soit pas trop profonde.
Immaqa
Vu du ciel, il semble y avoir profusion d’endroits pour atterrir, bien plats et durs entre les montagnes et la banquise. Mais quand le pilote descend vers le plus proche d’entre eux et fait pencher l’avion de sorte que la roue droite rentre en contact avec le sol, nous sommes secoués comme des pruniers. Trop caillouteux. Nos tentatives d’atterrissage échouent l’une après l’autre. Alors nous pivotons une nouvelle fois et retournons vers Bliss Bay, à 18 kilomètres d’ici. Dans une plaine rocailleuse avec pour seuls repères quelques panneaux rouges délavés et quatre tas de pierres, l’avion finit par s’arrêter en bringuebalant. Nous en sortons en désordre. Bon sang qu’il fait froid ! Et quel vent ! Il doit bien souffler à 60 km/h ! « Quarante », précise Jeff.
Tout s’enchaîne alors très vite, le déchargement des sacs et les poignées de main et les photos. Au soulagement de tous, Renato accepte de remonter dans l’avion. Il ne discute même pas. Mais d’abord, une photo avec le drapeau italien. Et une autre avec le drapeau d’une équipe italienne de foot. Et encore une avec une médaille d’aspect olympique, gravée au nom de l’expédition avec la latitude. Ainsi que quelques embrassades choisies. Il fait tellement froid que Jeff est obligé de lui rappeler : « Souris, Renato, souris ! » Pendant ce temps, le pilote du Twin Otter prend Steve à part. « Tu vois cette crête ? demande-t-il. C’est là que les bœufs musqués se nourrissent. Ils sont plus dangereux que les ours polaires. Ne montez pas sur cette crête. » Austère splendeur ! La banquise d’un côté, les montagnes couronnées de neige de l’autre, l’air si clair qu’il semble mettre tout le paysage à portée de la main, éliminant les distances comme le jour polaire élimine le temps. Réduit à du noir, du blanc, de la roche et de la neige, le paysage touche à l’abstraction d’une idée, d’un principe premier. Mais monter les tentes par un vent de 50 km/h n’a rien d’abstrait. Cela demande d’utiliser des tas de pierres et d’aller vite avec les piquets, et même alors, le vent peut toujours aplatir votre tente d’un seul coup. « Vous voyez ce brouillard blanc qui vient vers nous ? » demande Holly. Brouillard blanc ? Aïe ! Dommage que Renato n’ait pas vu ça. Soudain, ça souffle à travers le camp, à tel point qu’il nous faut tous nous réfugier dans nos sacs de couchage pour attendre la fin du blizzard.
Quand les Eskimos se parlent, il ne se regardent pas l’un l’autre. Chacun regarde par-dessus l’épaule de l’autre et surveille constamment l’horizon.
Tous, sauf Jeff. Jusqu’à présent, il a passé le plus clair de son temps à écrire des mails. À l’aéroport d’Oslo, dans la file d’attente des départs, il avait installé son ordinateur sur le dessus de son chariot à bagages. À Longyearbyen, il est longtemps resté à profiter du wifi au salon de l’hôtel Radisson. Il rentrait à cinq heures du matin et dormait toute la journée. À présent, il est étonnamment actif et s’attarde dans l’entrée de nos tentes. « Vous ne voulez pas aller marcher quelques heures ? Qu’est-ce qu’on fait ? Et toi, Bob, tu es motivé pour une petite balade ? » Il propose de faire de la soupe pour tout le monde. Une heure plus tard, Jeff sert le dîner : thon albacore et pois chiches dans une sauce crémeuse. Je déclare que c’est la meilleure soupe que j’aie jamais mangée. « Ce n’est pas de la soupe. Ce ne sont que des nouilles et du thon. Tu en veux, de la soupe ? J’ai tomate, brocoli à la crème, et bouillon. » Jeff, 52 ans, n’est pas un amateur, c’est un véritable explorateur qui reste modeste à propos de ses sept sommets et garde une fascination intacte pour les plus petits détails du monde physique. Soudain, je comprends les héros d’Hemingway, ces hommes forts qui dissimulent pudiquement leur bravoure derrière la civilité de leurs manières. Mais voici que Jeff veut escalader la crête. « — Combien de temps ? — Deux… Trois… Quatre heures ? — On prend un fusil ? » Non, répond-il. C’est la neige qui l’inquiète. « La neige élimine tout tes repères », dit-il. Il a prévu d’emporter une boussole. Une heure plus tard, nous nous mettons en route vers la crête. Le sol est si souple qu’il donne l’impression de marcher sur une éponge, une des caractéristiques étonnantes de la toundra arctique. Après la première crête, nous en trouvons une autre. Puis une autre. Et encore une autre. Le terrain, plat en apparence, s’ouvre à notre approche, révélant des crevasses. C’est peut-être à cause de la lumière. Il n’y a pas d’ombres, si bien que tout est étalé à plat devant vous, jusqu’à l’horizon. Jeff est en extase. Il photographie des fleurs, des oiseaux, des rochers, la banquise. Après qu’un lièvre arctique est passé à côté de nous, il traque l’animal pendant quarante minutes. Puis nous nous tournons pour contempler la vaste plaine de glace qui s’étend jusqu’au pôle Nord, à 700 kilomètres d’ici. Et, là-bas, Kaffeklubben – le bout du monde.
Le matin suivant, le vent faiblit et nous trions notre matériel, râlant sur tout ce que nous allons devoir laisser derrière nous, pendant que Dennis nous distrait avec des récits du temps qu’il a passé avec la troupe du Floating Lotus Magic Opera. Le spectacle était écrit par un des amants d’Allen Ginsberg et ils changeaient de costumes à l’appartement de Lawrence Ferlinghetti. Ils ouvraient la porte à Janis Joplin. « Alan Watts dirigeait la prière en robe blanche, six filles magnifiques à ses côtés. Il couchait avec toutes. » Il est exceptionnellement gai aujourd’hui. Il donne un petit laïus sur la sécurité. Quand les Eskimos se parlent, il ne se regardent pas l’un l’autre. Chacun regarde par-dessus l’épaule de l’autre et surveille constamment l’horizon. « Il faut que vous appreniez à faire cela. Vous verrez des choses que vous n’auriez pas aperçues sinon. Si vous repérez un rocher bizarre, observez-le, voyez s’il bouge. Et rappelez-vous, il est étonnamment facile de se perdre. » La dernière fois qu’il est parti du camp où nous nous trouvons, l’équipe s’est éparpillée et un homme a perdu le groupe. Ils l’ont retrouvé deux jours plus tard, qui délirait dans sa tente. Si cela devait nous arriver, l’important est de garder les montagnes d’un côté et la banquise de l’autre. Mais il y a un problème. Jeff a tellement de matériel dans son petit monde de sacs de toile qu’il lui faudra au moins encore une demi-heure pour se préparer. « Pour des raisons de sécurité, dit Dennis, il faut éviter de marcher seul. » J’accepte donc de rester avec Jeff. Nous avons une carte et un talkie-walkie, et Dennis a toute confiance en lui. « — À tout à l’heure, les gars. — Immaqa », répond Dennis. C’est un mot eskimo qui veut dire « peut-être », un mot qu’ils utilisent si souvent que cela en dit long sur leur vision du monde. Dehors, sur la banquise, vous ne savez jamais ce qui peut arriver. À tout à l’heure, immaqa. Jeff passe encore deux heures à faire son sac, puis prépare un repas de pommes de terre. Enfin, nous levons le camp. Avec toutes mes affaires auxquelles s’ajoutent le canot gonflable, le double toit de la tente de Steve ainsi que le fusil supplémentaire, qui est incroyablement lourd, mon sac pèse au moins 30 kilos en poids réel et 35 en poids ressenti. Au bout d’une demi-heure, j’ai les jambes et le dos en compote. Arrivé à la crête suivante, j’ai un coup au moral. « Du terrain difficile, on dirait. » En contrebas, des ravins remplis de neige fondue, de la glace qui descend le cours de rivières à moitié gelées, d’interminables marais spongieux où la toundra émerge en d’étranges monticules pentagonaux qui cèdent sous les pieds. Le ciel est gris à nouveau, et le vent souffle. « Le bonheur absolu », dit Jeff.
Je vois un bloc de glace de la taille d’une mallette se diriger droit sur moi.
Nous alternons les marches et les pauses. On ne peut pas se reposer trop longtemps car on finit par avoir froid, mais on ne peut pas marcher trop longtemps non plus sans se retrouver en sueur. Tout se déroule bien jusqu’au moment où nous tombons en désaccord sur le meilleur chemin à prendre à travers un ravin particulièrement difficile. Jeff préfère prendre le chemin le plus long, pour ma part je veux couper. Nous nous séparons pour le franchir. Je tombe aussitôt sur le squelette d’un bœuf musqué. Je ramasse le crâne et appelle Jeff. Il me crie en réponse : « C’est dangereux ! » Soudain, je vois des traces de bœufs musqués partout. Elles ont l’air fraîches. Je réalise que je n’ai pas de munitions pour le fusil. À la première rivière, l’eau m’arrive aux genoux, le courant est rapide. Les pierres du lit sont peu sûres, elles se dérobent sous mes pieds. Je vois un bloc de glace de la taille d’une mallette se diriger droit sur moi. Puis nous tombons sur un ravin rempli de neige mouillée. Jeff s’y enfonce jusqu’aux genoux, alors je choisis un autre chemin et y rentre jusqu’à l’aine – coincé, gelé, complètement incapable de bouger. Mais Jeff est déjà trop loin devant pour m’entendre, surtout avec ce vent. Je lui adresse les pires insultes que je connaisse, mais il continue à avancer. Je dois m’en tirer seul. En appuyant mes mains et mes avant-bras sur la surface de la neige, je trouve le moyen de ramper vers l’avant, ce qui implique de rester courbé sous le poids de mon chargement, au-dessus de cette horrible soupe. Quand j’atteins la rive, je m’effondre sur mon sac à dos. Un quart d’heure plus tard, lorsque je le retrouve, Jeff est encore occupé à prendre en photo le cul d’un oiseau pourri, et je lui fais gentiment remarquer que, peut-être, il ne devrait pas tant s’obstiner à prendre en photo tous ces culs d’oiseaux pourris. « Je t’emmerde », répond-il. Je pense qu’il le dit gentiment. Après la deuxième rivière, Jeff m’attend sur l’autre rive. « — C’est de quelle couleur, un bœuf musqué ? — Marron, je crois. — Tu es sûr que ce n’est pas blanc ? » Il pointe une drôle de forme blanche devant nous. « Je ne sais pas. C’est peut-être blanc. » Il sort son appareil photo. « — Je vais monter là-bas et m’allonger. Si je reste allongé, apporte le fusil. — Le fusil ? — Et n’oublie pas mon trépied, d’accord ? » Et ça continue à travers combes enneigées, rivières de neige fondue, collines de graviers et vasières martiennes, dans un monde majestueux et désolé, totalement dénué de la plus petite touche d’humanité. La douleur développe une civilisation nouvelle dans mon dos, mes genoux et mes cuisses. Lors d’une pause, je m’effondre dans une crotte de bœuf musqué et reste là, pas assez concerné par le problème pour bouger.
Je suis alors convaincu que nous séparer des autres a été une erreur terrible. Il y a tant de collines et de canyons que nous ne les trouverons jamais. Le talkie-walkie ne fonctionne pas. Cela fait cinq heures que nous marchons. Et il n’est pas vraiment réconfortant de me dire que même si on peut voir Kaffeklubben droit devant, Jeff continue à affirmer que nous l’avons passée. Il est impossible que nous l’ayons passée. Elle est clairement devant nous. « Le bonheur absolu », dit Jeff. Au bout de sept heures, je suis presque à bout. Et Kaffeklubben est toujours devant nous. « — Nous l’avons passée, assure Jeff. — Elle est clairement devant », dis-je. Voilà qu’enfin il les aperçoit, un groupe de silhouettes minuscules, loin en contrebas. Elles semblent se réunir au niveau d’une crête sombre. Et voilà Bob qui se dirige vers nous. Avec sa cape de pluie noire et son bâton de marche, il a l’air d’un personnage du Seigneur des anneaux. « J’ai perdu la tente en chemin », dit-il avant de nous faire le rapport : Tout le monde est épuisé. Il a fallu dix heures pour atteindre la crête et Dennis est de mauvaise humeur parce qu’il a dû transporter trois sacs, un grand et deux petits, soit près de 45 kilos. Et il était inquiet de nous avoir laissés derrière. Mais Steve a été parfait. Steve a battu la mesure. Bob nous quitte à la recherche de la tente, rebroussant le chemin par lequel ils sont venus. Je ne pense pas à lui proposer le fusil.
La formation
De la pluie, puis de la neige. Bob n’a pas pu trouver la tente, si bien que Steve est maintenant mon colocataire. Je suis dans cet état d’épuisement, proche du rêve éveillé, dans lequel on peut passer vingt minutes à mettre un gant, puis vingt minutes à le retirer. Je rampe d’un coin à l’autre en installant ma tente. Cette nuit-là, la douleur dans mes jambes et dans mon dos me réveille régulièrement, et la lumière est toujours la même. C’est comme un film d’horreur. Bob entre dans ma tente. « — T’es réveillé ? — À peu près. — Steve ? — Présent. — Quelle heure est-il ? — Onze heures et demie du matin. — Est-ce qu’il neige ? — Il fait froid, dit Bob. Glacial. »
Il n’est pas certain de pouvoir résister à ce voyage et c’est une des raisons pour lesquelles il est venu : pour voir s’il en était capable.
Nous passons la journée blottis sous les tentes, trop épuisés pour faire le moindre geste. Steve dit qu’il voudrait télécharger le scénario de Matrix, car cela ramènerait le film aux symboles qui l’ont généré, les chiffres verts qui flottent à la racine, et que cela lui permettrait de voir « comment l’information serait codée dans un medium parallèle qui crée une pseudo-réalité ». Il dit qu’il aime utiliser du verre miroir dans les bâtiments qu’il conçoit car cela donne l’impression qu’ils portent des lunettes de soleil. Il parle de Proust, Henry Miller et Wilhelm Reich, et il cite de travers, mais magnifiquement, cette scène de Pour qui sonne le glas dans laquelle le héros boit de l’absinthe avec un Gitan. « C’est la cheminée, c’est le chien à tes pieds qui t’apporte le journal du samedi… » À propos d’absinthe… Il m’en verse une tasse et y ajoute de l’eau. Elle prend une teinte laiteuse, la même qu’elle avait pour Samuel Taylor Coleridge et Arthur Rimbaud. Steve prétend qu’elle est en réalité fabriquée à partir de vers à bois et qu’elle a des vertus narcotiques. « — Les Frères Karamazov est mon roman préféré, dit-il. — À moi aussi, Les Frères Karamazov est mon roman préféré », renchéris-je. Steve compare la tente à une boîte d’orgone et se lance dans une confession sur certaines choses qu’il souhaitait partager durant ce voyage, comme les liens entre Matrix, Le Grand Inquisiteur de Dostoïevski et le cannibalisme chez les anciennes tribus Anasazi du Nouveau Mexique – imaginez un Anasazi croisant un gars sur la route et se disant qu’il va peut-être lui servir de déjeuner. C’est une matrice, ça, et elle est présente dans nos vies quotidiennes, dans notre combat pour s’octroyer la part du lion. Voilà, pour lui c’est cela la clé, une des raisons pour lesquelles il est là, à s’imprégner de cette lumière noble. « Mon rôle, en tant qu’architecte et agent de réforme sociale, est de nous empêcher de reconstruire la Tour de Babel », dit-il. Il a un secret que personne d’autre ne sait, dit-il encore. Son dos est gravement endommagé, il a connu deux accès de paralysie partielle. Il n’est pas certain de pouvoir résister à ce voyage et c’est une des raisons pour lesquelles il est venu : pour voir s’il en était capable. Mais il s’est fait peur en marchant. Il avait trop de poids sur le dos ; et il pense que Dennis est obsédé, qu’il nous a instrumentalisés pour financer le voyage, qu’il nous a bourré le mou avec ses histoires d’aventure et de découvertes. Il savait que Renato n’avait rien à faire ici. Et pourquoi les talkies-walkies n’ont-ils pas fonctionné ? Et pourquoi nous sommes-nous séparés ? Et qui est Jeff ? Trop de choses vont de travers. « Il y a des questions que Dieu nous a interdit de poser », dit-il. Au dîner, Steve sort une Tuborg. Alors que nous autres portions sa maudite tente, après toutes ces conneries sur ses problèmes de dos, il se promenait avec un pack de six ! Connard ! « Mais c’est tellement cool d’avoir de la bière dans un endroit pareil », se défend-il.
Au moins, il est de bonne humeur. Maintenant, c’est Bob qui est inquiet à propos de Dennis. Il pense que ce dernier essaye de prouver qu’il est toujours dans le coup mais qu’il est en train de se rendre compte qu’il a vieilli ; et puis son sac est trop lourd, et se séparer a clairement été une erreur. Steve, lui, a changé d’avis, semble-t-il. « Dennis aime l’idée que chaque pas qu’il fait vers le nord le rapproche de la pureté absolue. Ça me plaît beaucoup. Je pensais qu’il n’y avait que les jeunes pour se laisser envoûter comme ça. » Il prend une gorgée de Tuborg et hoche la tête. « Il est génial, mais il est pas mal cintré. » De drôles de choses se passent cette nuit-là. Dennis se lève à une heure du matin en disant que la météo est bonne, allons-y. Nous le persuadons d’attendre au moins jusqu’à 5 heures. Puis Jeff se réveille et déclare qu’il retourne au camp de base chercher son téléobjectif et sa tente, ce qui signifie pour nous une autre journée d’attente avant de nous engager sur la banquise. Cela n’a aucun sens mais nous sommes dans le rêve permanent du jour polaire et personne ne songe à discuter. Cette nuit-là, le Twin Otter apparaît et bourdonne autour de Kaffeklubben. « C’est forcément Frank ou Peter », dit Bob. S’ensuit un colloque à tue-tête, d’une tente à l’autre. « Si c’est Frank, pense Bob, nous n’allons probablement pas tarder à y aller. » Steve dort sans prêter la moindre attention à tout cela, retiré du monde. « Il va falloir le laisser », dit Bob. Cependant, l’avion s’éloigne. À l’heure qu’il est, Jeff est parti depuis seize heures. Je marche à sa rencontre vers la crête noire. Au bout de dix minutes, bien que le sol semble parfaitement plat, j’ai complètement perdu de vue le campement. Comment va-t-il bien pouvoir nous retrouver ? Quand je reviens, Dennis est réveillé dans sa tente. « Je crois que nous devrions nous lever tôt et marcher six kilomètres vers l’ouest, dit-il. Il se peut que nous retrouvions Jeff installé là-bas. Sinon, nous passons une journée sur la banquise et revenons ici. S’il n’y a toujours aucun signe de lui, il nous faudra rebrousser chemin. » Et les Chiens Errants ? « On peut au moins en faire une », répond-il. Dehors, le paysage est tellement sublime et désolé à la fois que je commence à penser que les deux sont liés. Peut-être que la splendeur nécessite d’ôter toutes les choses ordinaires qui font qu’un paysage n’est que beau. Il ne faut pas que ce soit trop commode ou confortable. Il ne faut pas que ce soit trop humain. Il faut que ce soit hostile. Il faut le mériter. Nous réalisons que Jeff a un téléphone satellite et que l’autre est resté au camp de base, si bien que nous n’avons aucun moyen de contacter le monde extérieur. Dennis ordonne : « Allumez le réchaud. » Il est 5 h 30. Jeff est rentré à minuit, retardé par une session photo de cinq heures avec un troupeau de bœufs musqués. « On prend le petit déjeuner et on y va. » Je suis obligé de secouer Steve violemment, mais il finit par se réveiller en parlant de Mormons et de caisses de homards. Il fait gris et froid, il y a du vent, mais enfin nous allons sortir sur la banquise. Holly a dans son sac des habits de rechange, de la nourriture et du matériel médical. Dennis porte un canot pneumatique et un fusil. Jeff a son équipement photo et un réchaud. J’ai l’autre canot et un fusil.
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La rivière, qui avait l’air si effrayante, se révèle facile à franchir. Une neige légère se met à tomber mais, de cela, nous avons l’habitude. Dennis décrète que nous continuerons tant que cela n’empirera pas. Nous nous arrêtons pour nous reposer toutes les quarante-cinq minutes. À 10 h 15, nous sortons le GPS. « — Nous sommes à la longitude 31°592, annonce Holly. — Il faut atteindre 31°11 », dit Dennis. Nous marchons. Vingt minutes plus tard, Holly revérifie le GPS. « Ça dit 31°10. » Nous progressons en direction de l’île que Dennis a repérée depuis l’avion, celle qui est à la latitude 83°4037 – huit cents mètres au-delà de Kaffeklubben. Nous nous arrêtons et mangeons un morceau pour nous ragaillardir, et Dennis raconte comment il a trouvé le nom de ce groupe d’îles lors d’une conférence à Paris, essayant de rendre l’idée qu’elles bougent de ci-de là, à la merci des glaciers : chiens errants. « Et les gens qui viennent ici sont des chiens errants, eux aussi », dit Steve. Mais Dennis n’écoute pas. Il a le regard perdu au loin sur la banquise. « Nous sommes suffisamment près, annonce-t-il. D’ici, nous allons pouvoir nous engager sur la banquise. » Il nettoie le canon de son fusil avec une allumette.
Cela fait presque quatre heures que nous sommes dans le froid, la neige et la peur constante de glisser dans une mare de fonte.
La banquise est dense et craquante sur les deux cents premiers mètres. Puis nous commençons à rencontrer les mares de fonte. Le bleu est encore plus hallucinant ici, parmi les monticules de neige sculptée par le vent qui ressemblent à des gâteaux de mariage. C’est vraiment un autre monde, étrange et grandiose. Mais il n’est pas plat. Il y a des collines, des ponts, des crêtes aux lignes élégantes. Cela pourrait être un dessin du Dr Seuss. Nos crampons mordent merveilleusement dans la glace. Mais parfois, les pentes sont raides et le fond inégal, si bien que nous avançons avec un luxe de précautions, testant la glace devant nous avec nos piolets. Nous apprenons à lire les nuances de bleu. Les zones blanches sont plus sûres. Parfois, on a l’impression très nette de marcher sur des nuages. Nous sommes aussi bien conscients que se mouiller serait catastrophique. Avec un facteur vent à dix degrés, l’hypothermie surviendrait rapidement. Chaque glissade des crampons provoque une décharge de panique. Et Dennis continue à avancer. Il regarde rarement en arrière. Holly lui demande de ralentir, de nous guider à travers les mares ou au moins de vérifier que nous les passons, mais il semble être incapable de se contrôler. Comme disait Steve, il semble sous l’emprise d’un envoûtement. C’est une vision rare et extraordinaire, belle et effrayante : l’histoire de l’exploration polaire incarnée dans cet homme aux cheveux blancs. Deux heures plus tard, il se remet à neiger. La côte n’est plus qu’une étroite ligne noire. À chaque fois que je sors d’une mare de fonte bleue, la neige paraît rose. Le monde entier est bleu, blanc et rose, avec une étroite ligne noire par là-bas. « Nous sommes à peu près à mi-chemin », dit Dennis. Les crampons de Bob commencent à se décrocher de sa chaussure droite. Il y manque un rivet. Nous emballons son pied dans du gaffeur et reprenons la route. Encore une heure, encore un coup d’œil au GPS. Nous sommes maintenant à 83°4030. « Nous avançons bien, estime Dennis. L’important, c’est de ne pas tomber dans une mare. » Cela fait presque quatre heures que nous sommes dans le froid, la neige et la peur constante de glisser dans une mare de fonte. Nous commençons à fatiguer. En général, c’est la que les choses ont tendance à se gâter. C’est alors que Dennis aperçoit la « formation », comme il l’appelle, un tout petit filet noir sur la vaste étendue blanche. C’est là-dessus que le monde se termine, non sur des falaises ou des tourbillons géants, mais sur une dernière petite tache, un point final déposé sur le globe. En réalité, le bout du monde est tout autour de nous, dans ce grand néant de glace et de neige, aussi infini et indifférent que le cosmos. C’est là que les choses prennent un tour étrange. Jeff a sorti son téléobjectif pour immortaliser chaque pas en avant, mais Bob, lui, veut continuer à avancer. « Bob, attends ! » Il nous ignore. « Bob, attends-nous donc ! » Dans la précipitation, je me casse salement la figure. « John, ça va ? » C’est Dennis qui me regarde dans les yeux.
Soudain, cela paraît complètement dément, tous ces efforts pour conquérir un tas de gravier ; un parfait exemple du genre de folies qui sont à l’origine même du réchauffement climatique. Pourtant tout s’emboîte comme les pièces d’un puzzle, des boîtes de conserve de Renato à l’absinthe de Steve en passant par les retards dus aux constantes flâneries de Jeff. Holly guette les lions et les aigles. Je prends des notes. Dennis attrape ses sacs et s’éloigne sans regarder en arrière. Nous sommes tous des chiens errants, en équilibre sur la ligne qui sépare ce qui est profane de ce qui est sacré. Nous sommes tous venus ici chercher quelque chose, partager quelque chose, empêcher les autres d’arriver les premiers. Nous voilà à nouveau tous en mouvement : Bob cède le passage, Jeff se tient du côté est, tout le monde est prêt ; et Dennis pose un pied sur le gravier, le premier homme sur une île qui ne figure sur aucune carte et qui subsistera peut-être dix ans ou un siècle. Une île flambant neuve d’une centaine de mètres de long, huit cent mètres après l’extrémité officielle du monde. Dennis étend le bras. « Holly, viens. » Elle se hâte vers lui le long d’une crête de glace. « Il s’est même rappelé de moi ! » Holly baptise l’île « Chien Errant Ouest ».
Traduit de l’anglais par Matthieu Perissé d’après l’article « Journey to the End of the Earth », paru dans Esquire. Couverture : Marcheurs de l’Arctique, par Kitty Terwolbeck.