Les deux caïds
Au printemps 2006, Dorde Zdrale a 29 ans et il est déjà une figure incontournable de la pègre bosniaque. Il a passé sept ans en prison, période durant laquelle il a tout de même réussi à tuer l’ancien chef des « Panthères », une unité d’élite de l’armée de la République serbe de Bosnie pendant la guerre de sécession. Le 7 juin 2000, entre 20 h 30 et 20 h 50, Zdrale a en effet profité d’une permission de sortie pour décharger une arme automatique sur la voiture de l’ancien paramilitaire, à un carrefour de la petite ville de Bijeljina. Treize balles ont été tirées ; six ont atteint leur cible, la tuant sur le coup. Mais la permission de sortie de Dorde Zdrale n’a pas été enregistrée par les autorités pénitentiaires et judiciaires, ce qui lui fournit un alibi imparable : « il était en prison au moment du meurtre ». C’est la raison pour laquelle il répond en homme libre à l’appel de Slobodanka Tosic le 13 avril 2006.
De dix ans la cadette de Dorde Zdrale, cette brune aux yeux bleus a fini deuxième au concours de beauté Miss Bosnie-Herzégovine en 2005, et remporté le titre de Miss Photogénique. Sous le charme, le criminel accepte bien volontiers de passer un moment avec elle. Lorsqu’il la rejoint, elle lui demande de la conduire chez une amie pour qu’elle puisse récupérer des livres. Une fois arrivée à destination, dans la banlieue-est de Sarajevo, Slobodanka Tosic fait mine de descendre de la voiture mais elle est gênée par la boue maculant le sol. Dorde Zdrale s’approche encore un peu de la maison. Elle sort, franchit les quelques mètres qui la séparent de la maison, se tourne vers lui et pose la main sur sa propre bouche. Surgissent alors des hommes armés qui ouvrent le feu sur la voiture. L’un d’eux est une autre figure incontournable de la pègre bosniaque, Darko Elez. Lui non plus n’a pas 30 ans en avril 2006, et il en a déjà passé cinq derrière les barreaux. Il a commencé sa carrière de criminel dans la contrebande de cigarettes à la fin de la guerre de Bosnie, avant de se reconvertir dans la vente d’armes, puis dans le vol et la vente de véhicules, et enfin dans le trafic de cocaïne et d’héroïne. Il menace Dorde Zdrale depuis le mois de janvier.
Les deux caïds se sont rencontrés en prison. Après avoir été roué de coups par un autre détenu, Elez avait demandé à Zdrale, qui jouit d’une carrure imposante, de le protéger. Il lui a par la suite demandé d’être le parrain de son fils. Ils ont ainsi entretenu des relations amicales, quoique superficielles. Toujours est-il que leur rivalité au sein du milieu criminel a eu raison de cette cordialité. Blessé au dos et au bras, Dorde Zdrale parvient à échapper à ses assaillants et à se réfugier dans un café. Couvert de sang, il est transporté à l’hôpital. Ne bénéficiant pas d’une protection policière, Zdrale reprend la fuite, de peur d’être nouveau attaqué. Il est persuadé d’avoir été piégé par Miss Photogénique. La cour de Bosnie-Herzégovine lui donnera raison dix ans plus tard. Entre-temps, Slobodanka Tosic devient une véritable starlette des Balkans.
Lutka
Juste après avoir tenté d’assassiner Dorde Zdrale, Slobodanka Tosic quitte la Bosnie et s’installe en Serbie, à Belgrade. Là, elle étudie le management du sport, qu’elle pratique intensément, à en croire les tenues de gym et le corps affûté qu’elle exhibera longtemps sur les réseaux sociaux. Tosic poursuit également la carrière de mannequin débutée avec les concours Miss Bosnie-Herzégovine et Miss Photogénique. Elle pose pour plusieurs publications, dont la version serbe du célèbre magazine de charme Playboy, qui la consacre « playmate du mois » en novembre 2008.
Sur la couverture du numéro en question, elle apparaît à demie-allongée sur une plage, son corps nu et hâlé partiellement couvert de sable. Le visage mangé par ses cheveux bruns humides et emmêlés, elle lance un regard à la fois sombre et conquérant à l’objectif. Sur d’autres photographies, la jeune femme, très maquillée et les cheveux teints en blond, prend la pose à côté d’une grosse moto verte. Tour à tour languissante ou vaguement menaçante, elle est alors vêtue d’un t-shirt retroussé au-dessus d’un soutien-gorge plein à craquer et d’un minuscule short en jean. Slobodanka Tosic participe aussi à la version serbe de l’émission de télé-réalité Koh Lanta, qui est tournée au Panama. Éliminée dès le deuxième épisode, elle se retrouve néanmoins au centre de l’attention. C’est à ce moment-là que son passé la rattrape : le public découvre avec effarement que la jeune femme est suspectée d’avoir servi d’appât lors d’une tentative d’assassinat dans son pays. Or Slobodanka Tosic ne serait pas seulement la complice de Darko Elez, elle serait également sa petite amie. Et un membre actif du groupe qui porte son nom, devenu « l’organisation criminelle la plus puissante des Balkans ». La plus puissante, et la plus crainte.
Entre 2006 et l’arrestation de son chef en 2009, le groupe abat deux hommes et fait exploser une voiture, tuant trois personnes. Il déleste aussi des fourgons blindés de 2,1 millions d’euros, et en dérobe des centaines de milliers d’autres dans un bureau de poste. Le montant total des vols commis par l’organisation est estimé à plus de trois millions d’euros. En 2010, Darko Elez est condamné à une peine de neuf ans d’emprisonnement par le tribunal de Belgrade. De son côté, Slobodanka Tosic continue de se faire photographier. Puis, en août 2013, elle est arrêtée en même temps que 31 autres membres supposés du groupe « Darko Elez ». Parmi eux se trouvent des poids lourds du milieu criminel et des agents de police bosniaques, mais la playmate semble être une des principales cibles de l’opération. C’est du moins ce que suggère son nom de code : « Lutka », qui signifie « Poupée ». Extradée vers la Bosnie-Herzégovine, Tosic ne doit pas beaucoup goûter ce trait d’humour : elle risque dix ans d’emprisonnement. Son procès a débuté lorsque, en juillet 2014, la jeune femme prend la fuite.
En cavale
En juillet 2015, Slobodanka Tosic est de nouveau arrêtée, de nouveau extradée, et de nouveau jugée. Pour l’occasion, Dorde Zdarle est invité à témoigner. Il est extrait de la cellule où il purge enfin sa peine pour le meurtre de l’ancien paramilitaire de la République serbe de Bosnie. Et il semblerait que le caïd en veuille toujours à Miss Photogénique. Son témoignage est accablant. Non seulement Dorde Zdarle raconte avec minutie comment Slobodanka Tosic l’a attiré jusqu’à la maison où il a essuyé les coups de feu de Darko Elez, mais il décrit aussi la relation de Tosic et Elez en ces termes : « Elle ferait tout pour lui. Elle l’aimait, elle l’aime encore aujourd’hui. » En mars 2016, la Cour de Bosnie condamne Slobodanka Tosic à deux ans et demi d’emprisonnement. Celle-ci fait appel de la décision. Au second procès, Slobodanka Tosic se défend avec vigueur. Si la jeune femme concède connaître Darko Elez et Dorde Zdrale, elle nie avoir entretenu des relations amoureuses avec les deux caïds, ou participé à leurs activités criminelles : « Je ne savais pas ce qu’était la criminalité. Peut-être que je les intéressais à cause de ce titre de Miss… » Elle nie également avoir piégé Zdarle : « Je ne suis pas à la hauteur pour être impliquée dans cette histoire. »
Assignée à résidence, la jeune femme attend le verdict dans l’immeuble délabré qu’habitent ses parents à Han Pijesak, petite ville d’une région montagneuse de Bosnie orientale. Loin, très loin, des paillettes de sa vie de starlette à Belgrade. Elle a maintenant 30 ans et « des problèmes de thyroïde » qui, a-t-elle dit au juge lors d’une audience, ferait de sa vie en détention un véritable « calvaire ». Ni cet argument ni les autres ne convainquent : en juillet 2016, Slobodanka Tosic est de nouveau condamnée à deux ans et demi d’emprisonnement. Mais elle refuse de se plier à la décision du juge et s’échappe de la maison d’arrêt avant que les autorités aient pu la transférer en prison. Malgré le message d’alerte diffusé par Interpol, Slobodanka Tosic est toujours en cavale. Elle se terre quelque part en Serbie. En son absence, c’est sa mère, Jadranka, qui assure sa défense dans les médias. « Ma fille n’est pas une fugitive », déclare-t-elle au tabloïd serbe Blic le 1er février 2017. « Elle est allée en Serbie parce qu’elle avait perdu confiance dans le système judiciaire de la Bosnie-Herzégovine. Ma fille ne se cache pas, mais elle était fatiguée de tout cela. Elle se sent impuissante. » Jadranka Tosic affirme que sa fille est innocente et suggère que les caïds de la pègre ont essayé de se servir de sa popularité. Elle espère que « tout va bientôt se terminer par une fin heureuse ». Cependant, l’avocat de Slobodanka Tosic, Vlado Adamovic, est en train d’essayer de prouver que Dorde Zdarle est un témoin peu fiable et ce processus pourrait prendre trois ans.
Couverture : Slobodanka Tosic, assignée à résidence.