Les propos ayant servi à réaliser cette histoire ont été recueillis par Arthur Scheuer au cours d’un entretien avec Dario Cecchini. Les mots qui suivent sont les siens.
Solociccia
Dans ma famille, nous sommes bouchers de père en fils depuis huit générations. Je suis le dernier de cette lignée. Nous avons une boucherie dans un petit village du centre de la Toscane appelé Panzano In Chianti. C’est un très joli village de seulement 960 habitants, mais je travaille là où sont les bêtes. Dans ma famille, nous avons toujours mis un point d’honneur à respecter les animaux que nous donnons à manger. J’ai la conviction que le boucher a une responsabilité envers sa viande et cela passe d’abord par la qualité de vie des animaux. Pour être savoureux, ils doivent mener une vie confortable et avoir vécu longtemps.
C’est la raison pour laquelle je ne tue jamais les animaux trop jeunes. La vie est importante, la mort aussi. Il doivent avoir une « belle » mort, en quelque sorte. La viande est plus savoureuse quand l’animal est âgé. Je ne peux pas tuer les jeunes animaux. Des petits agneaux, des petits veaux, des petits porcs… non. Nous avons de bons champs ici, nous pouvons manger des animaux plus âgés. Je n’ai rien contre les bouchers qui pensent autrement, mais ce n’est pas dans ma philosophie de vie. Je pense qu’un artisan est le témoin de sa vie et de son travail. Moi, je cherche à être un bon artisan au quotidien. C’est comme ça que je fonctionne. Je traite ensuite l’animal en entier, du museau à la queue. On ne tue pas un animal pour une partie de son corps, ça n’a pas de sens. Mes deux restaurants ont des prix fixes, des horaires fixes et des menus fixes. Il n’y a pas de menu à la carte, tout simplement parce qu’on y mange tout l’animal [comme l’indique le menu della Vacca Intera, ou « vache entière », qui comprend six plats de viande, un steak florentin et des légumes de saison, le tout pour 50 euros]. Ce sont des tables conviviales, les gens mangent tous ensemble. C’est ma philosophie. La boucherie traditionnelle rencontre beaucoup de problèmes, en France comme ailleurs. Le boucher doit faire des choses simples mais aussi expliquer au client qu’il n’est pas possible de tuer un animal uniquement pour son filet ou sa paupiette. Tout l’animal est bon s’il est bien cuisiné. Ma grand-mère était cuisinière et j’ai mangé ma première côte à 18 ans pour mon anniversaire. J’ai été élevé entouré par les viandes exceptionnelles qu’elle préparait : l’aine, la queue, les tripes, les poumons… Tout ce dont les clients ne voulaient pas, elle en faisait des plats merveilleux. Des années plus tard, j’ai ouvert mon restaurant pour perpétuer la tradition familiale et la cuisine de ma grand-mère. Je voulais faire découvrir ces parties de la viande que les gens n’achètent pas.
Mais je ne suis pas le chef cuisinier. Je suis boucher, je fais quelque chose de simple et de traditionnel. Solociccia, mon premier restaurant, fête ses dix ans cette année. Il a ouvert un 14 juillet, une date symbolique car j’ai étudié la langue et la culture française.
Le filet, la côte et le reste
Pendant la Renaissance italienne en Toscane, il existait une corporation des arts et des métiers, l’Arte della Lana. Les artistes se mélangeaient aux artisans. Je me considère comme un bon artisan et je pense que l’artisan doit réaliser des choses simples : ma cuisine est simple, presque primitive. Le chef est libre de créer ses recettes comme bon lui semble mais moi, j’ai de grandes responsabilités. Je dois traiter l’animal correctement de son vivant et après sa mort. Je refuse de ne vendre que le filet et la côte. La boucherie est une tradition familiale chez nous, mais quand j’étais jeune, je ne voulais pas être boucher. Je voulais être vétérinaire dans mon petit village de campagne. J’ai fait trois ans d’études de vétérinaire, mais mon père et ma mère sont morts très jeunes et je suis resté seul. Je n’avais que 19 ans et j’ai pensé que la seule chance que j’avais de m’en sortir était de perpétuer notre tradition et de devenir boucher à mon tour. J’ai donc appris à devenir un bon boucher.
On pourrait penser que ces deux métiers sont aux antipodes, mais je ne crois pas. J’ai été élevé dans une famille de bouchers et jusqu’à mes 25 ans, le vétérinaire du village était aussi mon médecin. Je n’allais pas chez un médecin classique car les bouchers ont la même vie que les animaux. Je pense qu’un bon boucher doit avoir une bonne philosophie et chercher à la transmettre. Dans mon petit village, j’ai pu expliquer ma philosophie aux autres bouchers. Je sais que partout dans le monde, il y a beaucoup d’industries de la viande et peu d’artisans bouchers. À la différence des industries, les artisans bouchers prennent soin de bien se comporter vis-à-vis de l’animal. Je comprends très bien que beaucoup de gens aujourd’hui aient des problèmes éthiques avec le fait de manger de la viande. Les carnivores ont besoin d’une éthique car il n’y en a plus aujourd’hui. Mais s’il ne nous reste que l’industrie et l’élevage, ce n’est pas bon. Ce n’est bon ni pour la vie des animaux, ni pour nous. Je pense qu’il faut trouver une nouvelle manière de consommer de la viande. Nous sommes le seul animal au monde à avoir le choix. La vache, elle, ne mange que de l’herbe ! Nous pouvons choisir les animaux que nous mangeons. Si nous faisons le choix de manger mal, tout le monde fera pareil. Il est donc nécessaire de retrouver une éthique. Le plus difficile à expliquer aux gens, c’est que l’animal possède la même qualité partout. Le filet et la côte ne sont pas meilleurs que le reste du corps. Tout est bon ! L’animal est une harmonie dans son ensemble. Il y a un siècle, le plat de viande le plus consommé en Italie était le pot-au-feu. Aujourd’hui, ce sont les filets. Les goûts changent mais la viande reste la même.
De nos jours, tout le monde pense que le filet est meilleur que le pot-au-feu, meilleur que tout. Mais ce n’est pas vrai. Tout est très bon, si c’est bien préparé et cuisiné. Dans mes restaurants, je propose aussi des menus végétariens. Je suis pour la libre pensée. Si quelqu’un a envie d’être végétarien, ça ne me pose aucun souci. Moi, je suis carnivore. Je mange tout l’animal. Mais si mon voisin est végétarien, pas de problème. Il y a même des végétariens qui viennent à mon restaurant et me disent : « Je ne mange que ta viande ! » Je les respecte et c’est réciproque. Nous n’avons pas la même façon de penser, mais ils respectent la mienne car mon travail respecte l’éthique et la vie des animaux. D’après moi, la chose la plus importante n’est pas d’avoir une bonne viande mais d’avoir une bonne hygiène de vie, afin qu’on puisse élever la qualité des conditions d’élevage. Il faut faire un geste pour améliorer la qualité de vie des animaux dans l’industrie. Quand les animaux vivent bien, c’est bon eux, pour nous, pour notre argent, pour tout et tout le monde !
LISEZ ICI L’INTERVIEW DE DARIO CECCHINI
LE BARBECUE PRÉFÉRÉ DU MEILLEUR BOUCHER DU MONDE
Couverture : Dario Cecchini devant sa boucherie.