« Avec le bicentenaire de la mort de l’explorateur britannique Mungo Park qui approche, j’ai pensé que ce serait lui rendre un bel hommage que de recréer ses voyages dans l’Afrique de l’Ouest post-coloniale. J’ai l’intention de suivre le parcours tracé pour lui par l’African Association en 1795 pour découvrir le fleuve Niger et suivre son cours jusqu’à son delta, inconnu à l’époque. »
Quelques temps après avoir écrit ces mots, Chris Velten a disparu sans laisser de trace. C’était en avril 2003, quelque part près de Bamako, la capitale du Mali. Enfin pas exactement. Treize ans plus tard, plusieurs personnes disent avoir aperçu l’homme aujourd’hui âgé d’une quarantaine d’années, vivant et en bonne santé au Kenya, à près de 6 900 km et sept pays de l’endroit où il a disparu. Si ces témoignages sont avérés, comment cet ancien diplômé de zoologie brillant et charismatique s’est-il retrouvé de l’autre côté du continent africain ? Qu’a-t-il pu se passer dans les contrées chaudes et sauvages du Mali pour que le jeune homme au regard vif, âgé de 27 ans à l’époque, reste éloigné de sa famille et de ses amis jusqu’à ce jour ? Je me suis penché sur la vie et les ambitions de Chris avant de contacter sa sœur Hannah, qui continue de rechercher son frère à Nairobi. Car désormais, son monde est inextricablement lié à celui de l’explorateur perdu.
L’enfant du Sussex
Christian Carl Velten est né le 7 juillet 1975. C’était le second enfant de Tim et Pauline Velten, né 14 mois après sa grande sœur Hannah. Installés dans le décor idyllique de la campagne du Sussex de l’Est, en périphérie de Wadhurst, les deux enfants ont connu les joies de la vie rurale dans la ferme de la famille. Ils jouaient constamment, suivant des parcours du combattant ou faisant des bonds sur leurs vélos dans la basse-cour, quand ils ne causaient pas du grabuge quelque part autour de la maison – le lot de tous les enfants de la campagne. « Nous partagions la ferme avec mon oncle, donc nous avions nos cousins dans le coin », me raconte Pauline autour d’un café et d’une assiette de biscuits. Nous sommes assis dans sa charmante maison située aux abords d’Uckfield, un autre patelin du Sussex de l’Est. Les dessins de ses enfants sont fièrement exposés partout dans la maison. « Mais à part ça, nous étions pas mal coupés du monde… Christian et moi étions très proches car nous jouions tout le temps ensemble en plus d’être frère et sœur. On se ressemblait beaucoup ; les gens pensaient souvent que nous étions jumeaux. On passait tellement de temps ensemble… » Mais comme c’est souvent le cas avec les enfants, le temps passe trop vite et après l’école primaire, les vies d’Hannah et de Chris ont commencé à diverger drastiquement.
À l’âge de sept ans, Chris a été admis à la Holmewood House School. Au départ, il rentrait les week-ends, puis il est devenu pensionnaire à temps complet. À 11 ans, il est devenu pensionnaire à la Charterhouse School, une école privée fondée en 1611 où nombre d’élites anglaises ont étudié – dont Robert Jenkinson, Premier ministre du royaume de 1812 à 1827. « On ne se voyait plus beaucoup après ça », poursuit Hannah. « Lorsqu’il rentrait à la maison, quelque chose avait changé en lui… son odeur, ses cheveux… c’était différent. Ce n’était plus vraiment mon frère. Ça me faisait bizarre. » Hannah a suivi sa route, Chris a suivi la sienne, étudiant la zoologie à Édimbourg, où il a intégré l’équipe de boxe de l’université. Tales of Chris est un blog sur lequel ses proches et ses connaissances peuvent évoquer leurs souvenirs de l’homme qui a soudainement disparu de leurs vies. En lisant leurs posts, on prend la mesure de ce qui faisait de Chris un type en or : sa bonne humeur inébranlable, son solide sens de l’humour, sans parler de son tempérament aventureux. « Il était très doué avec les gens, il avait du charisme », se rappelle Pauline, sa mère. Ancien mannequin, elle est aujourd’hui juge de dressage et passionnée de jardinage. « Quand il entrait dans une pièce, tout le monde retrouvait le sourire car il était drôle, il faisait rire les gens. C’était un vrai personnage… je dis c’était… C’est un vrai personnage. »
Nombreux sont les anciens amis de Chris à faire écho à ces sentiments chaleureux, comme son ancien camarade d’Édimbourg Charlie Coghlan : « Après quelque verres, Chris a parié qu’il était capable de descendre une bouteille de sauce chili. On a versé la sauce dans un verre de vin et Chris l’a bue d’un trait. Il a dû boire des litres de bière et de vin pour calmer la douleur ! Il était complètement bourré quand on est rentré à l’appart’. » Mais Chris n’était pas qu’un simple blagueur. « Je l’ai vu au coude-à-coude avec un type qui a gagné le championnat de boxe universitaire dans sa catégorie cette année-là », se rappelle son ancien coloc de l’université Nick Blackford. « Le combat ne s’est arrêté que lorsque Chris s’est foulé la cheville. On savait que quelque chose d’incroyable se passait, on avait tous arrêté ce qu’on faisait pour regarder. Ça n’était jamais arrivé et ça n’est plus arrivé depuis. Il m’a donné l’exemple et j’ai continué la boxe pendant 15 ans après l’université ensuite. » Hannah a vu les nombreuses facettes du caractère de son frère. « D’un autre côté… » – dit-elle en parlant plus lentement, comme si elle pesait le sens de chaque mot avant de se décider à le prononcer – « Chris pouvait être très buté. Il était très… je ne dirais pas obsédé, mais il pouvait devenir agressif s’il pensait qu’il avait raison. Il était très direct avec les gens, il s’aimait beaucoup et il aimait avoir le contrôle des événements ; surtout lorsqu’il voyageait. Il était parfois très solitaire. »
Pendant les grandes vacances, Chris partait en voyage. Une fois, c’était un tour d’Europe avec deux amis durant lequel il a fini dans un commissariat bosniaque sous la menace d’une arme, pendant la guerre qui a fait rage dans le pays entre 1992 et 1995 – il était monté dans le mauvais train par erreur. Une autre fois, il a passé un an en Australie, à travailler comme guide lors de randonnées équestres et comme fermier sur une propriété de 400 hectares. Il a conduit le bétail dans les montagnes Bleues pendant deux semaines. Plus tard, il s’est aventuré profondément dans l’outback pour entraîner les pur-sang d’un éleveur pour les préparer aux courses hippiques de Brisbane. Sur la route, un violent orage a inondé la région que traversait son bus. Le véhicule s’est noyé dans la boue et les secours ont mis deux semaines à récupérer Chris. Son envie de voyager est devenue plus forte après l’université. Le jeune diplômé en zoologie a passé l’été 1996 à voyager en Afrique du Sud, au Zimbabwe, au Botswana et en Namibie avec ses amis. Deux ans après, il a passé 18 mois à explorer 27 îles dans les Antilles. Il y menait des recherches pour les besoins d’un ouvrage détaillé sur la faune caribéenne commandé par Penguin Books. À son retour, il a subvenu à ses besoins en servant des pintes dans un bar de Brighton, mais son contrat est tombé à l’eau. Penguin disait que le texte était trop académique, ils voulaient quelque chose de plus simple que les touristes pourraient assimiler facilement et emporter partout. Deux ans de travail remisé aux tiroirs, dont il n’a tiré aucun bénéfice. L’annulation a mis un coup à Chris, qui a alors redoublé d’efforts pour se faire un nom, du haut de ses 27 ans. « Je pense qu’après son périple dans les Caraïbes, il avait besoin de faire autre chose », dit Hannah. « D’entreprendre un grand projet. Quelque chose de dramatique. »
Bamako
« Bamako ! J’en ai marre d’entendre parler de cette saleté de Bamako », répondait Pauline à son fils lorsqu’il la serinait avec le voyage de Mungo Park, cet explorateur britannique méconnu. Alors installée en Cornouailles, Hannah a appris pour la première fois que Chris prévoyait de partir en expédition en Afrique en passant son coup de fil hebdomadaire à sa mère – qui y semblait totalement opposée. Elle avait de bonnes raisons de l’être. En 1795, Park s’embarqua dans ce qui était alors l’inconnu, pour repousser les frontières de l’exploration africaine. L’Écossais effectua une périlleuse mission au cours de laquelle il affronta des bandits touaregs et peuls avant d’être emprisonné quatre mois par les Maures.
La seconde expédition de Park, en 1805, fut plus tragique encore : il se noya dans des rapides à Boussa, au Nigeria, à seulement 34 ans. « Ce qui rend ses périples vraiment incroyables, c’est que contrairement à tous les explorateurs qui l’ont succédé, Park voyageait seul », a écrit Chris dans une note d’intention adressée à la maison de production pour laquelle il filmerait son aventure. « J’ai trouvé l’idée de relever un tel défi parfaitement irrésistible. C’est un personnage très inspirant et je suis fasciné par les motivations qui l’ont poussé à se lancer dans une mission aussi périlleuse et ambitieuse dans l’inconnu. Aucun Européen ne s’était alors embarqué dans une telle aventure. » Il ne fait aucun doute que l’expédition de Chris était audacieuse. Ce voyage de six mois l’entraînerait à travers les contrées les plus sauvages du Sénégal, du Mali, du Niger et du Nigeria, sur plus de 3 200 km qu’il parcourrait à pieds et, pour traverser le fleuve, en pirogue. Juste avant son départ, Hannah est rentrée à la maison (où Chris vivait depuis six mois avec ses parents pour faire des économies) depuis la Cornouailles pour lui dire au revoir. Elle se rappelle avoir été décontenancée de trouver sa chambre dans un tel désordre : des piles de livres, d’articles, de cartes et de dictionnaires – tous liés à son voyage – couvraient les moindres recoins de la pièce.
« Il avait méticuleusement planifié chaque jour, il n’avait rien laissé au hasard. Malgré ça, maman n’était toujours pas à l’aise avec cette idée », ajoute Hannah. « Mais Chris avait 27 ans. Qu’est-ce qu’on pouvait faire ? On ne pouvait pas l’empêcher de partir. »
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On estime à 250 000 le nombre de citoyens britanniques qui disparaissent chaque année, dont environ 425 à l’étranger. De toutes ces personnes, 91 % sont retrouvées dans les 48 heures et 99 % des affaires sont classées au cours de l’année. Mais c’est ce 1 % restant qui divise tant. Certaines disparitions, comme celles de Lucie Blackman en 2000 ou de Madeleine McCann en 2007, font les gros titres et donnent lieu à de longs articles. D’autres, comme celles de Ian Mogford en 1996 et d’Angela Reynolds en 2014, font à peine l’actualité. Malheureusement, c’est ce qui s’est passé avec la disparition de Chris.
Au début, personne ne s’est rendu compte qu’il avait disparu : avant son départ le 7 février 2003, il avait prévenu sa famille et ses amis qu’il y avait peu de chance qu’ils aient de ses nouvelles pendant sa traversée des contrées sauvages de l’Afrique de l’Ouest. Un cousin de Tim Velten avait un ami en Gambie, et Chris a passé un week-end chez eux avant que le véritable voyage ne commence. C’est la dernière fois qu’un membre de la famille l’a vu. Le voyageur n’avait pas emporté de téléphone portable pour son voyage – il disait qu’il n’aurait pas la possibilité de le recharger – et pas de GPS. C’était en 2003 et il n’existait pratiquement pas de connexions Internet accessibles dans ces endroits. Il transportait malgré tout de nombreuses batteries pour sa caméra, qui prenaient presque toute la place dans son sac à dos. La maison de production avec qui il était en rapport voulait qu’il soit accompagné d’un preneur de son et d’un cameraman, mais Chris a refusé. Il voulait y aller seul. Où qu’il aille – même dans les profondeurs de l’Afrique –, Chris inspirait la bienveillance, et beaucoup d’enfants qu’il a rencontrés durant ses voyages ont envoyé des lettres à l’adresse des Velten. C’était sa façon de nouer des amitiés et de se faire accepter par les communautés locales. Quand il tombait par hasard sur un téléphone, Chris en profitait toujours pour appeler la maison. Le 23 mars, il a téléphoné depuis la ville frontalière de Kita, l’une des capitales de la région de Kayes, dans l’ouest du Mali. Il avait déjà parcouru plus de 1 000 kilomètres. Il appelait pour souhaiter un joyeux anniversaire à sa mère et à son père, dont les dates de naissance tombaient à deux jours d’écart.
Il avait l’air d’aller bien. Jusque là, il avait utilisé un âne qu’il avait échangé contre une charrette quand le terrain était devenu trop escarpé pour l’animal. Son arrivée à Bamako était prévue quinze jours plus tard. Chris prévoyait de rejoindre ensuite le fleuve Niger, dont il suivrait le cours pendant le reste de son périple jusqu’à la côte nigérienne, à Brass Island. On l’a vu pour la dernière fois une semaine ou deux plus tard, marchant sur la route conduisant à Bamako – bien que d’autres témoignages situent la dernière position connue de Chris dans un café, lui aussi en périphérie de Bamako. Il n’y a plus eu de lettres. Plus de coups de téléphone.
Au départ, ses proches ne se sont pas inquiétés – ils n’attendaient pas son appel. Mais au bout de deux mois, ils se sont dit qu’il aurait dû avoir atteint une autre grande ville, peut-être Tombouctou ou Mopti. Son expédition devait prendre fin le 6 juillet, mais Chris n’était pas dans l’avion qui devait le rapatrier chez lui, le 22 juillet. L’inquiétude s’est lentement muée en anxiété, puis en actes. Ses parents ont contacté le Bureau des Affaires étrangères et du Commonwealth pour demander de l’aide afin de retrouver leur fils disparu. « Pendant tout ce temps, je téléphonais à l’office d’Afrique de l’Ouest du Bureau des Affaires étrangères », raconte Pauline au cours d’une longue conversation téléphonique que nous avons eue tard un soir – elle revenait d’une compétition de dressage. « L’homme à qui je parlais n’arrêtait pas de répéter : “Ne vous inquiétez pas, madame Velten. Si quoi que ce soit était arrivé, nous le saurions. Le Mali est un endroit sûr, il ne s’y passe jamais rien.” » Les mois qui ont suivi ont plongé la famille dans un mélange de confusion, de peur et de frustration infinies. Les quelques articles écrits au mois de septembre après la disparition de Chris parlent du « cauchemar de bureaucratie et de silence » des Velten. Ils se sont sentis exclus de la procédure et du dispositif habituellement employé par l’État dans la recherche de personnes disparues sur le territoire. Il leur a semblé qu’il n’y avait aucun protocole formel mis en place pour aider à retrouver un citoyen britannique disparu à l’étranger.
Le 16 août, la mère de Chris a téléphoné à la police du Sussex. La première chose qu’ils ont faite a été de fouiller la maison de la famille. « Ils nous ont dit que c’était parce que dans la plupart des affaires de personnes disparues, on les retrouve chez eux. Non mais vous y croyez ? » se désole Pauline. « C’est complètement ridicule. » Vicky Paterson a vécu avec Chris durant leur dernière année à l’université. Elle est devenue membre de la campagne Missing in West Africa | Christian Velten, et a aidé à mettre en ligne le site web. Elle est aussi parvenue à entrer en contact avec Violet Diallo, l’ancienne vice-consul général du Mali, dont le chauffeur – un homme du nom de Samake –, allait devenir le premier à se lancer sur les traces de l’explorateur disparu. Samake s’est rendu à Kita, le dernier endroit où Chris avait été précisément localisé. Là-bas, le chauffeur a pu retracer le chemin de Chris sur 200 kilomètres vers l’est, aux abords de Bamako, mais la piste s’est arrêtée là.
Pauline et Tim ont été mis en contact avec le chef d’un village malien et un sorcier.
À ce moment-là, Tim et Pauline voulaient désespérément savoir ce qui était arrivé à leur fils. Un ancien officier gorkha ainsi qu’un autre ex-colocataire de Chris, Sam Rice-Edwards, ont proposé leur aide. Une équipe a été formée et envoyée pour reprendre les choses où Samake les avait laissées. Durant sept semaines, ils ont voyagé à travers le continent, passant par Tombouctou et Gao. Leurs recherches se sont étendues sur plus de 1 120 kilomètres. Ils demandaient à tous ceux qu’ils croisaient et suivaient souvent des fausses pistes. À un moment du voyage, ils ont vu leurs espoirs ravivés quand ils ont appris qu’un homme blanc voyageant seul avait été repéré sur le fleuve, mais il s’est avéré être un Allemand menant sa propre expédition sur le Niger. Personne n’avait vu Chris et l’équipe a finalement été contrainte de rentrer à la maison les mains vides. Quelques mois plus tard, grâce à une série de connexions alambiquées parties d’un appel à la station de la BBC locale, Pauline et Tim ont été mis en contact avec le chef d’un village malien et un sorcier. « Il nous a dit : “Je pense qu’il peut retrouver la trace de votre fils” », raconte Pauline. « “Est-ce que vous avez quoi que ce soit que je peux utiliser pour retrouver sa trace ?” Quand Christian est revenu des Antilles, il s’était laissé pousser les cheveux, un peu comme des dreadlocks mais naturellement bouclés. Quand il a fini par les couper, j’en ai gardé une partie. Et je les ai envoyés à cet homme. » Le chef a quitté son village pendant deux années entières pour traquer les déplacements de Chris. Ce qu’il y a d’extraordinaire avec cette histoire – à part la durée étonnante pendant laquelle un pisteur malien était apparemment prêt à partir à la recherche d’un parfait inconnu –, c’est que la piste de Chris semblait se diriger vers le sud, en Guinée, et non à l’est en direction du Niger comme c’était supposé être le cas. Le pisteur a donné une information cruciale aux Velten par le biais d’un intermédiaire : Chris aurait été vu dans une gargote au bord de la grande route au sud de Bamako. En parlant au propriétaire de cette modeste auberge, le chef a appris qu’un grand groupe de mineurs d’argent avaient fait halte ici avec un Anglais parmi eux, « qui n’était pas leur prisonnier mais semblait sous leur contrôle ». L’étranger a donné son sac à dos bleu au propriétaire, qui l’a montré au chef. Le sac à dos de Chris était bleu lui aussi. Mais ce récit n’a jamais été corroboré par d’autres témoins, et Samake n’est pas parvenu à retrouver l’auberge en question, pas plus que son mystérieux propriétaire en possession du sac à dos bleu d’un voyageur anglais. La piste refroidissait une fois de plus. Mais il y a eu d’autres témoignages.
Un jour, un chauffeur de camion de l’association Islamic Relief, qui avait vu les photos de Chris diffusées dans la presse, a dit l’avoir possiblement repéré près de Gourma-Rharous, dans la région de Tombouctou. D’après l’article de la BBC : « Le chauffeur l’a remarqué depuis quelques mois et il sait qu’il se rend fréquemment au bourg le plus proche pour acheter des boîtes de sardines, après quoi il agit de façon bizarre. » Une autre fois, un homme visitant l’Angleterre depuis le Mali a dit avoir rencontré Chris personnellement, mais il est mort d’une insuffisance rénale avant de pouvoir entrer dans les détails. Au cours d’une conférence de presse à la même époque, Pauline Velten a fait part des espoirs de la famille de retrouver Chris : « Personne ne nous a dit que quoi que ce soit était arrivé à Christian et nous devons nous accrocher à cela. » La Cornouailles est bien loin du Sussex de l’Est – 11 heures de train et un gouffre culturel. Tandis que les recherches pour retrouver son frère étaient à leur zénith, Hannah se trouvait trop éloignée de l’action dans le West Country, prise par sa propre vie et sa carrière d’auteure bourgeonnante. Du fait de la distance, elle a été préservée de la valse cauchemardesque des hauts et des bas quotidiens dont Pauline et Tim ont fait l’expérience. Les pistes prometteuses et les espoirs anéantis, transmis continuellement par le fax qui vrombissait dans un coin de la maison. « C’est difficile à expliquer… Maman et papa vivait ça à chaque seconde en étant là-bas », dit-elle. « Leur maison était le QG des opérations. » « Une fois que les médias s’en désintéressent – parce qu’on n’a pas de nouvelles informations à leur donner –, les gens ont tendance à penser qu’il est évident qu’il ne reviendra pas. Tout le monde s’en va et reprend sa vie. Mais quand vous êtes la famille, la situation ne vous quitte pas d’une semelle. Vous n’avez nulle part où fuir. » Hannah confesse que pour préserver sa santé mentale, elle a dû se dire que Christian était mort. « Je me suis même convaincue qu’il avait dû être mangé par un hippopotame sur le fleuve, car c’était le scénario le plus facile à accepter. Pas de coupable. »
Le renard et l’étoile
« J’ai réfléchi longuement et durement à ce que je m’apprête à dire… Je détesterais vous donner une fausse piste mais je me souviens avoir vu ce visage en 2005, au Ghana… mais il était très maigre et il mendiait ! Il était posté au feu près de ma vieille maison (à Accra, la capitale du Ghana). D’habitude je les ignore mais c’était inhabituel de voir un mendiant blanc. J’ai baissé ma vitre pour lui demander quel était son problème et il m’a dit qu’il voyageait de pays en pays à la recherche de sa famille.
Je lui ai demandé d’où il venait et il m’a dit : “De France, je crois”, mais il parlait avec un accent anglais. Je lui ai demandé pourquoi sa famille était en Afrique et il m’a répondu qu’elle n’y était pas – il me donnait des réponses contradictoires et semblait très confus. Il a dit qu’il mendiait pour économiser et s’acheter un billet pour rentrer chez lui. Ce qui me fait dire que je suis sûre à 80 % que c’était votre frère, c’est ce qu’il disait quand il demandait de l’argent : “Vous êtes chrétienne, m’dame ? Pouvez-vous m’aider s’il vous plaît ? Mon nom est Christian…” »
Ce commentaire a été posté sur Searching For Chris Velten, une page Facebook créée par Hannah Velten en mars 2016, 13 ans après la disparition de Chris et dix ans après la fermeture de leur premier site web. Les raisons pour lesquelles les recherches ont repris après si longtemps reposent tout autant sur des convictions que sur de nouveaux témoignages. Elles sont intimement liées à Hannah, qui l’est elle-même étroitement au destin de son frère disparu. Les premières équipes de recherche sont revenues les mains vides, aucun acte de décès n’a jamais été publié pour Chris et il n’y a jamais eu d’enterrement. « Le pire dans tout ça, c’est de ne pas pouvoir faire son deuil », dit Hannah, des larmes embuant son regard intense et déterminé. « On avait de l’espoir, on n’a jamais vraiment pu tourner la page. »
En juillet 2015, elle a organisé une fête d’anniversaire pour les 40 ans de Chris, invitant tous ses amis et sa famille étendue pour rendre hommage à l’être cher qui a disparu de leurs vies. Pour elle, ça a été l’élément déclencheur. Quelques années plus tôt, Hannah était tombée par hasard sur des photos de Chris en faisant du rangement sur son ordinateur portable. L’une d’elles était une photos de son frère aux Antilles. En sueur, il fixe l’objectif en tenant dans ses mains un serpent de deux mètres. Elle aimait la photo et l’a publiée sur son blog professionnel – un coin tranquille d’Internet sur lequel elle montre des exemples de son travail en tant que biographe (une carrière précipitée par le besoin de raconter l’histoire de Chris). Un site que peu de gens visitent ou lisent hormis ses clients, ses amis ou sa famille. Avance rapide jusqu’à cette année. Ayant retrouvé espoir, Hannah a décidé de se convaincre à nouveau que Chris était vivant. Ils n’ont après tout jamais reçu de preuve concluante suggérant le contraire. Elle est allée à la radio et a lancé les comptes Twitter et Facebook de Searching for Chris.
Cette impulsion a ravivé l’intérêt de la presse, grâce à laquelle une activiste environnementale kényane du nom de Raabia Hawa a entendu parler des recherches. Hannah raconte ce qu’il s’est passé ensuite : « Elle a pris contact avec moi via un ami commun et m’a dit : “Je connais les photos que vous avez postées. Celle du garçon avec l’anaconda, je l’ai déjà vue. Il y a environ deux ans, il m’a envoyé une demande d’ami sur Facebook.” » Hélas, ne le connaissant pas, Raabia a supprimé l’invitation et tous les efforts déployés depuis pour retrouver le compte ont échoué. La signification de cette histoire a mis du temps à infuser. Ce n’est qu’après quelques jours qu’Hannah a réalisé que seul Chris aurait pu utiliser la photo. Il aurait pu traquer sa famille en ligne, suivre son travail et trouver une bonne photo de lui à utiliser sur les réseaux sociaux. Il avait peut-être contacté Raabia pour travailler à nouveau au contact de la faune – un contact utile à avoir si vous cherchez à vous établir dans ce genre de vie. Tout d’un coup, des témoignages de gens l’ayant aperçu ont afflué de Nairobi : on l’avait vu traîner dans les bidonvilles, sans abris, prêcheur dans un bus, ou entrant dans un hôtel avec une prostituée. Au début, Hannah était sceptique. Elle s’explique lors d’une conversation devant une nouvelle cafetière. « Vous savez… » commence-t-elle avant de se reprendre. « Enfin vous ne pouvez pas savoir, mais lorsque vous perdez quelqu’un, il y a beaucoup de gens qui vous disent l’avoir vu. C’est la nature humaine. Mais personne ne pouvait me montrer de photo ou de vidéo. Et sans ce genre de preuve, on ne peut rien faire. » Pourtant, l’image de Chris vivant et en Afrique est restée vivace dans son esprit. Hannah ne pouvait s’en défaire, surtout après la conversation avec la femme qui disait l’avoir vu près d’un feu rouge à Accra. « Il est certain que quelqu’un a trouvé Chris au Mali, s’est occupé de lui et l’a orienté dans la bonne direction, vers le Ghana, où il serait en sécurité [beaucoup d’ONG sont basées à Accra]. Elle a dit qu’il avait des coups de soleil, qu’il était sale et très maigre, comme s’il venait de sortir de l’hôpital. Quand il s’agit de votre frère… » Hannah s’interrompt. « Je ne peux pas trop y penser, ça me bouleverse trop. En tout cas, à ce stade, il était dans cet état. » « Ce qui explique pourquoi nous n’avions pas eu de nouvelles », continue-t-elle. « Certaines personnes pensent que lorsque Chris a disparu, c’était par choix et qu’il a profité du voyage pour se “perdre” et ne pas revenir, s’enfuir, je ne sais quoi. On sait qu’il n’aurait jamais fait ça, mais ce genre de témoignages prouvent que quelque chose s’est très mal passé et qu’à un certain point, il a perdu la tête. » En discutant avec Pauline, il est clair que cette histoire est vraie pour toute la famille : Chris a été attaqué, détroussé et frappé à la tête. Il a perdu la mémoire et l’esprit. Mais cette version des événements n’est pas sans faiblesses.
Pour quelle raison une personne ayant été agressée ne se présenterait pas à la première ambassade pour demander de l’aide ? Même si Chris avait perdu la mémoire et son bon sens après une terrible agression aux abords de Bamako, comment interpréter son voyage de toute évidence bien orchestré et sans passeport vers le Ghana, puis potentiellement le Kenya, à près de 7 000 km de là ? Le récit se heurte à nouveau un mur, pour Pauline comme pour Hannah, au moment où Chris retrouve la mémoire – ce qui, si l’on croit à l’histoire de la demande d’ajout sur Facebook, doit être arrivé. Pour accepter cela, la famille doit aussi accepter l’idée que Chris sait qui il est, et qu’il a donc délibérément décidé de ne pas renouer le contact avec son ancienne vie. Tout ceci est bien trop difficile à concevoir pour les Velten. « J’ai du mal à croire qu’il est au Kenya, pour être honnête », admet Pauline. « Je ne peux pas croire qu’il soit encore en Afrique. S’il est encore vivant, pourquoi resterait-il en Afrique si c’est c’est là qu’il s’est retrouvé coincé ? Je sais que lorsqu’il voyageait, il aimait toujours le moment de rentrer à la maison. Hannah semble penser que Chris pourrait croire qu’on ne veut plus de lui après tout ce temps, mais je n’y crois pas. Ça ne lui ressemble pas. Je ne sais pas. Personne n’en sait rien », finit-elle par concéder. L’espace d’un instant, la fatigue s’immisce dans ses paroles mesurées et son raffinement. Hannah est plus passionnée. Le feu de la conviction de savoir son frère vivant brûle en elle. Ces derniers mois, elle a fait publier des appels à se manifester destinés à Chris dans tous les grands journaux kényans : The Standard, The Star et The Nation, sans compter. Aujourd’hui, son téléphone est toujours allumé, posé contre la fenêtre à l’endroit où la réception est la meilleure, au cas où Chris appellerait sur un des deux numéros indiqués dans l’annonce et qui le mettrait en communication avec la British High Commission à Nairobi, puis avec Hannah. « C’est devenu si personnel », dit-elle alors que l’interview touche à sa fin. Nous avons bu beaucoup de café et je dois prendre un train pour Londres. « J’ai peur de m’être trop investie dans tout ça. J’ai tout donné. Mais je me dis que si c’est ce que je dois faire pour récupérer Chris, alors… » Elle s’éteint à nouveau. « Je n’arrive pas à croire qu’il ne se manifeste pas. Je dois, je dois juste… je ne sais pas. » Je lui demande si elle croit au destin. Hannah prend un moment pour réfléchir à ma question, la répétant à haute voix pour elle-même, comme si elle réexaminait ces années de manque et de douleur sous un angle nouveau, peut-être cosmique. « Oui », finit-elle par dire. « Je crois que Christian doit être retrouvé, à présent. Mais à ce stade, je ne sais pas ce que tout cela signifie. Je ne sais pas pourquoi il nous a fallu vivre avec tout cela pendant 13 ans. Si j’y pense trop, ça me met en colère. Mais il y a forcément une raison, parce que je ne peux pas croire qu’il traverserait tout ça pour rien. »
Avant mon départ, Hannah me montre un livre que quelqu’un lui a récemment envoyé, lorsqu’elle a repris les recherches. The Fox and the Star (Le Renard et l’étoile) raconte l’histoire de l’amitié entre un renard solitaire et l’étoile qui le guide à travers une forêt profonde, dense et incroyablement noire. Une nuit, l’étoile n’est pas là et le renard désespéré est forcé de se confronter seul aux ténèbres froides de la forêt. Il se lance dans un périple pour retrouver son amie perdue, vers un lieu bien au-delà du monde qu’il connaît. En route, le regard découvre des bois peuplés de nouveaux amis, de nouvelles aventures, et ce n’est que lorsque l’animal finit par accepter la disparition de son amie et apprécier la vie à nouveau que son rêve le plus cher se réalise : un immense et brillant ciel rempli d’étoiles.
Les recherches pour Chris Velten se poursuivent. Si vous pensez avoir la moindre information sur ce qui est advenu de lui, vous pouvez contacter Hannah via sa page Facebook : Searching for Chris Velten.
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Explorer Lost », paru dans Love Nature. Couverture : Chris Velten. (Ulyces)
SUR LES PAS D’UN AVENTURIER FRANÇAIS DISPARU EN ALASKA
François Guenot avait 35 ans, c’était un explorateur et un idéaliste. Disparu dans les contrées sauvages d’Alaska, Brendan Borrell est allé sur ses traces.
Le matin du 26 mai 2014, deux biologistes de l’État d’Alaska étaient à bord d’un hydravion Cessna, comptant les poissons depuis le hublot de l’appareil. Le pilote les menait à travers la péninsule alaskaienne, qui s’avance telle un harpon de terre recourbé vers l’extrémité sud-est de la Russie. Ils étaient maintenant près de la baie Kamishak, sur la côte nord du parc national de Katmai.
I. L’aventurier français
Vu d’en haut, le paysage de la péninsule ressemble à un soufflé dégoulinant, un oreiller craquelé et ridé de toundra mousseuse, perforé de centaines de lacs pareils à des tâches d’encre. Au loin, les biologistes pouvaient voir des glaciers se détacher des flancs du mont Douglas, le volcan de 2 140 m qui garde l’un des plus périlleux passages d’eau : le détroit de Chelikhov. Aucune route ne mène jusqu’ici, et pour atteindre le village le plus proche, il faut marcher pendant plusieurs jours dans la nature sauvage, à travers une jungle d’aulnes infestée de grizzlis.
Soudain, l’un des hommes a aperçu les flotteurs en liège blancs d’un filet de pêche. « Ouah ! C’est un filet maillant », a crié Glenn Hollowell à son compagnon, Ted Otis, par-dessus le vrombissement du moteur. Le filet était tendu en travers de l’embouchure d’Amakdedori Creek, interdisant tout accès. Ils regardaient, incrédules, cette violation flagrante des réglementations sur la pêche, dans un endroit où des saumons rouges étaient censés arriver d’ici deux semaines. La mer était remarquablement calme et le pilote a proposé de faire atterrir l’avion. Quand les biologistes ont débarqué sur la plage, ils ont été accueillis par un homme au large sourire parlant avec un fort accent français. « I am François ! » a-t-il lancé en leur tendant la main. François était un homme sec et musclé, d’environ 35 ans. Il avait un coup de soleil sur le nez, la barbe hirsute et un bandana était noué autour de son crâne presque chauve. Ses vêtements étaient sales et en piteux état, et il empestait un mélange de feu de bois et de sécrétions corporelles. On aurait dit un orphelin sauvage, un Petit Prince sorti de la puberté qui aurait passé trop d’années coincé dans le Sahara. Tandis que François conduisait les hommes vers le filet, il leur a dit qu’il venait juste de le relever et qu’il n’avait attrapé qu’un seul flet étoilé. « Il ne devait pas se rendre compte que c’était illégal », raconte Otis, qui travaille dans la région depuis la fin des années 1980. Otis a expliqué à François qu’il était obligé de confisquer le filet et de rapporter ce qu’il avait vu aux Alaska Wildlife Troopers, la division de la police en charge de la protection de la faune et de la flore dans l’État. « Vous avez des papiers ? » lui a-t-il demandé.