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Care-o-bot
Je suis à Hatfield, dans le Hertfordshire, devant une maison en apparence banale, au milieu d’un quartier résidentiel. Mais une fois le portail franchi, je suis accueilli par un petit être trapu qui m’arrive à peine aux épaules. Il est noir et blanc et ressemble vaguement à un pingouin – pour être honnête, il me rappelle surtout une pompe à essence au design étrange. « Il », c’est Care-O-bot. Il ne parle pas mais il m’accueille avec un message qui apparaît sur l’écran tactile placé sur son ventre. Care-O-bot me demande de le suivre dans la cuisine pour choisir une boisson fraîche puis il m’invite à prendre place dans le salon. Le petit robot ne tarde pas à me rejoindre. Une bouteille d’eau est posée sur son écran tactile, transformé en plateau pour l’occasion. Le domestique mécanique se déplace en silence grâce à des roues invisibles. Chaque fois qu’il perçoit la présence d’individus ou d’objets en mouvement dans son périmètre, il effectue une pirouette étrangement gracieuse.
Il s’approche de la table et déplie son unique bras pour attraper la bouteille d’eau et la placer en face de moi… ou presque. En réalité, il la pose à l’autre bout de la table, hors d’atteinte. Après cinq minutes passées en compagnie de Care-O-bot, j’ai déjà envie de me plaindre du service. Cette maison, qu’on surnomme la « maison robot », est la propriété de l’université du Hertfordshire. L’école l’a achetée il y a plusieurs années car le laboratoire du campus n’était pas l’endroit idéal pour mener une expérience grandeur nature. L’expérience en question vise à observer la réaction d’un individu vivant avec un robot. Et un quatre pièces perdu dans un quartier résidentiel offre un contexte beaucoup plus réaliste. Bien entendu, cette maison n’a rien de banale. Des capteurs et des caméras disposés dans tous les coins enregistrent les moindres faits et gestes des résidents. Les données sont ensuite transmises aux robots. Même les activités en cuisine et les tâches domestiques sont analysées, de l’ouverture à la fermeture des placards en passant par l’utilisation des robinets.
En résumé, ces dispositifs enregistrent tous les détails de notre activité quotidienne. Joe Saunders, membre du groupe de recherche en systèmes adaptatifs de l’université, compare Care-O-bot à un majordome. C’est vrai qu’il y a une ressemblance : après avoir déployé son puissant bras articulé, il le garde discrètement replié dans son dos tant qu’il n’en a pas l’utilité. « Il est assez puissant pour faire un trou dans un mur », explique Saunders avec entrain. « Mais c’est une version bêta, on espère que la version finale sera plus petite. » Même en version bêta, cette brute parfaitement apprivoisée a su se montrer utile auprès de 200 personnes âgées. Ces dernières ont pu interagir avec lui lors d’essais réalisés en France, en Allemagne ainsi qu’à Hatfield. Tony Belpaeme me fait remarquer que les robots d’aujourd’hui ne possèdent pas encore les compétences de base les plus indispensables, comme faire le ménage, aider les gens à s’habiller, etc. Ces tâches, qui peuvent paraître simples, sont compliquées à réaliser pour des machines. Les nouveaux modèles de Care-O-bot peuvent enfin répondre aux commandes vocales et parler. Ces nouvelles fonctionnalités sont un vrai soulagement car, pour être honnête, c’est le silence de Care-O-bot qui m’a le plus perturbé. Étrangement, qu’il me dise ce qu’il fait ou ce qu’il s’apprête à faire me rassurerait. J’ai rapidement pris conscience qu’il était difficile pour moi de savoir ce je ressentirais en vivant avec un être inanimé mais mobile. Du moins jusqu’à ce que la fraîcheur de l’expérience se dissipe. Serais-je capable de vivre avec une version avancée de Care-O-bot, qui soit vraiment apte à aller servir mon petit-déjeuner, faire la lessive et le lit ? Je n’en suis pas certain. Et qu’en est-il des tâches les plus intimes ? Si jamais je devenais incontinent, tolérerais-je que Care-O-bot répare les dégâts ? Si la confiance s’établie, pourquoi pas ? Ça me semble moins embarrassant que de demander à une vraie personne.
Après mûre réflexion, je pense que s’adapter à la présence physique d’un robot est la partie la plus facile. Ce qui pose problème, ce sont les sentiments qu’on développe à son égard. Kerstin Dautenhan, de la maison des robots de Hatfield, est professeure en intelligence artificielle à l’école d’informatique de l’université du Hertfordshire. « Ce qui nous intéresse, c’est d’aider les personnes qui vivent toujours chez elles et souhaitent y rester aussi longtemps que possible, tout en restant indépendantes », explique-t-elle. Ses robots ne sont pas conçus pour être des compagnons de vie mais elle reconnaît que, dans une certaine mesure, il le deviendront tôt ou tard. « Si un robot est programmé pour reconnaître nos expressions faciales et qu’il voit que vous êtes malheureux, il pourra s’approcher de vous. S’il est pourvu d’un bras, il essaiera de vous réconforter et vous demandera pourquoi vous êtes triste. » Kerstin Dautenhan précise qu’il s’agira d’une simulation de compassion. Je lui signale alors que les êtres humains acceptent volontiers l’affection de leurs animaux de compagnie mais elle me répond que la réaction d’un chien n’est pas programmée. C’est vrai. Cependant, les futures avancées en matière d’intelligence artificielle pourraient brouiller cette distinction, plus encore si un robot a été programmé pour se reprogrammer lui-même et choisir au hasard parmi un vaste panel d’objectifs, d’intentions et de personnalités.
« Agir socialement face aux systèmes interactifs fait partie de nous et de notre évolution », m’explique-t-elle. Elle est ravie de voir ses robots capables d’apporter un supplément de réconfort et de compagnie. Mais elle est aussi consciente que les services de soins aux budgets réduits ne s’alarmeront probablement pas si un robot semble se substituer au contact humain. Alors que je quitte la maison, tout cela m’inquiète et me laisse perplexe. Pourquoi devrais-je me scandaliser si les chiens, les chats, les robots-phoques et les Tamagotchi peuvent déjà imiter les sentiments aussi facilement ? Charlie, le robot avec qui j’ai j’ai joué à trier les aliments, a été conçu pour interagir avec les enfants tout en les aidant à en apprendre davantage sur leur maladie (Il est également utilisé avec des enfants autistes).
Lorsqu’on présente Charlie aux enfants, on leur explique que lui a encore beaucoup à apprendre sur leur syndrome : il possède quelques connaissances sur le diabète mais il lui arrive de faire des erreurs. Ils peuvent ainsi apprendre ensemble. « Ça rassure les enfants », explique Belpaeme. « Si Charlie fait des erreurs, ils peuvent le corriger et ils sont ravis de le faire ! » Les enfants créent des liens avec le robot. « Certains lui font des petits cadeaux, comme des dessins. Les rendez-vous à l’hôpital, qui étaient pénibles auparavant, peuvent devenir des moments que les enfants attendent avec impatience. » Les enfants prennent goût à cette forme d’apprentissage et sont plus attentifs que lorsque le savoir est transmis par le personnel médical. « D’après nos études, le robot n’est pas seulement une bonne alternative, c’est la meilleure solution. » Charlie ressemble à un humain de dessin-animé. De l’avis des chercheurs et de la majeure partie des gens, les robots doivent ressembler aux êtres humains de façon convaincante ou adopter une apparence totalement distincte. Plus une machine nous ressemble et plus nous nous en sentons proche – jusqu’à un certain point. Si sa ressemblance est imparfaite, elle tend à nous gêner. Les professionnels de la robotique parlent de la théorie de la « vallée dérangeante ». Pour faire court, si vous ne pouvez pas atteindre la perfection dans l’apparence de votre robot, n’essayez même pas. Mieux vaut qu’il ait l’air d’un robot. Cette perspective est rassurante. Une version de Charlie qu’on ne pourrait pas distinguer de vous et moi aurait de bonnes chances d’être rejetée. Cela ne veut pas dire qu’ils ne doivent pas imiter nos actes. Un robot qui ne bouge pas ses mains, par exemple, n’a pas l’air naturel. « Quand les gens parlent, ils ne restent pas immobiles », commente Belpaeme, en désignant Charlie et un enfant, absorbés dans une conversation. « Au-delà des lèvres et de la langue, les mains bougent aussi. »
La crainte que nous éprouvons en évoquant des adultes qui développent des relations avec des robots ne semble pas s’appliquer aux enfants. Pensez aux poupées, aux amis imaginaires et autres phénomènes similaires qui participent au développement normal d’un enfant. S’inquiéter parce que les enfants s’amusent à nouer des amitiés avec des robots me semble absurde. Alors pourquoi le suis-je lorsqu’il s’agit d’adultes ? « Je ne vois pas pourquoi avoir une relation avec un robot serait impossible, rien ne l’empêche selon moi », déclare Belpaeme. La machine nécessiterait d’être bien informée sur les détails de votre vie, vos centres d’intérêt et vos activités. Il faudrait qu’elle s’intéresse à vous et à personne d’autre. « Les robots actuels sont encore loin du compte », poursuit-il, mais il pense qu’un jour ils en seront capable. Malgré cela, Belpaeme a ses limites et ne souhaite pas que les relations hommes-machines soient préférées à la compagnies de nos pairs. Pourtant, de nombreux enfants préfèrent déjà passer du temps avec leur ordinateur plutôt qu’avec leurs camarades.
Les hommes irrationnels
Au final, la question n’est pas de savoir si je voudrais ou non d’un robot pour me tenir compagnie et prendre soin de moi. Mais plutôt si j’accepterais qu’il le fasse. C’est une simple question de culture. Prenez les Japonais, par exemple : ils sont très à l’aise avec les robots et ne se posent pas autant de questions que nous. Selon Belpaeme, il y a deux explications à cela. La première est que la religion shinto les amène à croire que les objets inanimés possèdent une âme. Belpaeme privilégie cependant la deuxième, issue d’une interprétation plus moderne : la culture populaire. Au Japon, pléthore de films et de séries mettent en scène des robots bienveillants.
Chez nous, les robots qu’on voit à la télévision sont souvent mal intentionnés. La notion de compagnie nécessite trois ingrédients : la présence physique, l’engagement intellectuel et l’attachement émotionnel. Le premier n’est pas un problème. Care-O-bot déambule dans la maison, répond à ma voix et il est prêt à exécuter toutes les tâches que je lui confie. Et puis ça me fait un peu de compagnie, ce n’est pas désagréable. Le second est plus problématique. La compagnie intellectuelle exige un peu plus qu’un blabla sur la météo ou sur ce que je veux boire. Mais l’intelligence artificielle évolue rapidement : en 2014, un « chatbot » se faisant passer pour un garçon de 13 ans aurait été le premier à passer le test de Turing, du nom de son créateur Alan Turing. Lors de ce test, une machine doit parvenir à faire croire à son interlocuteur qu’elle est un être humain. Ceci étant dit, seul un tiers des membres du panel se sont faits avoir. Eugene – c’était le nom du chatbot – a convaincu 33 % des juges, et ce résultat ne fait toujours pas l’unanimité aujourd’hui. Si l’on souhaite avoir une conversation satisfaisante avec une machine, on se heurte vite à une barrière : son absence de point de vue. C’est plus subtil que de formuler des réponses bien tournées à des questions difficiles, ou de déballer des opinions au hasard. Un point de vue est quelque chose de singulier, qui se développe et s’étend sur plusieurs échanges.
Ce qui m’amène au troisième ingrédient, sans doute le plus délicat : l’attachement émotionnel. Je ne remets pas en cause la faisabilité de la chose : cela arrivera un jour. Dans Her, un homme tombe amoureux du système d’exploitation de son ordinateur. Samantha n’est même pas un robot, sa présence physique se résume à l’interface de l’ordinateur. Pourtant, aussi étonnant que ce soit, l’histoire est très plausible. Dans le monde réel, il n’y a pour l’instant aucun cas avéré de ce genre de relation. Mais à travers leurs tentatives de développement d’une psychothérapie informatisée, certains psychologues en ont involontairement posé les jalons. Cela remonte au milieu des années 1960, lorsque le regretté Joseph Weizenbaum, un informaticien du MIT, a mis au point le programme ELIZA. Il était capable de tenir des conversations psychothérapiques. Depuis, d’autres ont continué à développer son héritage. La pertinence de ce projet n’est pas vraiment due à son succès mais plutôt au phénomène de transfert : les patients ont tendance à tomber amoureux de leur thérapeute. Et si ce thérapeute est un robot… que va-t-il se produire ? La qualité et la signification d’un tel attachement sont les problèmes clés. Les relations auxquelles j’accorde de l’importance – ma femme, mes amis, mon éditeur – sont le résultat de mon interaction avec d’autres personnes, d’autres systèmes de vie. Ce sont des êtres constitués d’une infinité de molécules à base de carbone, de protéines et d’acides nucléiques. Mais en tant qu’ardent matérialiste, je ne peux soutenir la vision vitaliste qui dit que les êtres vivants possèdent certaines particularités qui ne peuvent être expliquées en des termes purement physiques et chimiques. Donc si le silicone, le métal et les circuits complexes peuvent générer un répertoire émotionnel semblable à celui des humains, pourquoi faire la distinction ?
Pour le dire sans détour, je serais prêt, dans les années à venir, à accepter de recevoir des soins de la part d’une machine – à condition de pouvoir m’y fier, de la comprendre et d’être sûr qu’elle pense avant tout à mes intérêts. Mais c’est la partie réfléchie de mon cerveau qui parle. L’autre partie hurle : « Qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? Quel genre d’abruti peut envisager une chose pareille ? » Les résultats de mon enquête me mettent mal à l’aise. D’un côté, je pourrais envisager d’avoir un robot qui prenne soin de moi, pourtant de l’autre, cette perspective m’est désagréable pour des raisons que je ne peux rationnellement pas expliquer. Et c’est bien là le propre de l’humanité : l’irrationnel. Mais qui s’occupera des hommes irrationnels lorsqu’ils seront vieux ? Sans doute Care-O-bot, car lui ne fait pas de différence entre les humains.
Traduit de l’anglais par Maureen Calaber d’après l’article « The one-armed robot that will look after me until I die », paru dans Mosaic. Couverture : le Sunflower et le Care-O-Bot, deux prototypes de robots. Crédits : Thomas Farnetti.
INTERVIEW D’ELON MUSK, L’HOMME QUI VEUT EMPÊCHER LES MACHINES DE PRENDRE LE POUVOIR
En créant OpenAI, une équipe de recherche à but non lucratif, Musk et Y Combinator espèrent limiter les risques de dérive en matière d’intelligence artificielle.
Comme si le domaine de l’intelligence artificielle (IA) n’était pas déjà assez compétitif – avec des géants comme Google, Apple, Facebook, Microsoft et même des marques automobiles comme Toyota qui se bousculent pour engager des chercheurs –, on compte aujourd’hui un petit nouveau, avec une légère différence cependant. Il s’agit d’une entreprise à but non lucratif du nom d’OpenAI, qui promet de rendre ses résultats publics et ses brevets libres de droits afin d’assurer que l’effrayante perspective de voir les ordinateurs surpasser l’intelligence humaine ne soit pas forcément la dystopie que certains redoutent.
Les fonds proviennent d’un groupe de sommités du monde de la tech, parmi lesquels Elon Musk, Reid Hoffman, Peter Thiel, Jessica Livingston et Amazon Web Services. À eux tous, ils ont promis plus d’un milliard de dollars destinés à être versés au fur et à mesure. Les co-présidents de l’entreprise sont Musk et Sam Altman, le PDG d’Y Combinator, dont le groupe de recherche fait aussi partie des donateurs – ainsi qu’Altman lui-même. Musk est célèbre pour ses critiques de l’IA, et il n’est pas surprenant de le retrouver ici. Mais Y Combinator, ça oui. Le Y Combinator est l’incubateur qui a démarré il y a dix ans comme un projet estival en finançant six startups et en « payant » leurs fondateurs en ramens et en précieux conseils, afin qu’ils puissent rapidement lancer leur business.
Depuis, YC a aidé à lancer plus de mille entreprises, dont Dropbox, Airbnb et Stripe, et a récemment inauguré un département de recherche. Ces deux dernières années, l’entreprise est dirigée par Altman, dont la société, Loopt, faisait partie des startups lancées en 2005 – elle a été vendue en 2012 pour 43,4 millions de dollars. Mais si YC et Altman font partie des bailleurs et qu’Altman est co-président, OpenAI est néanmoins une aventure indépendante et bien séparée. En gros, OpenAI est un laboratoire de recherche censé contrer les corporations qui pourraient gagner trop d’influence en utilisant des systèmes super-intelligents à des fins lucratives, ou les gouvernements qui risqueraient d’utiliser des IA pour asseoir leur pouvoir ou même oppresser les citoyens. Cela peut sembler idéaliste, mais l’équipe a déjà réussi à embaucher plusieurs grands noms, comme l’ancien directeur technique de Stripe, Greg Brockman (qui sera le directeur technique d’OpenAI) et le chercheur de renommée internationale Ilya Sutskever, qui travaillait pour Google et faisait partie d’un groupe renommé de jeunes scientifiques étudiant à Toronto sous la houlette du pionnier du système neuronal Geoff Hinton. Il sera le directeur de recherche d’OpenAI. Le reste des recrues comprend la crème des jeunes talents du milieu, dont les CV incluent des expériences au sein des plus grands groupes d’étude, à Facebook AI et DeepMind, la société d’IA que Google a récupérée en 2014. Open AI dispose aussi d’un prestigieux panel de conseillers dont Alan Kay, un scientifique pionnier de l’informatique. Les dirigeants d’OpenAI m’ont parlé du projet et de leurs aspirations. Les interviews se sont déroulées en deux parties, d’abord avec Altman seul, ensuite avec Altman, Musk et Brockman. J’ai édité et mixées les deux interviews dans un souci de clarté et de longueur.