CIJA
L’enquêteur a fait le voyage une bonne centaine de fois, dans la même camionnette cabossée et toujours à vide. Il parcourt une soixantaine de kilomètres jusqu’à la frontière turco-syrienne en passant par onze barrages rebelles, si bien que les soldats le considèrent presque comme un gars du coin, lui, cet avocat que les malheurs de la guerre poussent à faire la navette sur cette section de route. Il leur apporte parfois des friandises ou de l’eau, et il veille toujours à les remercier de protéger les civils comme lui. En cet après-midi d’été, il transporte plus de 100 000 documents officiels du gouvernement syrien, retrouvés cachés au fond de puits, dans des caves ou des maisons abandonnées. Il prend la route au coucher du soleil. Pour les combattants des barrages, il est presque invisible. Trois véhicules de reconnaissance sont partis devant et l’un d’eux confirme par radio ce que l’enquêteur s’attendait à entendre : il n’y a plus d’autre barrage en vue. Comme d’habitude, la frontière est fermée mais les soldats du pays voisin lui font signe de passer. Il fait route jusqu’à l’ambassade d’un pays occidental où il dépose son chargement pour qu’il soit envoyé avec les plus grandes précautions de sécurité à Chris Engels, un avocat américain.
Engels s’attend à ce que les documents contiennent des preuves qui lient de hauts responsables syriens à des atrocités de masse. Après une décennie passée à former des praticiens internationaux de la justice pénale dans les Balkans, en Afghanistan et au Cambodge, Engels est aujourd’hui à la tête de l’unité chargée des crimes du régime syrien au sein de la Commission pour la justice internationale et la responsabilité (CIJA), un organisme d’enquête indépendant fondé en 2012, un an après le début de la guerre en Syrie. Ces quatre dernières années, les employés de l’organisation ont fait sortir illégalement de Syrie plus de 600 000 documents officiels, dont une bonne part proviennent d’installations top-secrètes des services de renseignement syriens. Les documents sont ensuite transférés au siège du groupe, situé dans un immeuble discret en Europe de l’Ouest, parfois sous protection diplomatique. Chaque page est scannée, on lui assigne un code barre et un numéro, puis elle est entreposée au sous-sol. Un déshumidificateur ronronne en permanence dans la salle des preuves.
À l’extérieur, une petite boîte contient de la mort-aux-rats. À l’étage, dans une pièce sécurisée par une porte métallique, les murs sont recouverts de cartes détaillées de villages syriens et les rôles de plusieurs suspects au sein du gouvernement syrien sont décrits sur un tableau blanc. La nuit, des dizaines de classeurs remplis de déclarations de témoins et de documents traduits sont enfermés dans un coffre-fort ininflammable. Engels (41 ans, chauve et athlétique) supervise l’opération avec une discrétion et une précision de tous les instants –analystes et traducteurs sont sous son autorité directe. Le travail de la commission a récemment accouché d’un dossier juridique de 400 pages qui relie la torture et l’assassinat de dizaines de milliers de Syriens à un ensemble de directives approuvées par le président Bachar el-Assad, coordonnées par ses agences de renseignement et de sécurité intérieure et mises en place par des fonctionnaires du régime qui livrent des rapports sur leurs activités à leurs supérieurs à Damas. Le dossier relate des événements qui prennent place quotidiennement en Syrie, à travers les yeux d’Assad, de ses collaborateurs et de leurs victimes. Il apporte les preuves d’actes de torture approuvés par l’État, d’une étendue et d’une cruauté presque inimaginables. Ces exactions ont été signalées maintes fois dans le passé par des Syriens qui y ont survécu, mais ils n’avaient jamais pu être rattachés à des ordres signés jusqu’ici.
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Stephen Rapp a été responsable de l’accusation aux tribunaux pénaux internationaux du Rwanda et de Sierra Leone avant de travailler comme ambassadeur itinérant des États-Unis pour les crimes de guerre pendant six ans. « Les documents de la CIJA sont plus fournis que tout ce que j’ai pu voir et que toutes les affaires judiciaires que j’ai suivies dans la région », m’a-t-il assuré.
Cette affaire est la première enquête internationale sur les crimes de guerre réalisée par une agence indépendante comme la CIJA et financée par des gouvernements sans mandat judiciaire. Le fondateur de l’organisation, Bill Wiley – un Canadien spécialisé dans l’enquête sur les crimes de guerre qui a travaillé pour plusieurs grands tribunaux internationaux –, en a eu assez de la paperasse administrative qui accompagne les poursuites judiciaires. Il s’est alors dit que la collecte de preuves pouvait être réalisée avant même qu’il y ait une volonté politique d’engager des poursuites. Seul le Conseil de sécurité de l’ONU est habilité à remettre le dossier de la crise syrienne entre les mains de la Cour pénale internationale.
En mai 2014, la Russie et la Chine ont bloqué une proposition de résolution qui aurait accordé à la cour le pouvoir d’engager des poursuites pour les crimes de guerre commis par tous les acteurs du conflit. D’après Wiley, la commission a identifié un certain nombre « d’agresseurs présumés appartenant aux services de renseignement » entrés depuis sur le territoire européen. « La CIJA s’engage à accompagner les autorités nationales dans leurs poursuites pénales. » Compter le nombre de morts en Syrie est devenu presque impossible – Les Nations Unies ont renoncé à le faire il y a plus de deux ans –, mais les organismes qui surveillent le conflit estiment que le nombre de victimes s’élève à près d’un demi-million de personnes, un chiffre en constante augmentation chaque année. La guerre a vidé le pays et poussé presque 5 millions de Syriens à fuir vers les pays voisins et l’Europe, mettant à rude épreuve la capacité de ces derniers à offrir une aide humanitaire ainsi qu’un asile. Ce chaos a aussi joué un rôle fondamental dans la montée de Daech, l’organisation djihadiste la plus sanglante de toutes, qui utilise la Syrie comme base pour étendre la portée du terrorisme au monde entier. Au cours de l’automne dernier, Wiley m’a invité à examiner le dossier au siège de la commission à condition que je ne révèle ni son emplacement, ni l’identité des gouvernements qui aident à l’extraction des documents, ni le nom de ses employés – à quelques exceptions près.
La taupe
En décembre 2010, un vendeur de fruits de la campagne tunisienne a été poussé à bout par le harcèlement et les extorsions que les représentants du gouvernement lui faisaient subir quotidiennement. Le jeune homme de 26 ans s’est aspergé de white spirit et a craqué sans le savoir l’allumette qui déclencherait le Printemps arabe. Des centaines de milliers de citoyens du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, partageant sa rage et son désespoir, se sont soulevés contre une caste de rois et d’autocrates. Ils réclamaient des réformes démocratiques, des opportunités économiques nouvelles et la mort de la corruption. « Ce que vous observez dans la région est une sorte de maladie », confiait Bachar el-Assad au Wall Street Journal à la fin du mois de janvier 2011. Jusqu’ici, la Syrie demeurait stable, ce qu’Assad attribuait à l’attention qu’il portait aux « convictions du peuple », avant d’ajouter : « C’est un enjeu essentiel. Lorsqu’il y a un décalage entre votre politique et les intérêts du peuple, le vide qui en résulte crée des turbulences. » En vérité, la confiance d’Assad était plus probablement due aux compétences de l’appareil de renseignement syrien, qui a permis à sa famille de se maintenir au pouvoir depuis 1971. Il n’est pas le seul autocrate de la région à faire confiance à ses forces de sécurité. Puis la dictature égyptienne s’est effondrée, et le Conseil de sécurité de l’ONU a voté en faveur d’un examen de la situation en Libye par la Cour pénale internationale. Mouammar Kadhafi était au pouvoir depuis 42 ans.
En mars, les forces de l’OTAN ont mené une série de bombardements en Libye. Pendant ce temps en Syrie, le peuple a commencé à demander au gouvernement de faire des concessions, d’abord tranquillement. Le pays avait passé 48 ans sous la loi martiale et la notion de manifestation lui presque était étrangère. Les protestations ont été accueillies par des gaz lacrymogènes et des balles, et elles ont rapidement rassemblé des dizaines de milliers de personnes. Le 30 mars 2011, Assad s’est adressé au peuple depuis la rotonde du parlement syrien. Il venait tout juste de dissoudre son gouvernement et beaucoup s’attendaient à ce qu’il annonce des réformes libérales. Au lieu de quoi il a fait part de son intention de réprimer la contestation dans la tradition brutale de son père, Hafez el-Assad. « La Syrie fait face à une immense conspiration », a-t-il déclaré, « dont les tentacules s’étendent » jusqu’aux puissances étrangères qui complotent afin de détruire le pays. « Il ne s’agit pas d’une théorie du complot », a-t-il ajouté. « Il y a bel et bien un complot. » Il a conclu son discours sur cette directive sinistre : « Enterrer la rébellion est un devoir national, moral et religieux, et tous ceux qui peuvent y contribuer mais ne le font pas sont des rebelles. Aucun compromis n’est possible. »
Deux jours plus tard, les protestations se sont intensifiées dans tout le pays. Assad avait déjà réuni une commission de sécurité secrète afin de coordonner la répression, la Cellule centrale de gestion des crises. Son président, Mohammed Said Bekheitan, est après Assad le plus haut fonctionnaire du parti Baas au pouvoir. Ses autres membres, tous des proches de la famille Assad, se succèdent régulièrement aux plus hautes fonctions de l’armée, des ministères et de l’appareil de sécurité et de renseignement du pays. Chaque nuit, la cellule de crise se réunissait dans un bureau austère situé au rez-de-chaussée du siège régional du parti Baas, dans le centre de Damas, pour discuter des stratégies à adopter pour mater la rébellion. Ils exigeaient des informations détaillées sur chaque manifestation, sollicitant des rapports de la part des comités de sécurité et d’agents du renseignement des provinces où la contestation était la plus forte. Le groupe a décidé d’engager quelqu’un pour traiter toute cette paperasse. L’un des candidats au poste était Abdelmajid Barakat, un jeune homme de 24 ans aux cheveux gominés. Barakat, fraîchement diplômé d’un master en relations internationales, travaillait à l’époque pour le ministère de l’Éducation. Durant son entretien en avril, un haut responsable du régime du nom de Salaheddine al-Naimi a parcouru son CV et lui a demandé s’il savait utiliser un ordinateur. Il lui a ensuite demandé ce qu’il pensait qu’il faudrait faire pour résoudre la crise. Barakat a répondu qu’afin d’éviter une riposte armée, le gouvernement devrait céder sur plusieurs points et mettre en place des réformes modérées. Il ont engagé Barakat, qui en a été le premier surpris.
À l’université, il avait été questionné par les services de renseignement militaire, qui le soupçonnaient d’être impliqué avec ses amis dans des actions politiques antigouvernementales. Au début des troubles dans le pays, il avait rejoint l’un des premiers groupes révolutionnaires organisés. Dans la précipitation du régime à vouloir rendre sa cellule de crise plus efficace, ils ont employé un membre de l’opposition pour traiter les documents confidentiels provenant de tout le pays. Chaque jour, plus de 150 pages atterrissaient sur le bureau de Barakat, qui devait cataloguer la moindre menace présumée contre le pouvoir d’Assad – graffitis, publications Facebook, protestations – mais aussi de véritables dangers, comme l’existence de groupes armés. Barakat devait tout lire puis écrire des synthèses que Naimi transmettait aux membres de la cellule de crise en guise de feuille de route avant chaque réunion. Barakat n’a jamais été autorisé à participer aux réunions mais il en a vu les participants, et Naimi écrivait les procès-verbaux sur des feuilles à en-tête du parti Baas. Parmi les convives figuraient des membres hauts placés du parti Baas, le vice-président syrien et Maher, le frère cadet d’Assad –un commandant militaire colérique que l’Union européenne a identifié dans une liste des sanctions comme le « principal superviseur des violences exercées contre les manifestants ».
Peu après avoir commencé à travailler pour la cellule de crise, Barakat s’est mis à divulguer des documents.
Au terme de chaque réunion, la cellule de crise convenait d’un stratégie à adopter pour répondre aux problèmes de sécurité nationale. Bekheitan signait ensuite les procès-verbaux avant qu’un coursier ne les livre à Assad au palais présidentiel. Barakat a appris qu’Assad vérifiait chaque proposition avant de la signer et de la renvoyer à la cellule de crise pour modification. Il faisait parfois des changements, supprimant certaines directives et en ajoutant d’autres. Il a également publié certains décrets sans consulter au préalable la cellule de crise. Barakat affirme qu’aucune décision sécuritaire, si infime soit-elle, n’était prise sans l’accord d’Assad. Peu après avoir commencé à travailler pour la cellule de crise, Barakat s’est mis à divulguer des documents. Le régime avait beau proclamer en public qu’il autorisait les manifestations pacifiques, des notes des services de sécurité montrent que les agents des renseignements prenaient pour cible des manifestants et des journalistes engagés en leur tirant dessus sans distinction. Barakat prenait ces notes en photo dans les toilettes et les envoyait à ses contacts dans l’opposition syrienne, qui les transféraient à leur tour aux organes de presse arabes. Son but était de dérober le plus d’informations possibles avant de quitter le pays. Mais chaque fuite augmentait les soupçons au sein du bureau et le risque que tôt ou tard, le régime découvre qu’il était une taupe.
Les enquêteurs
Un jour d’octobre 2011, Bill Wiley a rendu visite à un exilé libyen au Niger. Il avait reçu le coup de fil d’un ami lui transférant une requête du gouvernement britannique : la crise en Syrie se précipitait vers la guerre civile et on recherchait un homme pour former des militants dans la documentation de violations des droits de l’homme. Wiley a répondu à son interlocuteur que de nombreux groupes recensaient déjà les violences. Mais il avait une contre-proposition : il pourrait former les Syriens à la collecte de preuves idéales pour les poursuites judiciaires, en identifiant les criminels les plus haut placés. C’était une approche nouvelle : au lieu d’attirer l’attention du public sur les crimes, il voulait dénoncer les membres du gouvernement, avec ou sans autorisation de la communauté internationale. Le gouvernement britannique a accepté l’idée. La carrière de Wiley s’est déroulée dans une époque de renouveau du droit pénal international.
Depuis les procès de Nuremberg et Tokyo, il n’y avait eu aucune investigation internationale de grande envergure jusqu’à ce que les atrocités commises dans les Balkans au cours des années 1990 conduisent au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Wiley, qui a décroché un doctorat en droit pénal international à l’université de York tout en effectuant son service militaire dans l’armée canadienne – son mémoire portait sur les crimes de guerre et l’évolution du droit humanitaire international –, est devenu analyste au sein du tribunal. En 2002, il s’est rendu à Kigali pour enquêter sur les crimes de guerre au Rwanda et l’année suivante, il s’est retrouvé dans l’est de la République démocratique du Congo, en tant que premier enquêteur engagé par la Cour pénale internationale (CPI).
Wiley se considère comme « un homme de terrain, pas de bureau ». Il est grand, les cheveux blond vénitien, et il supporte l’incroyable niveau de stress qui accompagne son travail grâce à son amour des cigarillos cubains, une bonne dose d’humour noir ainsi qu’une excellente forme physique (à 52 ans, il soulève encore près de 150 kg). Tandis qu’il travaillait pour la CPI, il est arrivé à la conclusion que le système pénal international était frappé d’ « incompétence » dans ses plus hautes sphères. Depuis son lancement en 2002, la CPI a ouvert neuf enquêtes, dépensé plus d’un milliard de dollars et obtenu la condamnation de trois hommes : deux seigneurs de guerre et un ancien politicien, tous congolais. Après deux ans, Wiley, très déçu, s’est porté candidat à un poste de commissaire aux droits de l’homme pour les Nations Unies en Irak.
Le 19 octobre 2005, Wiley était assis dans le hangar d’une base militaire d’Amman, en Jordanie, attendant d’embarquer pour Bagdad. Un poste de télé diffusait les images du procès de Saddam Hussein. Il était au milieu d’un échange animé avec un juge et il insistait sur le fait qu’il était toujours le président de l’Irak. C’était le premier jour du procès de l’ancien dictateur. « Je ne m’y intéressais pas du tout », se souvient Wiley. La coalition internationale avait mis en place un tribunal spécial avec des juges et des procureurs irakiens afin d’organiser contre Saddam des poursuites judiciaires en accord avec les standards internationaux. Mais le gouvernement irakien a remplacé les juges qui semblaient favorables à la défense et, quelques jours après la présentation des avocats de Saddam par les journaux, deux d’entre eux ont été assassinés.
Début 2006, la coalition a engagé Wiley pour conseiller les avocats de Saddam, qui fondaient leur défense sur le fait que le tribunal lui-même était illégal. Ils boycottaient régulièrement les auditions et les suivaient à la télévision. Pour Wiley, le procès n’était « pas porté sur Saddam », il avait pour but d’ « envoyer un message à un pays rongé de l’intérieur par les conflits : désormais, l’Irak sera gouvernée selon les bases d’un État de droit ». Il a exhorté les avocats à revenir à Bagdad et à défendre leur client.
Finalement, les avocats de Saddam sont retournés au tribunal. Mais peu de temps avant la fin des auditions, un troisième avocat a été kidnappé : son corps a été retrouvé le lendemain, criblé de balles. Les membres de la défense pensaient que le gouvernement irakien était derrière tout ça, et ils ne se sont pas présentés pas pour les plaidoiries. Wiley a rédigé la défense de Saddam, et un avocat irakien nommé par la cour l’a lue durant le procès. « C’est un Canadien qui a écrit cette plaidoirie », a protesté Saddam, « je suis sûr que c’est un espion. » La cour allait évidemment condamner Saddam, mais Wiley a demandé à ce que sa vie soit épargnée. Sept semaines plus tard, le tyran était pendu dans une base militaire du nom de Camp Justice, par une assemblée de gardes chiites. Son corps a été livré à la résidence du Premier ministre, pour être exhibé lors d’une soirée. Wiley est resté à Bagdad deux ans de plus, à rédiger des requêtes de la défense pour les anciens membres du régime de Saddam. Un fonctionnaire du ministère de la Justice américain m’a confié que les efforts de Wiley pour la tenue de procès équitables étaient « presque héroïques ». Quand Wiley a quitté l’Irak en 2008, il a lancé le cabinet de conseil Tsamota, qui assiste les gouvernements occidentaux et les agences des Nations Unies dans la prévention des crimes de guerre dans des pays en crise. Pour cela, ils forment la police et les membres des services militaires, de sécurité et de renseignement pour qu’ils agissent conformément aux lois internationales.
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En novembre 2011, Wiley s’est rendu à Istanbul avec deux collègues de Tsamota pour former des Syriens au recueil de preuves utiles lors de poursuites pour crimes de guerre. Un consultant en sécurité de sa connaissance avait trié sur le volet une poignée de jeunes activistes et avocats syriens, qui avaient eux-mêmes été incités à recruter des gens de confiance. Wiley a été impressionné par leur courage, mais leurs méthodes étaient inefficaces. « À l’époque, ils couraient partout avec des appareils photos, des caméras et des smartphones pour filmer les attaques du régime dans les zones urbaines. Après quoi ils mettaient ça sur YouTube », m’a-t-il confié. « L’une des premières choses qu’on a faites, ça a été de leur expliquer que ces images ne pouvaient en aucun cas constituer des preuves recevables par un tribunal. Ils ont pris ces risques insensés pour rien et beaucoup de jeunes gens ont été tués ou blessés en prenant ces images. » Filmer des frappes aériennes sur un hôpital n’apporte aucune preuve que l’attaque a été planifiée par les responsables gouvernementaux que vise le système judiciaire international. « Nous devons établir leur culpabilité individuellement », explique Wiley. Des milliers de militaires Syriens avaient déjà déserté les rangs de l’armée, rejoignant des brigades formées de paysans, d’étudiants et de coiffeurs. Certains combattants fabriquaient leurs propres explosifs et lançaient des grenades avec des frondes géantes. L’armée du régime bombardait les quelques territoires tombés aux mains des rebelles. Plusieurs des activistes présents à la formation d’Istanbul vivaient dans ces zones assiégées. Wiley et ses collègues leurs ont appris à photographier et mesurer des impacts d’artillerie, estimer l’angle des impacts, collecter des fragments d’obus, identifier les armes utilisées et calculer l’endroit du lancement. Mais « les éléments principaux sur lesquels nous souhaitions qu’ils se concentrent étaient les documents officiels du régime », dit-il. D’après lui, il s’agit de « la reine des preuves dans les procès internationaux ».
Après les premières sessions d’entraînement, Wiley a sollicité Stephen Rapp, à l’époque ambassadeur itinérant en charge des crimes de guerre, pour s’entretenir avec la douzaine de Syriens présents. Les deux hommes s’étaient rencontrés une dizaine d’années auparavant alors qu’ils travaillaient au Tribunal pénal international pour le Rwanda. Autour d’un verre à Istanbul, Wiley et Rapp ont examiné le projet de création d’un organisme permettant de collecter des documents qui pourraient un jour être utilisés dans ces procès. Les Nations Unies ont mis en place une commission d’enquête sur les violations des droits de l’homme en Syrie, mais son mandat ne prend pas en compte d’éventuelles poursuites judiciaires. Plutôt que de se baser sur des documents, l’ONU compte sur des témoignages glanés dans des camps de réfugiés et par Skype. « La plupart des preuves qu’ils collectent ne sont pas valables lors d’un procès », selon Rapp, car l’ONU garantit l’anonymat aux témoins, et les procès sont publics. Quand les activistes et les avocats devenus enquêteurs sont retournés en Syrie, Wiley a établi les plans de la création de la CIJA et en a planifié le budget. Les Britanniques ont réaffirmé leur soutien, mais trouver d’autres appuis a représenté un vrai défi. Les gouvernements occidentaux allouent chaque année des centaines de milliers d’euros à des projets humanitaires, mais Wiley m’a raconté qu’on répondait toujours la même chose à ses demandes de financement : « Vos propositions sont déjà mises en place par les gouvernements, les Nations Unies et la Cour pénale internationale. » Finalement, avec le soutien de Rapp, la CIJA a obtenu trois millions d’euros de la part de l’Union européenne avant que l’Allemagne, la Suisse, la Norvège, le Danemark et le Canada ne s’engagent à pourvoir des fonds conséquents.
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LA VÉRITÉ SUR LES TORTURES COMMISES PAR LE RÉGIME SYRIEN
Traduit de l’anglais par Myriam Vlot et Antonin Padovani, d’après l’article « The Assad Files », paru dans le New Yorker. Couverture : Chris Engels et Bill Wiley à l’intérieur de la salle des preuves de la commission. (Ben Taub/Création graphique par Ulyces)