Sirius A est une étoile si brillante que longtemps son éclat a pudiquement dissimulé sa compagne, Sirius B, aux yeux des plus prestigieux astronomes occidentaux. Et il leur dissimulerait encore un autre objet céleste, Sirius C. Mais d’après les travaux des ethnologues Marcel Griaule et Germaine Dieterlen, certains membres du peuple dogon, qui vit dans le sud-ouest du Mali, connaissent leur existence depuis plusieurs siècles. Ainsi que celle des quatre plus grosses lunes de Jupiter et de l’anneau de Saturne. Un savoir inexplicable pour l’astrophysique telle qu’elle est comprise aujourd’hui…
Sirius B et Sirius C
Le grand et bel Orion partit un jour chasser avec Artémis sur l’île de Chios. Apollon, craignant que la déesse ne succombât à ses charmes, envoya alors un scorpion à ses trousses. Orion tenta d’abord de le tuer à coups de flèches et d’épée. Puis, décidant de se servir de la mer comme d’un bouclier, il plongea dans les flots et prit la direction de l’île de Délos. Quand Orion ne fut plus qu’un point noir à l’horizon, Apollon le désigna à Artémis et prétendit qu’il s’agissait de la silhouette d’un monstre. La déesse lui décocha aussitôt une flèche mortelle et alla récupérer le corps de sa victime à la nage. Elle comprit alors son erreur et, rongée de remords, plaça l’image d’Orion parmi les étoiles, en compagnie de son fidèle chien Sirius. Le mythe qui a donné son nom actuel à l’étoile la plus brillante de notre ciel est grec. Mais cette étoile a également joué un rôle crucial dans l’Égypte ancienne. « Sirius était à la base du calendrier des Égyptiens, car son lever coïncide avec le lever du Soleil à une période précise de l’année », affirme l’astrophysicien Jean-Marc Bonnet-Bidaud, qui se passionne pour l’astronomie antique de l’Afrique. « Or, cette période correspondait à la crue du Nil, ce qui a fait de Sirius un symbole de fertilité. » En juillet 1998, il accompagne Germaine Dieterlen au Mali et démontre que les Dogons observaient eux aussi cette étoile. « Ils se servaient pour cela de deux rochers qui sont toujours là – l’un indique l’emplacement du lever du Soleil, l’autre celui du lever de Sirius. Cet intérêt pourrait peut-être s’expliquer par une mémoire de l’ancienne culture égyptienne conservée par les Dogons. En revanche, je ne comprends vraiment pas comment les ancêtres des Dogons auraient pu avoir connaissance de Sirius B, et encore moins de Sirius C. »
Les astronomes occidentaux n’ont deviné l’existence de Sirius B que dans les années 1840. Ils ont commencé à noter la position de Sirius avec exactitude, et ils remarquent avec effarement que l’étoile se déplace de manière ondulatoire. Pour le mathématicien allemand Friedrich Wilhelm Bessel, il ne fait pas de doute que cette ondulation est due à la force gravitationnelle d’un objet céleste tout proche. D’après ses calculs, la masse de cet objet est équivalente à celle du Soleil. Et pourtant, lorsque l’opticien américain Alvan Graham Clark le découvre par hasard, en testant la nouvelle lunette de l’université Northwestern en 1862, Sirius B « semble avoir un éclat ridiculement faible ». Il faudra attendre les années 1920 et l’avènement de la physique quantique pour résoudre cette nouvelle énigme. Nous apprenons alors que Sirius B n’est pas une étoile ordinaire, mais une naine blanche, c’est-à-dire le résidu d’une étoile dont les couches se sont effondrées et dont le cœur s’est compacté. Un astre extrêmement dense et chaud, mais relativement petit et peu brillant. « On dit souvent qu’il tourne autour de Sirius A. En réalité Sirius A et Sirius B tournent l’un et l’autre autour d’un point appelé barycentre. » Quant à Sirius C, son existence a été pour la première fois soupçonnée par les Européens en 1925. Cette fois, ce sont des irrégularités dans le mouvement de Sirius B qui a mis les astronomes sur la piste. Une piste truffée d’embûches qui n’a pas encore mené les chercheurs à destination. En effet, Sirius C n’a toujours pas pu être observée. Une étude des astronomes de l’observatoire de Nice Daniel Benest et Jean-Louis Duvent a néanmoins renforcé l’idée selon laquelle Sirius n’est pas une « étoile double », mais une « étoile triple ». Ainsi qu’elle apparaît dans la mythologie des Dogons, selon les travaux de Marcel Griaule et de Germaine Dieterlen.
Pô tolo et èmè ya tolo
Marcel Griaule commence à étudier le peuple dogon dans les années 1930. Puis la Seconde Guerre mondiale l’oblige à interrompre son travail. Quand il retourne au Mali en 1946, il fait la rencontre d’un vieux chasseur nommé Ogotemmêli. Au cours de leurs 33 journées d’entretien s’esquisse une véritable cosmogonie, qui semble éclairer les institutions dogons d’un jour nouveau. L’une d’elles, par son ampleur, par les grandioses manifestations qu’elle déclenche, s’impose à l’attention, écrit Marcel Griaule dans son livre Dieu d’eau. Il s’agit d’une fête célébrée tous les soixante ans par le peuple entier, et qui, durant une longue période, agite successivement, d’année en année, toutes les régions dogons, poursuit-il. Cette fête s’appelle le Sigui.
Décédé en 1956, Marcel Griaule n’a pas pu assister à sa dernière édition, qui a eu lieu de 1967 à 1974. Mais elle a été filmée par sa collègue Germaine Dieterlen et le célèbre cinéaste Jean Rouch. Tous les deux font remarquer que sa périodicité correspond à la révolution de Sirius B. Ou plutôt à la révolution de pô tolo, car c’est sous ce nom que les Dogons initiés connaissent la naine blanche. Sirius A et Sirius C, ils les appellent respectivement sigui tolo et èmè ya tolo. C’est du moins ce que rapporte un ouvrage signé conjointement par Griaule et Dieterlen, Renard pâle. Publié plus de dix ans après la mort de Griaule, ce livre poursuit l’exposition de la cosmogonie dogon, telle qu’elle a été esquissée dans Dieu d’eau. « À l’origine, avant toutes choses, était Amma, Dieu, et il ne reposait sur rien », raconte Dieterlen. « Le monde avait la forme d’un œuf. Amma était lui-même à l’intérieur, et c’est alors que fut créée la première graine de peau, le fonio, qui se déposa, invisible, au centre. On dit : lorsque Amma cassa l’œuf du monde et en sortit, un vent tourbillonnant a surgi. Poursuivant sa création, Amma créa Ogo, le renard pâle. Mais celui-ci naquit avant terme et sortit hâtivement de son placenta les yeux fermés, dans l’obscurité primordiale, arrachant avec lui un bout de son placenta. Agissant ainsi, il bouleversa l’ordre du monde. Voyant le désordre créé par Ogo, Amma transforma alors le morceau de son placenta, et ce fut la terre. Alors Amma pétrit au ciel le Nommo, le génie de l’eau. Il pétrit aussi avec la matière du placenta les quatre ancêtres de l’Homme et avec eux il plaça tout ce qu’il avait créé dans une grande arche. » Dix ans plus tard, Renard pâle est utilisé par l’Américain Robert Temple, pour étayer la théorie dite des anciens astronautes dans un autre livre, The Sirius Mystery. Selon l’écrivain, les ancêtres des Dogons tiennent leurs connaissances astronomiques des habitants du système de Sirius eux-mêmes.
Le célèbre scientifique Carl Sagan ne partageait pas cette idée loufoque, mais il estimait lui aussi que les Dogons tenaient leurs connaissances astronomiques d’une civilisation plus avancée du point de vue technologique : la nôtre. Il pensait en effet que les Dogons avaient reçu la visite d’un scientifique occidental, et que ses informations avaient été incorporées à la mythologie du peuple malien. Temple lui a répondu dans une lettre ouverte en 1981 : « Puisque [Germaine Dieterlen] a passé la plus grande partie de sa vie avec les Dogons et qu’elle les connaît, eux et leurs traditions, plus intimement que qui que ce soit d’autre, son opinion sur une possible provenance occidentale des traditions des Dogons liées à Sirius est de la plus haute importance. Elle répond à de telles suggestions par un seul mot : “Absurde !” » L’ethnologue étant décédée en 1999, il est aujourd’hui impossible de vérifier cette assertion auprès de la première intéressée, mais son travail témoigne bel et bien de sa croyance en l’ancienneté des mythes rapportés dans Renard pâle. Les astrophysiciens, eux, affirment que le seul moyen d’expliquer la présence de Sirius B dans des mythes anciens serait de démontrer que la naine blanche a été une géante rouge il y a seulement quelques milliers d’années, et donc visible à l’œil nu. L’ennui, comme l’écrit l’astronome Liam McDaid, « c’est que Sirius B est une naine blanche depuis au moins des dizaines de milliers d’années ». « Si Sirius B avait été une géante rouge il y a seulement quelques milliers d’années », ajoute-t-il, « il y aurait toujours une brillante et remarquable nébuleuse planétaire autour d’elle. Aucune nébuleuse de la sorte n’est visible. »
La querelle
Pour l’anthropologue hollandais Walter van Beek, l’absence d’explications scientifiques aux connaissances astronomiques des ancêtres des Dogons est tout simplement due à l’inexactitude des données collectées par Marcel Griaule et Germaine Dieterlen. Il s’est lui-même rendu au Mali en 1979, et il dit ne pas y avoir retrouvé la cosmogonie établie par Dieu d’eau puis par Renard pâle. Dans un article publié en 1991, il affirme notamment qu’« en dehors du cercle des informateurs de Griaule, aucun Dogon n’a entendu parler de sigui tolo ou de pô tolo, tout comme aucun Dogon n’a jamais entendu parler d’èmè ya tolo ».
« En conséquence, la supposée connaissance de Sirius B et de son temps de révolution était absente [de mes recherches]. La date du Sigui est choisie de différentes façons à Yugo Doguru, et aucune d’entre elles n’a quelque chose à voir avec les étoiles. » Sans accuser ni les ethnologues français ni leurs informateurs d’avoir sciemment menti, Walter van Beek déduit de son propre travail que la cosmogonie dogon établie par Dieu d’eau puis par Renard pâle est une affabulation. Il l’attribue à des spécificités culturelles dogons d’une part, et aux objectifs des chercheurs d’autre part. D’après lui, les informateurs tenaient à satisfaire les ethnologues, qui tenaient eux à faire mentir le mépris des Européens pour les Africains. La fille de Marcel Griaule, l’ethnologue Geneviève Calame-Griaule, a elle aussi étudié le peuple dogon. Et elle a très vivement réagi à l’article de Walter van Beek. « Comment a-t-il posé ses questions ? » demande-t-elle quelques mois après sa parution. « On l’imagine, Dieu d’eau et Renard pâle en main, interroger les informateurs (dont l’identité, de plus, ne nous est pas donnée) sur la véracité de chaque phrase. Quel que soit ce que nous en pensons, ces manières de détectives ont forcément été reçues par les Dogons avec méfiance.
Tout d’abord, certains d’entre eux sont réellement ignorants. Mis à part le fait que le savoir n’est pas partagé par tous (quel chrétien moyen, même croyant, connaît toutes les subtilités de la Bible et des Pères de l’Église ?), beaucoup des anciens qui le possédaient (dans son intégralité ou plus souvent en partie) sont morts sans avoir transmis leur héritage par des mots à leurs descendants, qui ne se sentent plus concernés et veulent seulement être modernes, c’est-à-dire musulmans. » De son côté, Jean-Marc Bonnet-Bidaud refuse de se laisser mêler à une querelle d’ethnologues : « Leur discipline est précieuse mais elle ne répond pas aux critères de la science exacte, une limite indépassable pour l’astrophysicien que je suis. » Il tient néanmoins à témoigner de l’ « intégrité », du « sérieux », de la « sincérité » et de l’ « intelligence remarquable » de Germaine Dieterlen. « Je l’ai vue sur le terrain peu de temps avant sa mort. Elle avait alors 95 ans et je me disais justement que j’aimerais avoir ses capacités physiques et intellectuelles à cet âge-là. Ses conclusions, comme celles de Marcel Griaule, sont des plus intéressantes. Et si elles sont avérées, la science est incapable de les expliquer. Mais peut-être le sera-t-elle dans quelques temps… » Pour l’heure, le mystère reste entier. Et Sirius, une étoile double.
Couverture : Les Dogons et Sirius. (Ulyces)