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Par un matin ensoleillé d’avril, sur la côte est de la Sicile, le mont Etna a des allures de carte postale : au-delà d’une mer bleu-vert, des oliveraies, des orangers et des villes nichées au creux de collines escarpées, il dresse son immense cône enneigé entouré de nuages cotonneux. Mais au centre de ce tableau paradisiaque, au bout d’un long quai du port d’Augusta, une présence détone : celle d’un monstrueux canonnier italien gris terne, sur le pont arrière duquel 447 personnes s’entassent sous de grosses couvertures marron. À la rambarde se tient un homme à la barbe sauvage, la trentaine, portant un bébé près de sa hanche. Derrière lui, une femme vêtue d’une abaya tient la main d’une petite fille avec les cheveux tressés en nattes, qui porte un sac à dos rose tout sale.
Les visages de ces familles sont recouverts de poussière et leurs cheveux sont ébouriffés. Leurs habits aussi, dont les couleurs ont fané au soleil, sont maculés de poussière blanche et de crasse noire. Dans ce décor éclatant et baigné de soleil, les réfugiés attendent le débarquement. La brise marine rejette sur la terre ferme la puanteur aigre qui émane de leurs corps épuisés, et les travailleurs de la Croix-Rouge sur le quai portent des masques et des combinaisons à capuche. C’est un tableau de vie et de mort. La semaine dernière, la marine italienne a secouru ces hommes, ces femmes et ces enfants venus d’Afrique alors qu’ils essayaient de traverser la Méditerranée pour rejoindre l’Europe. Quatre jours plus tôt, 800 autres migrants ont trouvé la mort au fond des flots, leur navire ayant coulé au large de la Libye. Ceux-là ont eu de la chance. La Croix-Rouge semble hésitante dans sa façon de leur apporter des soins, s’en occupant à distance respectable et avec des gants en caoutchouc. Ils éloignent cameramans et photographes en agitant les mains comme on chasserait des mouches. Cependant, le groupe autorise Gemma Parkin, une publicitaire travaillant pour l’ONG britannique Save the Children, à parler avec les réfugiés, afin qu’elle délivre ensuite les informations aux journalistes. Parkin agit de la sorte car elle veut que les dirigeants européens, qui débattent de la façon dont arrêter l’afflux de migrants, entendent leurs histoires, les mois et les années qu’ils ont passés à tenter d’atteindre l’Europe, et ce qui leur en a coûté : la plupart du temps, les économies de toute une vie ; et, pour près de 2 000 d’entre eux en quatre mois, leurs vies. « Des milliers de migrants trouvent la mort », explique Parkin. « Peu importe ce que vous pensez de l’immigration, vous devez au moins reconnaître qu’on ne devrait pas laisser des enfants se noyer. » Parkin consulte ses notes. « Certains sont des réfugiés syriens ayant passé des années dans des camps de réfugiés, et qui ne font plus confiance aux programmes de relocalisation », dit-elle. « Beaucoup d’Érythréens. Beaucoup de Somaliens. »
Elle tourne une page. Beaucoup d’enfants, surtout les Africains, sont seuls. Pour beaucoup, leur famille n’a pu acheter qu’une seule traversée vers l’Europe, aussi ont-ils envoyé leur fils aîné, « mettant en quelque sorte tous leurs œufs dans le même panier », dit Parkin. « Ces enfants sont fréquemment exploités pendant le périple. Les enfants racontent aussi que beaucoup d’entre eux meurent de déshydratation dans le Sahara, juste avant d’arriver en Méditerranée. D’autres tombent de l’arrière du camion, et on les laisse mourir là, dans le désert. » « Une fois qu’ils atteignent la côte, il y a un racisme important parmi les passeurs », continue Parkin. Les Syriens paient un supplément et montent sur le pont supérieur. Les Africains, qui ont généralement moins d’argent, voyagent à fond de cale, sans eau et sans nourriture. Ceux qui n’ont pas les moyens de payer sont placés sous la surveillance de gardes armés dans des camps disséminés sur la côte libyenne, jusqu’à ce qu’ils puissent payer. « Comme ces quatre enfants que j’ai rencontrés », raconte Parkin. « Ils ont été gardés neuf mois. Ils buvaient leur propre urine et mangeaient leurs propres excréments. J’ai rencontré un garçon qui ne savait même pas combien de ses amis étaient morts. » Parkin tourne les pages du carnet jusqu’à la dernière page. « La plupart des femmes ont été violées », dit-elle. Les violeurs incluent les passeurs et certains des clients. « Comme cette femme enceinte de sept mois, qui a essayé de se suicider », achève Parkin.
Les réfugiés commencent à débarquer. La Croix-Rouge les place en file indienne, les menant un par un dans une petite tente ouverte sur les côtés. Ses employés notent les noms, les âges, et procède à un bref examen médical. Après quoi on laisse les nouveaux arrivants sortir au soleil, leur laissant le temps de découvrir cet environnement nouveau. Mais ils ne se montrent pas curieux et s’assoient en groupes, formant des cercles sur le béton crevassé : une vieille femme aux mains tremblantes aidée par une jeune femme – qui pourrait être sa petite-fille ; un homme et son jeune fils ; deux couples d’étudiants et leur petit bébé ; un tout-petit en doudoune grise, qui ne semble appartenir à personne. Un homme en manteau rouge, qui travaille pour l’Organisation internationale pour les migrations, s’adresse à la foule. Il essaye d’exposer leurs droits et les choix qui s’offrent à eux : ils peuvent se rendre dans un centre gouvernemental pour migrants, ou trouver leur propre logement s’ils peuvent se le permettre. Cependant, tant qu’ils n’auront ni visa ni droit d’asile, ils ne peuvent bénéficier d’un statut légal et ne peuvent ainsi travailler. Ils recevront la réponse à leurs demandes dans 35 jours.
Ces informations semblent importantes, mais peu d’entre eux écoutent. Au lieu de cela, comme d’un commun accord, au sein de chaque groupe une personne attrape un téléphone portable du fond d’un sac, l’allume et se met à envoyer des textos précipitamment. En observant cela, je me demande : mais à qui ?
Le juge et l’assassin
Dans son bureau au deuxième étage du palais de justice de Palerme, le procureur anti-mafia Calogero Ferrara allume un cigarillo et me transmet une accusation de 526 pages contre 24 trafiquants de personnes africains. Nous sommes le lendemain de la noyade de 800 migrants dans des eaux situées à 500 km, et de la diffusion d’une vidéo de l’État islamique montrant ce que beaucoup d’entre eux fuyaient probablement : l’exécution de 30 chrétiens éthiopiens en Libye. Ferrara est un homme sociable et vêtu avec goût, qui porte des lunettes à armature bleu clair qu’on croise plus volontiers dans les agences de pub. Il vient de donner une conférence de presse pour annoncer un triomphe inhabituel dans la bataille de l’Italie contre l’émigration illégale. Dans la nuit, ses hommes ont démantelé un réseau de trafic de migrants et arrêté 14 hommes – principalement des Érythréens – en Sicile, à Milan et à Rome. Ferrara explique qu’il s’attend à ce que huit autres personnes soient arrêtées dans les jours prochains. Pourtant, le procureur ne se fait pas d’illusions quant à l’impact potentiel de la descente de police. « Il y a deux ans, quand on m’a confié l’unité anti-mafia, j’étais si heureux », dit-il. « Normalement, enquêter sur une affaire prend des années. Comme ce meurtre qui a eu lieu la semaine dernière : un gars a été tué en ville, de neuf balles dans le visage. La routine, quoi. » Chaque jour en arrivant au travail, Ferrara passe devant une plaque sur laquelle sont inscrits les noms de onze procureurs de Palerme assassinés par des mafiosi. Les menaces de la mafia forcent Ferrara et sa famille à vivre derrière un paravent de gardes armés. Cette réalité – voir des collègues procureurs se faire tuer, une vie coupée du reste du monde par des gardes du corps et des vitres pare-balles, procéder à l’examen des balles retirées du visage des gangsters – est ce qui, selon Ferrara, constitue « la routine ». « Mais ça ? » dit-il en parlant de l’accusation, en soufflant de la fumée sur une casquette du FBI posée sur son étagère. « C’est un putain de cauchemar. » Les inquiétudes de Ferrara ont leur origine en Sicile : au centre de la Méditerranée, à mi-chemin entre l’Europe, l’Afrique et le Moyen-Orient, la Sicile fut un des plus grands carrefours de l’humanité pendant des milliers d’années. Palerme fut fondée par les Phéniciens au VIIIe siècle avant J.-C., avant d’être conquise par les Grecs, les Romains, les Vandales et les Byzantins ; puis par les Arabes (pour qui elle fut une ville charnière de la culture islamique durant 200 ans) et les Normands (qui la replacèrent au rang de capitale du Saint-Empire romain) ; puis par les Espagnols, les Français et les Italiens, et enfin, lors d’une invasion assistée par la mafia, par les forces alliées de la Seconde Guerre mondiale. L’antique cosmopolitisme sicilien, qui peut être observé dans les églises à travers l’intégration des dômes arabes et sur les panneaux de rues écrits en italien et en arabe, semble avoir préservé l’île des tensions politiques et ethniques qui accueillent les migrants dans les endroits moins contrastés de l’Europe plus au nord. L’opinion des Siciliens sur l’émigration – immuable, imparable et souvent positive – explique en partie pourquoi, alors que le nombre de migrants montait en flèche, les autorités locales ont mis du temps à réagir. Mais cela n’explique pas pourquoi leur inaction s’est poursuivie après que les migrants ont commencé à mourir.
Depuis l’an 2000, environ 22 000 immigrants venus du Moyen-Orient, d’Asie et d’Afrique subsaharienne se sont noyés dans la Méditerranée. Nombreux sont ceux qui ont péri en mer, durant la traversée entre l’Afrique et Lampedusa, cette petite île située au sud de la Sicile qui, se dressant à seulement 300 km de Tripoli, représente le territoire européen le plus proche de la Libye. Depuis deux ans, le nombre de ceux qui ont essayé d’atteindre l’Europe – et qui ont trouvé la mort en le faisant – a fortement augmenté. En 2014, plus de 250 000 migrants ont essayé de traverser la Méditerranée, et 3 702 d’entre eux sont morts. En 2015, ils étaient plus d’un million selon l’Organisation internationale pour les migrations. Pour le seul mois de janvier 2016, plus de 55 000 personnes ont traversé la Méditerranée et l’OIM a recensé 244 victimes. Les raisons de l’augmentation des migrations sont nombreuses : la désintégration de la Libye et du Yémen ; la répression en Érythrée ; la guerre civile au Soudan et au Soudan du Sud ; et la conclusion évidente à laquelle arrivent des millions de Syriens, après quatre années passées dans des camps de réfugiés étrangers, qu’ils ne rentreront jamais chez eux. Aujourd’hui, l’espoir d’une résolution heureuse de la crise repose en partie sur l’élite des procureurs anti-mafia italiens, qui affirment que puisque le trafic de personnes est une forme de crise organisée, et qu’il touche l’Italie, ce désastre humanitaire tombe sous sa juridiction. Fabio Licata, un avocat de Palerme qui travaille en étroite collaboration avec Ferrara, m’a confié que dans cette affaire, la longue expérience de l’Italie avec la mafia était à son avantage : « Nous avons les meilleurs enquêteurs du crime organisé de toute l’Europe, et même des États-Unis », dit-il. « Les autres pays européens s’occupent des passeurs comme d’un problème d’ordre policier ou d’ordre public. Mais nous connaissons intimement ces phénomènes et nous savons comment en venir à bout. Nous obtenons des résultats. »
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C’est au matin du naufrage d’octobre 2013 à Lampedusa que Ferrara a commencé à enquêter sur les passeurs. Il a donné l’ordre à ses officiers de demander aux survivants les numéros de téléphone de ceux grâce à qui ils avaient pu venir. En mettant ces lignes sur écoute et en traçant les appels provenant d’autres numéros, Ferrara a construit une chaîne téléphonique composée de milliers de numéros en provenance d’Afrique, d’Europe, du Moyen-Orient, d’Asie et des États-Unis. En l’espace de 18 mois, son équipe et lui ont enregistré plus de 30 000 appels. Ces transcriptions, dont certaines m’ont été communiquées par Ferrara, révèlent l’existence de plusieurs syndicats internationaux du crime organisé entièrement nouveaux, dont on évalue les gains à 6 milliards d’euros par an. Ils ont également identifié un homme éthiopien qui compte parmi les trafiquants de personnes les plus affairés et les plus sophistiqués. « C’est un criminel impitoyable qui, pour de l’argent, a créé un business fondé sur des “biens humains” », explique Ferrara. Le réseau éthiopien offre « un service complet aux migrants, qui partent du centre de l’Afrique en passant par la Libye et l’Italie, pour aller dans un autre pays. Tout est inclus : logement, transport et nourriture. » Selon Ferrara, c’est une opération criminelle à nulle autre pareille. Pas de nom, pas de base fixe, un réseau de membre constamment renouvelé, et, plus remarquable encore : « totalement sans risque ». « Dans le trafic de drogue, si vous perdez la marchandise, vous perdez votre argent », explique Ferrara. « Mais dans ce cas-là, vous êtes payé d’avance ; si les migrants ne voient pas le bout de leur périple, Ermias aura été payé malgré tout. »
Les clients d’Ermias Ghermay le décrivent comme un petit homme trapu d’environ 40 ans. Au vu des conversations, il semble peu éduqué mais dégourdi : dynamique, convaincant et parlant couramment plusieurs langues, dont l’arabe et le tigrigna, la langue ancestrale d’Éthiopie du Nord et de l’Érythrée. « C’est un type très malin », selon un officier de police de Palerme. « Il a la capacité d’organiser une entreprise criminelle d’envergure internationale, ce qui est très compliqué car cela implique beaucoup de monde, beaucoup de contacts, éparpillés partout. Et il parvient à faire circuler de l’argent et des personnes entre eux. C’est un professionnel. » Au fil des mois d’écoute des appels de Ghermay, l’Éthiopien a laissé deviner l’envergure de son opération, lors d’apartés désinvoltes. Apparemment, Ghermay travaillerait comme passeur depuis une décennie. Comme beaucoup d’autres, son activité est basée sur la côte libyenne, la plupart du temps dans la capitale, Tripoli, ou dans le port de Zouara plus à l’ouest. Fait important pour les responsables de l’Union européenne qui désirent s’en prendre aux bateaux des trafiquants : Ghermay voit les bateaux de pêche en bois ou les radeaux gonflables qu’il achète comme de la marchandise jetable. Généralement, ou bien ils coulent, ou bien ils sont confisqués par les autorités en débarquant en Sicile. Cela l’a encouragé à se procurer les navires en état de naviguer les moins chers possibles – et naturellement, ils flottent à peine.
Afin d’éviter que ses clients ne perdent leur sang-froid ou ne cherchent un autre bateau, Ghermay a eu l’idée de louer des entrepôts à Zouara, dans lesquels il enferme des milliers de personnes pendant des mois, après leur avoir confisqué leur téléphones portables. La plupart des passeurs se contentent d’être un maillon de la chaîne. Mais les appels téléphoniques de Ghermay révèlent des ambitions plus grandes, ainsi que l’existence d’un réseau si vaste et tentaculaire qu’il refroidit les attentes d’une solution miracle. Pour assurer son approvisionnement constant en migrants, il travaille avec les passeurs du Soudan, de la Somalie, du Nigeria et de l’Érythrée qui conduisent des camions à travers le Sahara. Dans le même temps, il établit constamment de nouvelles relations avec les trafiquants de personnes, d’un bout à l’autre de la chaîne : ceux de Sicile, qui opèrent dans les centres d’accueil de migrants, de Rome, de Milan, ou même de plus loin comme à Berlin, Paris, Stockholm et Londres. Ces contacts – que Ghermay appelle ses « colonels » pour les flatter – accomplissent deux tâches principales : ils expédient et reçoivent des gens et de l’argent. Ghermay fait passer ce dernier par des agents de transferts de fonds internationaux en Éthiopie, en Israël, en Suisse et aux États-Unis. Dans le cadre de leur fonction, les colonels donnent aussi aux migrants le numéro du colonel qui les attend à l’étape suivante de leur voyage. Les migrants, qui communiquent essentiellement par textos, appellent ensuite le colonel suivant pour obtenir son aide. Les colonels communiquent à leurs clients les dernières informations sur les routes migratoires : ils doivent refuser de rester dans les centres d’accueil car ce sont des endroits sales et que les demandes d’asile prennent une éternité ; ils ne doivent pas prendre le train pour Milan car il y a systématiquement des descentes de police ; il ne faut pas qu’ils essaient de traverser la Manche à Calais car les douaniers sévissent. Certains colonels de Ghermay font preuve d’esprit d’entreprise, annonçant leurs services sur Facebook et sur d’autres réseaux sociaux.
Ces derniers temps, Ghermay s’est diversifié. Pour ceux qui peuvent se l’offrir, il a établi des relations avec d’autres contacts à même de fournir de faux passeports, de faux documents de mariage et même – avec le concours d’au moins un officier européen corrompu à Addis-Abeba, que les passeurs nomment « l’ambassadeur » – de véritables passeports et de véritables visas. Pour ces prestations haut de gamme, Ghermay organisera des voyages en avion pour ses clients. De cette façon, l’Éthiopien a construit un réseau mondial de trafic d’être humains parfaitement fluide. Ses représentants à travers le monde proposent de faire passer n’importe qui, où que ce soit, par tous les moyens, à un tarif unique et offrant un service tout compris. C’est un empire sans territoire, dirigé par un personnel changeant constamment, réglé pour s’adapter aux nouvelles opportunités et surmonter les nouvelles adversités. Le juge Licata le qualifie de « pieuvre ».
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Traduit de l’anglais par Claire Ferrant et Nicolas Prouillac d’après l’article « Mastermind: The evil genius behind the migrant crisis », paru dans Newsweek. Couverture : Des migrants en Méditerranée (MOAS) et le portrait robot d’Ermias Ghermay. Création graphique par Ulyces.