La révolution en robe de mariée

De tous les côtés de l’hôpital Khan Shaykoun d’Idlib, en Syrie, une fumée noire s’échappe pour venir stagner au-dessus de morceaux d’essieux et de lambeaux de tôle. Près des gravats, quelques ambulances du Croissant-Rouge ont survécu au bombardement qui a touché le bâtiment, mardi 19 septembre 2017. C’est peu et beaucoup. « Trois établissements médicaux soignant près de 100 000 personnes par an ont subi des frappes aériennes attribuées aux forces syriennes et russes », dénonce l’association Syrian Archive, vidéo à l’appui. Pour ce collectif de militants des droits de l’Homme, les images, paradoxalement, sont une chance. Elles lui permettent de documenter le chaos syrien depuis le début de la guerre, en 2011.

Bassel Khartabil militait pour l’Internet libre
Crédits : Jennifer Yip

Malheureusement, « entre 150 000 et 200 000 vidéos ont disparu et 180 chaînes qui les mettaient en ligne ont été coupées depuis juillet », s’alarme l’un des membres, Hadi Al Khatib. La violence qu’elles montrent n’est désormais plus tolérée par YouTube. Alors que la plateforme faisait le ménage, début août, Syrian Archive apprenait officiellement la mort d’un pionnier de l’Internet libre syrien, Bassel Khartabil. Le régime, lui aussi, liquide tout ce qui peut l’être. Ce trentenaire se battait pour que les images de la guerre puissent être postées sur les réseaux et ainsi montrées au monde. Il a du reste participé à la création de Wikipédia en arabe, de Firefox et de la licence Creative Commons. Avant son arrestation, en mars 2012, Bassel Khartabil répétait sa volonté de continuer à défendre la liberté d’expression à domicile. « Les personnes qui sont réellement en danger ne quittent jamais leur pays », tweete-t-il en janvier. « Elles sont en danger pour une raison, c’est pour cela qu’elles ne partent pas. » Les périls, alors, sont nombreux. Depuis que la répression s’est abattue sur les premières manifestations de mars 2011, à Daraa, dans le sud du pays, elle ne cesse de frapper, implacable. Contre une opposition organisée dans le courant de l’été derrière l’Armée syrienne libre, Bachar el-Assad et ses généraux répliquent sans discernement. Un rapport publié par l’ONG Human Right Watch accuse nommément 74 responsables militaires d’avoir ordonné de tirer sur la foule lors de rassemblements pacifiques. https://twitter.com/basselsafadi/status/164355948582932480 À Damas, Bassel Khartabil prend la rue. « Je me souviens de la joie dans ses yeux », raconte le graphiste Tamam al-Omar, rencontré à l’occasion d’une marche. Comme à un mariage, le développeur distribue des gâteaux aux manifestants. Comme à un mariage, il se lie d’amitié avec des inconnus et fait même la connaissance de celle qui deviendra sa femme, Noura Ghazi. Dans une vidéo d’août 2011, assise sur ses genoux, elle raconte en souriant qu’ils se sont vus pour la première fois dans une maison en état de siège. Chacun dit craindre plus pour l’autre que pour soi-même.

Fin 2011, au moins 5 000 Syriens ont été tués d’après les Nations Unies et quelque 6 000 autres ont passé la frontière pour se réfugier au Liban. Le couple reste pour témoigner. « Nous pensions que si nous montrions ce qui se passait dans la presse internationale, et que l’ONU le voyait, ça s’arrêterait », raconte Assem Hamsho, un photographe lui aussi rencontré lors des rassemblements. « Puis nous nous sommes aperçus que le monde entier était un mensonge, que l’humanité était un mensonge. » Après avoir censuré les principaux réseaux sociaux en 2007, Bachar el-Assad a redonné la possibilité aux Syriens de se connecter à Facebook, YouTube et Twitter en février 2011. Pour mieux les contrôler ? Toujours est-il que Bassel Khartabil et ses amis s’en servent déjà à l’aide de serveurs proxys. Ils gèrent aussi l’importation d’iPhone sous le manteau depuis le Liban, alors qu’ils sont interdits. « Il disait qu’un téléphone doté d’une caméra est cent fois plus puissant qu’une arme », explique le développeur américain Jon Phillips, militant comme lui de l’open data. Contre les fusils, ils ne peut cependant rien, le 15 mars 2012, quand les hommes du renseignement militaire de Damas viennent le chercher. Noura Ghazi se met alors à sa recherche.

Bassel en 2010, à Séoul
Crédits : Christopher Lee Adams

Le commun des mortels

Parmi les vidéos de Syrie qui n’ont pas disparu de YouTube, reste celle où Bassel Khartabil et sa compagne se livrent, joue contre joue. Elle prend la parole puis lui laisse pour le couper à chaque phrase. « Ma mère et mon père se sont rencontrés dans une manifestation, ma sœur et mon frère aussi », confie Noura Ghazi dans un éclat de rire, ce soir de 2011. Lui reste plus discret sur sa famille. Né en 1981 d’un écrivain palestinien et d’une pianiste syrienne, Bassel Khartabil sait parler anglais dès l’âge de 10 ans, grâce à un CD de son père. Un an plus tard, sa mère lui offre un ordinateur pour son anniversaire. En plus de la programmation à laquelle son oncle l’initie, l’adolescent passe son temps à traduire des livres historiques, notamment à propos du Moyen-Orient et de la mythologie grecque. Il n’a pas encore 20 ans quand il se lance dans un projet de reconstruction de l’antique ville syrienne de Palmyre en trois dimensions. Puis il change de dimension : ses études en informatiques commencées à Damas se poursuivent à Riga, en Lettonie. En 2004, Khartabil obtient un master de développeur.

« Il disait être prêt à mourir pourvu qu’il aide son peuple. »

Dans son domaine, le retour en Syrie s’apparente à un retour en arrière. Le jeune diplômé doit composer avec une connexion lente, peu de contenus en arabes et les balbutiements de Facebook. Au sein du monde arabe, ils sont quelques-uns à œuvrer à l’amélioration de cet environnement par trop austère. Khartabil ne se contente pas de gérer la division numérique d’Al-Aous, un institut de recherche sur l’archéologie du pays.

En 2008, il aide Creative Commons à prendre pied au Moyen-Orient. Cette association fondée en Californie qui promeut le partage des données et un assouplissement du droit de la propriété intellectuelle le charge de créer le code HTML de sa fameuse licence en arabe pour l’Égypte et la Jordanie. Le Syrien montre très vite ses qualités de pédagogue et d’animateur. Après avoir organisé plusieurs réunions sur le Creative Commons, il monte une grande conférence, « Open Art and Technology », en novembre 2009, à l’université de Damas. « Nous pensions que ce serait un événement de 30 personnes mais il y avait des centaines de personnes dans le public », se souvient la juriste de l’association, Diane Peters. Ce succès appelle la reconnaissance. Le développeur supervise les négociations visant à établir un langage commun au monde arabe pour l’utilisation de la licence Creative Commons, à Doha, en 2010. Selon le président de l’organisation, Joichi Ito, l’homme est travailleur et humble, discret autant que désintéressé, mais néanmoins charismatique. En juillet 2010, Khartabil fonde un « espace collaboratif dédié à l’art et à la technologie » qu’il nomme Aiki Lab. Ses ateliers, réunions et cours rassemblent près de 70 hackers dans la capitale syrienne. Creative Commons patronne le lieu et invite régulièrement Khartabil. Lors d’une réunion organisée par l’association à Varsovie, début 2012, Jon Phillips conseille au Syrien de ne pas retourner chez lui. « Je lui criais dessus », remet ce développeur américain. « “N’y retourne pas mec, tu vas mourir.” Il m’a répondu : “Ça ira, si je meurs ça ira.” Il disait être prêt à mourir pourvu qu’il aide son peuple. » Après son arrestation, Khartabil est interrogé et torturé pendant cinq jours avant d’être présenté à une cour militaire.

Un exemple de la campagne #FreeBassel aux Pays-Bas
Crédits : Kennisland

Carré bleu

Les yeux de Noura Ghazi et de Bassel Khartabil se sont croisés pour la première fois dans une maison assiégée de Douma, au nord-est de Damas. Deux ans plus tard, à quelques dizaines de mètres de là, son époux demeure invisible derrière les murs de la prison d’Adra. Le développeur y fait la rencontre du photographe et documentariste Wael Saad al-Deen, qui a lui aussi précédemment été torturé dans une prison militaire. « Je n’étais pas un protestataire, je n’avais pas d’arme, juste une caméra, un ordinateur, un téléphone et un disque dur », rappelle ce dernier. Avant d’arriver à Adra, Al-Deen a été jeté dans une pièce de trois mètres sur six avec 120 détenus. « Vous ne pouvez pas dormir, chaque jour, une ou deux personnes mouraient du seul fait d’être enfermé ici », dit-il. « Il y avait des femmes et des enfants dont certains n’avaient que 12 ou 13 ans. Des personnes âgées aussi. »

Les conditions de détention sont moins terribles à la prison militaire d’Adra. Non seulement Khartabil entre en contact avec Al-Deen, mais il peut aussi parler à sa compagne, Noura Ghazi. Mieux, ils se marient derrière les barreaux de la prison en 2013. Mais ces fenêtres sur l’extérieur se ferment peu à peu. Il décrit cet univers clos dans une lettre envoyée à son ami Jon Phillips, en janvier 2014 : « Cellule 26 : j’y ai passé neuf mois. Elle fait deux mètres sur un, sans lumière. J’ai décidé d’y finir ma vie après huit mois sans lumière ni espoir. Puis j’ai balayé cette idée quand j’ai repensé aux yeux de Noura, et j’ai eu le sentiment que j’allais les revoir. Ce moment a changé et sauvé ma vie, cela m’a donné du courage. » Chaque jour, Khartabil scrute le carré de ciel bleu au-dessus de sa tête en espérant qu’il sera un jour plus vaste. Par moments, il sort de sa cellule pour aider l’administration pénitentiaire à régler des problèmes informatiques. On lui offre ainsi une fenêtre pour un temps, devant Windows. Mais l’ordinateur n’est pas connecté à Internet. « C’était ma première fois sur Microsoft, donc il m’a fallu deux heures pour apprendre leur technologie, quelques autres pour coder et une minute pour détester ça », écrit-il à ses amis de l’Electronic Frontier Foundation avant de prévenir : « Ne le dites à personne. »

Noura Ghazi et Bassel Khartabil
Crédits : Noura Ghazi

Le détenu sait le pouvoir menaçant mais connaît aussi sa fragilité. « Mes trois années à coder en open source en prison », écrit-il encore, « m’ont montré combien les régimes autoritaires sentent le danger que fait peser la technologie sur leur futur. Et ils ont raison d’en avoir peur. Le code est bien plus qu’un outil, c’est un apprentissage qui ouvre les esprits et fait avancer des nations. Qui peut stopper ça ? Personne. Aussi longtemps que vous faites ce que vous faites, mon âme est libre. La prison n’est qu’une limite physique temporaire. » Un activiste libanais qui aidait Khartabil à envoyer des iPhone en Syrie, Mohamed Najem, lui crée un compte Twitter. Depuis celui-ci, « Me in Syrian jail », sont partagées les pensées du détenu. Certaines lui sont inspirées par ses conversations artistiques et poétiques avec Al-Deen. Au-dehors, la situation se dégrade. Le groupe islamiste Jabhat al-Nosra (depuis renommé Hayat Tahrir al-Cham) gagne du pouvoir, l’État islamique proclame son califat et les États-Unis finissent par bombarder le pays, sans toutefois intervenir au sol. La ligne rouge des armes chimiques fixée par Barack Obama a été franchie par Bachar el-Assad, mais El-Assad reste impuni.

Le 3 octobre 2015, alors que l’armée syrienne lance une offensive vers Alep, la police militaire vient chercher Khartabil au fond de la prison d’Adra. Il n’a rien à emporter. « Les gens qui sont emmenés comme ça ne reviennent pas », témoigne Al-Seen. « Vous le savez. C’est la marche vers la mort. » Officiellement, le développeur demeure un des milliers de disparus dont on ne sait s’ils sont encore en vie. Le cofondateur de Wikipédia, Jimmy Wales, joint ses efforts à la campagne #freebassel en publiant une tribune dans le Guardian, en mars 2016. Pour pousser à sa libération, la communauté Creative Commons fait de son côté paraître un livre, Le Prix de la liberté. Mais il est déjà trop tard. Le 1er août 2017, la première de ses avocats, Noura Ghazi, annonce sur Facebook avoir été informée de sa mort. « Tu m’as fait épouser la révolution. Maintenant je suis veuve. C’est une perte pour la Syrie. C’est une perte pour la Palestine. C’est ma perte. » Et celle de millions d’internautes.


Couverture : Portrait de Bassel, par Joi Ito.