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La carotte et le bâton
Lorsque Enrique Peña Nieto est devenu président du Mexique en 2012, il ne voulait pas entendre parler de la guerre contre la drogue. Il avait basé sa candidature sur des promesses de réformes et le désir d’en finir avec l’image ultra-violente du Mexique à l’étranger. L’idée était séduisante. Sous la présidence de son prédécesseur, qui a envoyé les militaires lutter contre les cartels dans les rues, les pertes ont été sans précédent. Selon les estimations les plus prudentes, le nombre de morts et de disparus s’élève à environ 6 000 personnes. Peña Nieto a soigneusement évité d’évoquer la possibilité d’une campagne militaire contre les cartels de la drogue. Il a préféré s’attaquer aux problèmes de sécurité publique de façon plus globale.
Malheureusement, éviter le sujet ne l’a pas fait disparaître. En seulement deux ans, les forces de sécurité mexicaines étaient impliquées dans une série de crimes macabres à tous les échelons de la hiérarchie. Le plus effroyable de tous reste le massacre prémédité du groupe d’étudiants de l’université rurale d’Ayotzinapa, dans l’État de Guerrero en septembre 2014. 43 d’entre eux ont disparu et on ignore toujours le sort qui leur a été réservé. Leur disparition et l’incapacité du gouvernement à les retrouver sont devenus emblématiques de la faiblesse du pouvoir mexicain. Mais ça n’est pas le seul problème auquel Peña Nieto a dû se confronter.
Lorsque le jeune président est arrivé au pouvoir, le Mexique était au bord de l’insurrection. L’aboutissement de décennies de désertion institutionnelle dans la région de la Tierra Caliente, au Michoacán. Un producteur de citron vert du nom d’Hipolito Mora Chavez se trouvait dans l’œil du cyclone. Il avait organisé une insurrection armée pour lutter contre le cartel des Chevaliers Templiers. L’étincelle allumée par Mora, attisée peu après par un médecin charismatique dans une ville voisine, a conduit des milliers d’hommes à s’enrôler dans les autodefensas durant la première année de la présidence de Peña Nieto.
En un an seulement, ils sont parvenus à nettoyer les villes, les unes après les autres, de la présence des Templarios, ce qui n’avait jamais été le cas en sept ans d’une guerre sanglante qui avait englouti des millions de dollars. À l’instar d’autres pays ayant dû se battre contre la montée de groupes armés s’étant accaparés de terres, le gouvernement de Peña Nieto a divisé pour mieux régner, tirant partie de ses alliances pour servir ses intérêts tout en se gardant bien de traiter le problème à la racine. Le gouvernement fédéral a délégué la tâche d’éradiquer le cartel aux autodefensas, tout en mettant sous le tapis les preuves irréfutables des liens entre l’organisation criminelle et le gouvernement.
Les membres des autodefensas refusant de faire le jeu de cette politique étaient emprisonnés ou retrouvés morts, y compris certains de leurs leaders les plus connus. Pour Mora, l’instigateur du soulèvement, sa dislocation a non seulement marqué la fin de sa vie telle qui l’avait toujours connue, mais elle constitue aussi un cuisant échec personnel. En décembre dernier, dans l’espoir de mieux comprendre le soulèvement des autodefensas, j’ai voyagé au Michoacán pour m’entretenir avec Mora.
Mes conversations avec le commandant acculé – et celles que j’ai eues avec d’autres protagonistes du conflit – dressent un portrait complexe d’une guerre de la drogue planétaire et pourtant profondément locale. Un conflit alimenté à la fois par l’insatiable demande en provenance des États-Unis et d’Europe, et par les campagnes de lutte anti-stupéfiants à plusieurs millions de dollars qui se jouent dans des zones désespérées, où les innocents payent le prix fort.
Si les autorités mexicaines ont fini par enterrer ces autodefensas bien embarrassants, leur réponse initiale à la situation dans la Tierra Caliente était totalement incohérente. Les habitants de la ville de La Ruana, où le mouvement prend ses racines, racontent que pendant les premiers jours du soulèvement, des unités militaires locales ont appris aux autodefensas à dresser des barricades et à se servir de leurs armes. Moins de deux mois plus tard, une cinquantaine de membres du groupe d’autodéfense de la ville ont été arrêtés pour possession illégale d’armes et suspicion de liens avec le puissant cartel de Jalisco Nouvelle Génération, une organisation criminelle lourdement armée qui cherche depuis longtemps à s’emparer du Michoacán.
Au cours du même mois, les hommes de Mora se sont livrés à de violents affrontements avec le cartel. L’intervention des militaires aurait, selon Mora, empêché un massacre. En mai 2013, Peña Nieto a déployé des milliers d’agents des forces fédérales dans le Michoacán afin de rétablir l’ordre. Il s’agissait de la première grande opération militaire de sa présidence, une tragique réminiscence de la flambée de violence initiée par Calderón dans sa guerre contre le crime organisé. Comme son prédécesseur, les efforts de Peña Nieto pour reprendre les rênes de la Tierra Caliente étaient voués à l’échec.
À l’automne 2013, les autodefensas marchaient déjà sur Apatzingán, le siège du pouvoir des Templarios. Craignant le pire, le gouvernement fédéral a escorté les vigilantes dans la ville et posté des snipers sur le toit de l’hôtel de ville. Quelques jours plus tard, des membres des Templarios ont répondu aux autodefensas en faisant exploser des bombes dans une douzaine de municipalités de l’État. À la fin de l’année, la nature des autodefensas avaient radicalement évolué. Les habitants racontent que les justiciers sont progressivement devenus des marginaux lourdement armés. Au début de l’année 2014, le gouvernement fédéral a tenté une autre approche. Il a dépêché un stratège politique du nom d’Alfredo Castillo Cervantes dans le Michoacán pour anéantir le mouvement, qui menaçait le discours enjolivé sur un Mexique en voie de guérison.
L’homme de 38 ans devait faire face à un épineux problème. Les responsables locaux avaient depuis longtemps perdu toute crédibilité aux yeux des citoyens. On ne pouvait espérer d’eux aucune collaboration. Pendant ce temps, les autodefensas se montraient bien plus efficaces que les forces gouvernementales pour mettre hors jeu les Templarios.
Les forcer à déposer les armes risquait de donner lieu à un face-à-face sanglant dans lequel les habitants du Michoacán prendraient le parti des miliciens. Castillo a donc entrepris une série de négociations avec les leaders des autodefensas et il est finalement parvenu à un accord. Les vigilantes bénéficieraient désormais d’un statut légal en devenant les fuerzas rurales. Cette forme de milice soutenue par le gouvernement fut créée pour la première fois au XIXe siècle pour chasser les desperados des zones rurales après la révolution mexicaine. Ils devraient enregistrer leurs noms et les armes en leur possession, en échange de quoi le gouvernement leur fournirait non seulement des armes mais aussi des uniformes et un modeste salaire temporaire.
Le 29 juillet, Castillo a annoncé qu’un certain nombre de leaders des autodefensas avaient signé, mais à cette date, il ne faisait déjà plus de doute que ces derniers avaient accepté dans leurs rangs d’anciens hauts gradés des cartels. Le processus d’admission pour constituer la nouvelle force était incroyablement laxiste. Il n’y avait pratiquement pas de vérification des antécédents de ses futurs membres. Les membres des cartels ayant rejoint les autodefensas étaient désignés sous le nom d’arrepentidos (« les repentis »). Mora, qui les considérait comme irrécupérables, n’approuvait pas leur intégration. Mais il faisait partie d’une minorité. L’intégration des membres les plus douteux des autodefensas n’était pas sans avantages pour l’État. Il étaient aptes au renseignement et connaissaient bien les structures criminelles locales.
Castillo a ainsi offert une légitimité à un grand nombre d’arrepentidos peu recommandables. L’unité spécifiquement formée pour chasser les Templarios, connue sous le nom de G250, était notamment dirigée par Nicolas Sierra Santana, alias El Gordo (« le gros »), ancien chef d’un cartel d’Apatzingán appelé Los Viagras, chantres du trafic de méthamphétamine. « Ça n’est pas un secret », dit Alejandro Hope, ancien analyste des services secrets sous Calderón, aujourd’hui responsable de la rubrique sécurité nationale au Daily Post à Mexico.
« Les preuves indiquant que le gouvernement savait que Los Viagras étaient des criminels ne manquent pas. » Il ajoute qu’ « il est certain que Castillo a remis de l’ordre là où il n’y en avait plus. Mais pour parvenir à résoudre la crise, il a dû passer des accords spéciaux avec les autodefensas. Il a adopté une politique de la carotte et du bâton vis-à-vis d’eux. » « Là où Castillo a échoué, c’est qu’il n’a pas réussi à créer un cadre institutionnel pour rétablir la paix dans l’État », explique Hope. « Il pensait qu’il pourrait l’obtenir avec des magouilles politiques. »
Pendant que Mora était derrière les barreaux, Mireles faisait face à des pressions de plus en plus fortes.
La création des fuerzas rurales a été suivie d’une période intense d’opérations civilo-militaires au cours desquelles des centaines de Templarios ont été tués ou capturés. Deux mois plus tard, le gouvernement a annoncé son plus gros coup : El Chayo, le chef légendaire du cartel des Chevaliers Templiers, avait été tué, et cette fois pour de vrai. Les autorités ont salué l’efficacité des unités d’élite de la marine qui étaient parvenues à localiser le baron de la drogue. D’autres racontent que ce sont les autodefensas qui l’ont retrouvé. Les gardes du corps d’El Chayo auraient fini par lui tourner le dos en échange d’une protection. Quoi qu’il en soit, le triomphe a été de courte durée. La nouvelle de la mort d’El Chayo a été rapidement éclipsée par des événements inattendus sur le territoire de Mora, en Tierra Caliente.
Le gilet pare-balles
Le 9 mars 2014, les autorités ont découvert deux corps carbonisés à l’arrière d’un pick-up à proximité de La Ruana, le fief de Mora. Une des deux victimes était Rafael Sanchez Moreno, un homme de 52 ans décrit dans la presse comme une figure de proue du marché local du citron vert. Sanchez avait participé à la création d’un groupe d’autodefensas de La Ruana mais il s’était brouillé avec Mora. Banni du groupe, il a rejoint la milice de la ville voisine de Buenavista. Elle était dirigée par Luis Antonio Torres Gonzalez, connu sous le nom d’El Americano du fait de sa double-nationalité. Selon le Washington Post, Torres était un « vendeur de voitures d’occasion d’El Paso ».
L’homme d’une trentaine d’années a été kidnappé en 2012, pendant ses vacances dans le Michoacán. Il a été séquestré jusqu’à ce que sa famille paie une rançon inhabituellement élevée de 150 000 dollars. Ce calvaire lui aurait donné l’envie de prendre les armes en 2013 aux côtés des autodefensas. Après avoir rejoint le mouvement, Torres est devenu un des leaders du groupe H3, une des troupes de choc sur lesquelles Castillo s’appuyait pour nettoyer les villes.
Un compte-rendu publié en 2014 par Excelsior, un des journaux les plus anciens de Mexico, s’appuyant sur un leak de documents officiels, décrit H3 comme « des criminels de la quatrième génération » cherchant à prendre le contrôle du Michoacán, depuis longtemps aux mains d’un panel de gangsters et d’autodefensas. Torres, identifié dans le rapport comme chef des autodefensas de Buenavista, y est décrit comme « très dangereux » et « armé jusqu’aux dents ». (Mes tentatives d’entretien avec El Americano sont restées infructueuses.)
Sánchez, le fermier retrouvé brûlé vif dans la camionnette, était un soutien majeur d’El Americano. Dans les semaines ayant précédé son assassinat, lui et Mora s’étaient violemment disputés au sujet d’un terrain. Sánchez accusait Mora d’avoir refusé de rendre plus d’une centaine d’hectares de terrain spolié. Après que Sánchez a été retrouvé mort, Torres a immédiatement suspecté Mora qui, en retour, a accusé Torres d’entretenir des liens avec des criminels.
Des centaines de membres du groupe H3 ont envahi les rues de La Ruana, obligeant le gouvernement à évacuer Mora en hélicoptère. « Je me suis battu pour ma ville et c’est là que je mourrai », a confié Mora à la presse avant d’être transporté en hélicoptère, à la faveur de la nuit. Le jour suivant, il a été mis en état d’arrestation pour le meurtre de Sánchez. Après sa relaxe deux mois plus tard, faute de preuves, Mora a déclaré lors d’une conférence de presse que son incarcération lui avait « probablement sauvé la vie, car il n’y avait aucune sécurité » là où il se trouvait.
La libération de Mora a eu lieu à un moment crucial pour les autodefensas. À la demande de Castillo, de nombreux leaders du mouvement avaient accepté de déposer les armes pour rejoindre les fuerzas rurales. Une semaine après sa remise en liberté, Mora et ses hommes ont finalement accepté l’accord. En rejoignant les milices établies par le gouvernement, Mora a rompu avec José Manuel Mireles Valverde, le médecin et célèbre chef des autodefensas, allié de Mora depuis le début du soulèvement.
Pendant que Mora était derrière les barreaux, Mireles faisait face à des pressions de plus en plus fortes de la part de l’État, qui l’enjoignait à déposer les armes. Le Docteur refusait obstinément, sceptique vis-à-vis de l’offre du gouvernement. Il a rétorqué que les autodefensas garantissaient la sécurité des habitants du Michoacán. Il a aussi souligné qu’il était absurde d’exiger qu’il dépose les armes quand les criminels de la Tierra Caliente n’étaient pas contraints de faire de même. Quand on lui a demandé pourquoi il avait accepté de signer l’accord du gouvernement, Mora a répondu que c’était uniquement parce qu’il avait besoin d’armes. « J’ai beaucoup d’ennemis », a-t-il dit.
Il a ajouté qu’il n’avait porté qu’une seule fois l’uniforme donné par le gouvernement, le jour où il l’avait reçu. D’après un compte-rendu détaillé publié par InSight Crime, qui suit de près le crime organisé en Amérique latine, et le Wilson Center, un think tank basé à Washington, l’accord officiel du gouvernement mexicain avec les autodefensas était une stratégie classique du PRI. Avec Castillo, le « solutionneur de problèmes » choisi par le président, le gouvernement de Peña Nieto est parvenu à régler le problème de l’existence de forces clandestines sillonnant le Michoacán l’arme au poing en les incorporant sciemment à une branche de l’État.
Il leur a ensuite demandé de s’attaquer à la présence des Templarios dans le Michoacán. Ceux qui refusaient l’accord finissaient comme eux. Mireles a été le premier à en faire les frais. Le 27 juin 2014, il a été arrêté au cours d’une opération civilo-militaire coordonnée par le ministère de la Justice, la police fédérale et l’armée, accompagnés de 80 autodefensas. Il a été condamné pour possession illégale d’armes et est encore en prison aujourd’hui.
Si Mora pensait que s’allier au gouvernement assurerait sa sécurité et celle de sa famille, il faisait gravement erreur. Son ennemi, El Americano, a lui aussi signé l’accord. Mora raconte qu’il a tenté d’avertir Castillo du fait qu’il suspectait que Torres était en lien avec des criminels. Mora affirme qu’au lieu de réagir, Castillo s’est rangé du côté de Torres et du groupe H3. « Castillo n’a jamais voulu les mettre en prison », déplore Mora. Tandis que l’année 2014 touchait à sa fin, l’animosité entre Mora et El Americano ne cessait de grimper. Quand l’hiver est arrivé, ils ont atteint le point de non-retour.
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La plupart du temps, les rues de La Ruana sont animés. Les habitants se fraient un chemin entre les chiens errants. Assis sur des chaises en linon devant les boutiques colorées et les baraques penchées, ils regardent les gens passer. Fin 2014, les routes étaient encombrées de convois transportant des hommes en armes. Nombre de ces véhicules portaient le sigle du groupe H3, dirigé par El Americano. D’après Mora, ses membres avaient pour habitude de traverser la ville en brandissant leurs armes et intimidaient les passants. À la mi-décembre, ils sont passés aux menaces directes. « Préparez-vous », leur ont-ils dit, « car vous allez mourir. »
Le 16 décembre 2014, les tensions ont fini par exploser. Mora et ses hommes érigeaient une barricade à un carrefour de l’entrée de la ville. Alors qu’ils surveillaient les fréquences radio du groupe H3, ils ont entendu un appel aux armes : Prenez toutes vos armes immédiatement. On va tuer ce fils de pute. D’après Mora, le convoi d’El Americano était constitué de 200 à 300 tireurs armés de lance-grenades et de fusil-mitrailleurs. Une fois parvenus à la barricade, les membres du H3 ont déchargé leurs camions. Des pierres ont été lancées. Mora raconte que quatre hommes des deux camps ont commencé à se battre.
Des vidéos glaçantes de ce qui s’est passé ensuite ont été diffusées sur YouTube. On y voit des hommes couchés à l’arrière des pick-ups en route pour l’affrontement, leurs fusils pointés vers le ciel. Le vent hurle tandis que les habitants les regardent passer. Les hommes s’invectivent et gloussent sous le coup de l’adrénaline. La fusillade commence par trois rafales tirées à intervalles rapides. Quelques secondes plus tard, la réplique se fait entendre : une cacophonie de tirs qui se font échos comme une averse de grêlons s’abattant sur un toit métallique. Les hommes se blottissent derrière les roues des véhicules, regroupés sur une route à deux voies derrière une vieille usine, cherchant à s’abriter des salves. Certains d’entre eux se couchent face contre terre, d’autres crient.
Selon Mora, la fusillade a duré près de deux heures. Lorsque le calme est revenu, il a sorti son portable et a composé le numéro de son fils Manuel. Manuel, qui sert de bras droit de Mora, était dans la rue lorsque la fusillade a débuté. Le téléphone sonnait dans le vide. « Il répond toujours au premier appel », raconte Mora. Il a essayé une nouvelle fois. Toujours rien. Mora est allé voir ses camarades, et l’un d’eux lui a affirmé qu’il venait juste de parler à Manuel à la radio. Mora a rappelé, toujours sans réponse. Certain de la mort de son fils, Mora s’est effondré. « Je veux le voir », a-t-il dit à ses hommes. Onze personnes sont mortes durant la fusillade : cinq hommes de Mora et six membres du H3.
Aux funérailles de Manuel qui ont eu lieu la semaine suivante, les hommes de Mora tiraient en l’air tandis que les soldats et la police fédérale montaient la garde dans les rues adjacentes. La veuve de Manuel se tenait au-dessus du cercueil de Manuel, vêtue d’un t-shirt noir, les cheveux noués en chignon, les yeux fermés face au soleil brûlant de l’après-midi. Mora pleurait et parlait d’El Americano comme de la personne qu’il détestait le plus au monde. Mora, El Americano et un grand nombre de leurs hommes ont été arrêtés suite à la fusillade, puis relâchés quelques mois plus tard par manque de preuves. Personne n’a encore été reconnu coupable des vies perdues ce jour-là. L’enquête semble être au point mort. Un portrait de Manuel avec une casquette de baseball est posé sur une étagère dans le salon de Mora.
Durant notre entretien, en décembre dernier, Mora s’est rappelé d’une conversation qu’il avait eu avec son fils dans cette même pièce. Certains de ses hommes venaient d’être faits prisonniers et Manuel, lui-même marié et père de trois jeunes filles, implorait son père de déposer les armes. « Arrête tout ça », lui disait Manuel. « Ils vont te tuer. » Manuel a enlevé son chapelet et l’a passé au cou de son père. « Pardonne-moi », a dit Mora à son fils. « Mais je n’arrêterai pas, quoi qu’il advienne. » Ils ont pleuré tous les deux et se sont pris dans les bras. À partir de cet instant, Mora raconte que Manuel est toujours resté à ses côtés.
La vérité ne se laisse pas attraper facilement dans la Tierra Caliente.
« C’était deux ans avant le 16 décembre », se souvient Mora. « Malheureusement, ce n’est pas moi qui ai été tué. Malheureusement… » Une fois son histoire terminée, Mora disparaît dans une autre chambre. Il revient avec le gilet pare-balles noir que portait Manuel quand il est mort. « Il a été touché sur le côté », explique Mora, retournant le gilet pour montrer les trous faits dans le tissu et les enfoncements dans l’armure. « C’est celui que j’utilise dorénavant », explique-t-il. « J’en ai un autre ici, mais c’est celui-là que j’utilise. » Les yeux de Mora s’emplissent de larmes et sa voix s’étrangle. « Je l’emmène partout avec moi », dit-il. Pendant le reste de notre conversation, Mora restera assis avec le gilet criblé de balles serré contre sa poitrine.
À l’aide
La vérité ne se laisse pas facilement attraper dans la Tierra Caliente. Elle est souvent prise sous les feux de disputes locales, d’intentions cachées et d’histoires rafistolées. Des reporters racontent que Mora bénéficiait d’assez peu de crédibilité, mais qu’il avait l’avantage d’être moins corrompu que les autres. La preuve la plus convaincante de cela a été fournie dans un rapport à la conclusion radicale, publié en novembre 2015 par la Commission nationale des droits de l’homme du Mexique (CDNH). Le rapport, établi à partir de 3 000 témoignages dont ceux de 316 autodefensas et 739 dirigeants des États et municipalités du pays, offre un aperçu percutant du mouvement des autodefensas et du rôle de Mora (les enquêteurs ont interrogé 94 de ses hommes).
Selon eux, il y a eu durant le soulèvement des autodefensas et les années qui y ont conduit 3 000 victimes directes ou indirectes. La Tierra Caliente et ses environs sont dès lors devenues des « territoires incontrôlables, où la loi n’était qu’en partie respectée, où la sécurité des populations n’était pas garantie, où le commerce était faiblement développé, où les routes n’étaient pas sécurisées, où les établissements d’enseignement manquaient et où la violence était généralisée ».
Conformément aux propos tenus par Mora, les enquêteurs de la CDNH rapportent qu’au début de l’insurrection, la majorité des participants au mouvement des autodefensas, victimes de crimes perpétrés par les Templiers, ont pris de leur propre initiatives de vieilles armes de petit calibre pour défendre leurs communautés. Le document explique en détail l’évolution progressive de ces autodefensas en groupuscules paramilitaires cherchant à s’emparer de territoires, soutenus plus tard par l’État. Le groupe H3 dirigé par El Americano constitue un parfait exemple de cette transformation.
D’après la CDNH, les habitants de la ville contrôlée par Mora étaient davantage disposés à parler avec les enquêteurs que ne l’étaient ceux vivant dans la zone contrôlée par El Americano. Plus « réticents à l’idée de coopérer », ils montraient même dans certain cas « de la peur ou de la méfiance ». Après la mort de Sanchez, le producteur de citron vert retrouvé carbonisé à l’arrière d’un pick-up, la CDNH, qui avait à cette époque des délégués à La Ruana, « a constaté de visu la tension et l’intimidation opérée par le groupe H3 ». De nombreux habitants interrogés par les enquêteurs ont révélé qu’après la première incarcération de Mora, des membres du groupe H3, dont d’anciens membres des Templarios, ont pris le contrôle de la zone sous l’autorité d’El Americano. Ivres, ils improvisaient des checkpoints, se livraient à de nombreux vols, à des extorsions, des razzias et brûlaient même des maisons.
En 2011, quand Mora a commencé à penser à prendre les armes, José Maria Cazares venait d’accéder à la tête de la direction des droits de l’homme de la CDNH au Michoacán. Leurs bureaux ont participé cette année-là à l’élaboration d’un livre regroupant des dessins d’enfants sur les violences du conflit. Cazares se souvient bien de ce livre. Il m’en a parlé lors d’un entretien dans son bureau de Morelia, la capitale de l’État. C’était son dernier jour en fonctions et il avait l’air fatigué. Assis à une grande table en bois, il explique que ces dessins étaient les reflets des échecs institutionnels : la pauvreté, le chômage et le faible niveau d’instruction auxquels le gouvernement avait vainement essayés de pallier pendant vingt ans. Ces facteurs ont permis au crime organisé de s’installer durablement et conduit à l’émergence des autodefensas.
Selon lui, tout porte à croire que les choses ne changeront pas de sitôt. « Ça nous inquiète », avoue Cazares. « Malheureusement, nous n’avons pas été capables d’instaurer des politiques publiques qui défendent les droits de l’homme », explique Cazares. « C’est un problème auquel nous devons faire face : le même scénario va se perpétuer pendant les vingt prochaines années. »
Pendant les dix années durant lesquelles le gouvernement du Mexique et celui des États-Unis ont été en guerre contre le narcotrafic, un nombre impressionnant de grands trafiquants ont été tués ou arrêtés par les autorités. Parallèlement, d’immenses pertes humaines ont été enregistré. Par moments, le taux d’homicides au Mexique dépassait ceux de l’Irak et de l’Afghanistan confondus. Des scientifiques ont démontré que la baisse de l’espérance de vie des hommes mexicains était la conséquence de cette violence. À ces pertes humaines s’est ajoutée l’épidémie de disparitions relatives au crime organisé. Sans compter que les forces de sécurité mexicaines ont été décrites comme les plus corrompues de l’histoire de l’Amérique latine.
Pendant ce temps, les 1,5 millions de dollars investis par les États-Unis dans la guerre de la drogue au Mexique et les 79 millions de dollars que le gouvernement mexicain aurait dépensé pour assurer la sécurité publique n’ont eu qu’un faible impact sur la quantité de drogue exportée vers le nord. Les cartels mexicains, selon l’étude annuelle produite par la Drug Enforcement Administration (ou DEA), continuent de représenter la principale menace criminelle aux États-Unis.
Dans la Tierra Caliente, le narcotrafic prospère depuis des décennies. Auparavant, la violence ne concernait que les individus impliqués dans le trafic de drogue. C’est à partir de la défaite du PRI en 2000 et de la déclaration de guerre de Calderón en 2006 (et du soutien des États-Unis qui a suivi) que la sécurité publique est devenue la préoccupation majeure des habitants de la région. Mais à cette époque, le trafic de drogue était encore une considération secondaire comparée à l’exploitation mafieuse des populations locales par les trafiquants, les violations des droits de l’homme perpétrées par les forces de sécurité du gouvernement et la corruption de la fonction publique.
Les drogues ne sont que la partie immergée de l’iceberg. Le fond du problème est un marché noir incroyablement vaste et lucratif, qui tire parti d’institutions publiques amorphes. Après que les autodefensas sont parvenus à éradiquer les Templarios (le coup de grâce ayant été porté après que la milice ait rejoint les rangs de l’État) une myriade de groupes criminels sont venus prendre leur place. Selon les endroits, les fuerzas rurales de la Tierra Caliente sont aujourd’hui perçues comme des forces manquant de moyens, comme une police sous-entraînée, ou carrément comme des barons du narcotrafic en uniformes.
Nayeli Noriega Espinoza, une reporter télé qui a couvert les crimes qui ont eu lieu à Apatzingán, affirme qu’au moins trois ou quatre groupes de narcotrafiquants sont en compétition pour remplir le « vide criminel » laissé par la chute des Templarios et l’effondrement des autodefensas. Elle explique qu’il y avait auparavant une forme d’ordre dans la folie : les gens savaient qui était derrière la violence locale. Aujourd’hui, dit-elle, « nous ne savons pas qui tue ». « Il n’y a plus d’autodefensas », déplore la journaliste. « Personne ne nous aidera. »
La messe
Depuis que Mora a déclenché l’insurrection contre le crime organisé, sa femme et sa fille se sont exilées aux États-Unis. Sa famille, dit-il, attend encore le visa de la veuve de Manuel et de ses petits-enfants. Pour sa part, Mora n’a pas la moindre intention de quitter La Ruana. « Je n’ai pas peur qu’ils me tuent », dit-il. « Les raisons qui me poussent à ne pas me taire sont plus fortes que jamais. » Mora raconte que certains de ses amis lui disent que son combat est vain. « Je leur réponds que le seul moyen qu’ils ont de m’empêcher de parler est de me tuer. »
Mora affirme qu’il partagerait volontiers ce qu’il sait des connexions entre le crime organisé et les autorités mexicaines corrompues. « Je veux en finir avec le bordel causé par ces fils de putes », mais il ne le fera qu’auprès des autorités américaines. « Je ne donnerai des noms qu‘aux gens de la DEA ou du FBI », insiste-t-il. « Donner des noms aux journalistes me ferait courir des risques énormes avec peu d’espoir que ça mène à grand-chose », explique Mora. « Faire des généralités, c’est une chose, donner des noms, c’en est une autre. » Les personnes auxquelles Mora fait allusion sont extrêmement puissantes et disposent d’armes lourdes et de sommes importantes.
« Ils ont acheté de nombreuses personnes au Mexique », raconte-t-il, avant d’ajouter : « J’ai déjà perdu mon fils, je ne vais pas mettre en danger les autres membres de ma famille. » Lorsque je lui demande si son combat valait la mort de Manuel et sa séparation d’avec sa femme et ses enfants, Mora a du mal à répondre. « Ma réponse est différente aujourd’hui de celle que je vous aurais donnée quand on a commencé à se battre et qu’il s’agissait d’une lutte entre nous et les Templarios », avoue-t-il.
À l’époque, il pensait que le combat pouvait être gagné. « Aujourd’hui, c’est plus compliqué », dit-il. « Nous nous battons contre un gouvernement corrompu, et ça, c’est très difficile. » « Il faudrait que les agences américaines comprennent que ce qu’il se passe est le résultat de la corruption au sein même du gouvernement », dit-il. « Je ne veux pas faire de généralités, il y a des gens honnêtes au gouvernement – mais ils sont en minorité. »
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Tard dans l’après midi, lors de notre dernier jour ensemble, Mora propose de me faire visiter ses plantations de citronniers. Nous grimpons dans son 4×4 aux allures de char. Les appuie-têtes du siège conducteur et des autres passagers à l’avant sont en acier renforcé. Escortés par un camion conduit par ses employés, nous partons en direction de sa propriété agricole.
Des branches balayent le véhicule aux vitres pare-balles tandis qu’il sillonne les collines vallonnées. Une chanson populaire passe à la radio. Mora se plaint de la nécessité d’avoir toujours avec lui un contingent armé. « Je n’ai aucune intimité », dit-il. Ça lui rappelle à quel point sa vie a changé. Sa propriété elle aussi a changé. Ces derniers temps, s’y rendre lui fait peur, confesse-t-il.
N’importe quel homme de main cherchant à se faire un peu d’argent pourrait tirer parti des vastes espaces de la propriété pour l’abattre. Mora a le sentiment qu’il va mourir ici, sur les terres qu’il a cherchées à défendre. Mora s’arrête devant la maison familiale. Il s’agit d’une bâtisse à un seul étage, dont les murs en brique sont recouverts de peinture écaillée. Il se gare et marche en direction d’un enclos dans lequel un poulain à la robe brune appelé Soldado gratte le sol de ses sabots, impatient d’être nourri. Le vieil agriculteur raconte qu’avant le soulèvement, il projetait de rénover la maison pour y vivre avec son fils et ses petits-enfants.
Aujourd’hui, c’est hors de question : non seulement Manuel est mort, mais en plus de cela la zone est terriblement exposée. Il pointe du doigt une colline à l’horizon – le parfait endroit, selon lui, pour tirer sur la propriété. Mora m’explique que la maison est l’endroit dans lequel il se sent le moins en sécurité. Il l’évite autant qu’il peut. À la tombée de la nuit, ses employés et lui préparent des tacos au fromage de chèvre pour le dîner. Le fermier raconte des histoires et des plaisanteries. La radio du pick-up diffuse un hymne composé en l’honneur des autodefensas. Les hommes se regroupent autour du véhicule pour l’écouter, leurs silhouettes illuminées par les phares.
Le lendemain matin, c’est le premier anniversaire de la fusillade durant laquelle Manuel a perdu la vie. Une messe catholique est prévue à 17 heures à l’endroit du massacre. Il est bientôt l’heure et près d’une douzaine des combattants de Mora sont réunis devant la maison, assis sur des chaises de jardin dépareillées. L’un d’entre eux se met à ronfler bruyamment, sa casquette sur les yeux et le fusil posé contre la cuisse. Un autre enfile une cagoule avant de poser un casque noir sur sa tête. Il prend ensuite une série de selfies avec son portable. Pris en flagrant délit, il lève aussitôt le pouce.
Bien que l’atmosphère soit à la gaieté, l’incertitude qui plane est presque palpable. Il y a un an, El Americano a perdu des hommes lui aussi et tous ignorent comment le groupe H3 réagira aux funérailles. Tout en riant et en se taquinant, les hommes vérifient leurs chargeurs. Mora reparaît. Il a troqué ses habituelles sandales en cuir contre des chaussures plus habillées. Aucune trace de son fameux gilet pare-balles. Ses hommes s’installent dans deux pick-ups des fuerzas rurales et un 4×4 blindé. Mora mène le convoi sans garde du corps. Dans son véhicule se trouvent ses petites filles et la veuve de Manuel. Les petites portent toutes des robes bleu marine aux bordures blanches.
Mora se gare à l’endroit de la fusillade. Sur un côté de la route ont été déposés quelques bouquets, des croix et des affichettes avec les noms et dates de naissance de ceux qui y ont trouvé la mort. De l’autre côté se trouve un autel en béton blanc avec une statue de la Vierge Marie, des fleurs roses drapant ses épaules. Mora et ses hommes disposent des chaises en plastique blanc devant l’autel. Les gens commencent à arriver, occupant une par une les chaises blanches. Le soleil tape fort et les femmes se font un peu d’ombre avec leurs ombrelles. Mora s’assied au milieu de l’assemblée.
Sa belle-fille, quant à elle, a pris place au premier rang. Le prêtre débute la prière. Les voitures continuent de rouler sur la route à deux voies. Les hommes de Mora sont postés des deux côtés de la route, l’arme au poing. Inquiets, ils regardent passer et repasser deux Jeep flashy qui appartiennent au groupe H3. D’après les hommes de Mora, les conducteurs cherchent à perturber la cérémonie. Heureusement, les véhicules ne s’arrêtent pas. La messe prend fin tandis que le soleil se couche derrière l’horizon. Le ciel qui surplombe la Tierra Caliente vire à l’orange ardent. Mora se lève de sa chaise et pose sa casquette sur son visage. Quelques personnes font la queue pour lui serrer la main et le prendre dans leurs bras. Mora les étreint une par une, avant de retourner avec ses hommes.
Traduit de l’anglais par Lucile Martinez d’après l’article « The Hot Land », paru dans The Intercept.
Couverture : Un homme des autodefensas.
POURQUOI LES CARTELS ONT-ILS DÉCLARÉ LA GUERRE AUX FABRICANTS DE TORTILLAS ?
Dans l’État le plus violent du Mexique, les cartels cherchent à prendre le contrôle des tortillerías et sont prêts à tuer pour y parvenir.
I. Los Mangos
Samuel a dévalé la piste de terre escarpée bordée de maisons roses et bleues à une allure désespérée, pour tenter de se sauver. Le jeune homme de 20 ans courait aussi vite qu’il pouvait, zigzaguant d’un côté à l’autre de la rue. Il a supplié en vain qu’on lui ouvre une porte pour qu’il puisse se réfugier à l’intérieur. Personne n’a ouvert. En ce milieu de matinée, le quartier défavorisé et violent de La Laja à Acapulco, la célèbre station balnéaire mexicaine, semblait tout à coup désert. Quelques instants plus tôt, trois hommes armés avaient fait irruption dans la boutique de tortillas où travaillait Samuel, Los Mangos, et avaient ouvert le feu. Rodolfo, le seul autre garçon avec qui Samuel travaillait, a lui aussi réussi à échapper aux premières salves de coups de feu. Mais en tentant de s’enfuir et d’atteindre le toit, Rodolfo été touché dans le dos. Il est tombé du premier étage sur le sol crasseux de la rue et est mort sur le coup. Son corps inanimé gisait devant l’entrée de la boutique.
Alors qu’il courait sur la piste, Samuel savait qu’il était la prochaine cible. L’un des tireurs, qui avait l’air d’avoir le même âge que lui, a tenté de lui tirer dessus avec son pistolet 9 mm, mais il a loupé son coup. C’est ce qui a permis à Samuel d’atterrir sur le goudron et de tenter sa chance : s’il atteignait le coin de la rue et qu’il s’engouffrait dans l’allée, il disparaîtrait à la vue des tireurs. Il n’était qu’à une dizaine de mètres du virage quand une balle a transpercé son crâne et qu’il est tombé brutalement sur le sol. Les tireurs, pensant qu’ils avaient accompli leur mission, sont repartis. Mais Samuel était encore en vie. Lorsque la police est arrivée sur les lieux une heure et demie plus tard, il était étendu sur le dos, crachant du sang et suppliant qu’on ne le laisse pas mourir. « Tiens bon, chavo ! Les secours sont en chemin », lui a dit l’un des agents. « Ne t’endors pas. » Samuel Sotelo Jurado est mort à l’hôpital quelques heures plus tard. C’était le 7 janvier 2016.