Ce mardi 16 octobre, au ministère de la Justice américain, trois photos du même homme sont affichées sur une pancarte rouge et blanche. La rançon pour ce moustachu est de 10 millions de dollars. Derrière un pupitre, le procureur général Jeff Sessions prend la parole, encadré par des officiels dont les mains jointes soutiennent différentes chemises. Pour lui, le plus important dossier est celui des cartels mexicains qui « restent la plus grande menace criminelle en matière de drogue aux États-Unis. » Et parmi eux, il y en a un plus préoccupant que les autres : le Cartel Jalisco New Generation (CJNG).
Ce groupe d’à peine 10 ans « est un des plus puissants du Mexique et le ministère de la Justice le considère comme l’une des cinq organisations criminelles les plus dangereuses au monde. Il est responsable du trafic de plusieurs tonnes de cocaïne, de methamphetamine, de fantanyl et d’héroïne aux Etats-Unis, ainsi que de violences et de nombreuses vies fauchées au Mexique. » C’est pourquoi, le gouvernement américain annonce en ce jour 15 inculpations contre un total de 45 mafieux. Et il rappelle que la tête de son chef, Nemesio Oseguera Cervantes alias El Mencho, vaut 10 millions de dollars.
Cargaison funèbre
Le long d’un chemin de boue, quelques familles mexicaines fixent un camion blanc perdu en plein terrain vague, au milieu des herbes folles. Alignées contre un mur en brique avec maris et poussettes, quatre femmes grimacent. L’une d’elles se pince le nez. Voilà une douzaine d’heures que le véhicule abandonné exhale une insoutenable odeur de mort à Tlajomulco de Zúñiga, dans le sud de Guadalajara. Du sang suinte même de la remorque, où rayonne avec une intense ironie le sourire de l’ours blanc qui sert de mascotte à la société de transport Logistica Montes. Ce 15 septembre 2018, les habitants ont enfin obtenu le départ de la cargaison infecte. Ils ont appris par la presse qu’elle renferme 157 cadavres en état avancé de décomposition. « Il y a beaucoup d’enfants par ici, cela pourrait nous transmettre des maladies », craint un riverain, Luis Tovar.
En fait, cela fait plusieurs jours que le camion mortuaire erre comme une âme en peine. Transbordé à l’Institut de la médecine légale de la région de Jalisco (IJCF), à Guadalajara, les corps de défunts non réclamés ont d’abord été conduits à Tlaquepaque. D’après la maire de cette commune de banlieue, Maria Elena Limon, le secrétaire général du gouvernement de l’État, Roberto López Lara, ainsi que le président de l’IJCF, Luis Octavio Cotero, sont au courant de ce curieux manège. Il a été organisé car la morgue « déborde », lui a rapporté ce dernier. À la demande de l’élue, le charnier sur roues a continué sa course. Mais n’étant pas plus désiré à Tlajomulco de Zúñiga, il a été renvoyé vers Guadalajara.
À peine le gouverneur du Jalisco, Aristóteles Sandoval, ordonne-t-il une enquête, lundi 17 septembre, que Luis Octavio Cotero reconnaît le lendemain qu’un deuxième camion de ce type est garé dans les locaux de l’IJCF. Il porte le nombre de dépouilles en transit à plus de 300. Licencié séance tenante, Cotero soutient que cette décision a été prise par le procureur général il y a deux ans afin de temporairement gérer le surplus de cadavres. Il pense que ses critiques de l’enquête sur la disparition de trois étudiants en cinéma, en début d’année, ont fait de lui le coupable idéal.
Sans le crime organisé, il n’y aurait pas de cargaison funèbre, reconnaît le secrétaire général Roberto López Lara. En plus des 3 000 personnes disparues, l’IJCF a enregistré 552 assassinats en juillet. Sur les sept premiers mois de l’année, 16 339 homicides ont été perpétrés dans tout le pays, soit 17 % de plus que l’an passé. « Comme d’autres endroits du Mexique, le Jalisco souffre d’une vague de crimes qui a porté le nombre d’homicides à 31 000 en 2017 », compte Reuters. « Cet État est le berceau d’un des gangs les plus violents et puissants du pays, le cartel de Jalisco Nueva Generación. » C’est lui qui a enlevé et tué trois étudiants en cinéma, au mois de mars, avant de dissoudre leurs corps dans de l’acide. Les malheureux auraient été confondus avec les membres d’un groupe rival.
Pour le journaliste américain Parker Asmann, membre de l’institut de recherche Insight Crimes, c’est ce mode opératoire qui a permis son extension rapide : « Le cartel de Jalisco a utilisé une tactique extrêmement violente et agressive pour combattre des groupes criminels rivaux et ainsi prendre le contrôle de zones stratégiques à travers le pays. » En moins de six ans de vie, il est devenu plus puissant que le cartel de Sinaloa. Rares sont pourtant ses membres à avoir été arrêtés.
El Mencho
Ce samedi 26 mai 2018, la circulation est bloquée sur l’avenue Royal Country de Zapopan, à l’ouest de Guadalajara. Devant la portière de son 4×4 gris arrêté à hauteur d’un supermarché Seven Eleven, une femme brune fronce les sourcils. Elle semble ne pas comprendre les raisons de son arrestation par un groupe de policiers d’élite vêtus de cagoules. En tendant son sac à main et retirant son collier, Rosalinda González Valencia s’inquiète plus de ce qu’il adviendra de ses effets personnels que d’elle-même. La femme du parrain le plus puissant du Mexique, Nemesio Oseguera, dit « El Mencho », est pourtant « l’administratrice probable des ressources économiques et légales du groupe », selon le secrétaire du gouvernement du Jalisco.
Sans doute savait-elle qu’elle ne resterait pas longtemps en détention. Le 6 septembre 2018, elle a été relâchée contre une caution d’1,5 million de pesos (670 000 euros). Si les charges de blanchiment d’argent et de délinquance organisée ne sont pas abandonnées, la qualification de crime organisé n’a pu être retenue. Sa libération apporte donc une nouvelle preuve de l’impunité dont jouit le Cártel de Jalisco Nueva Generación. Tandis que le procureur général du pays a fait condamner 378 criminels dont 82 membres de gangs entre le 1er septembre 2017 et le 30 juin 2018, aucun n’était membre du groupe de Rosalinda González Valencia.
En août, les gouvernements mexicain et américain ont élevé la rançon pour El Mencho à 6,6 millions de dollars. Mais rien n’y fait. « Soit les autorités manquent d’informations pour condamner les membres arrêtés, soit la corruption du système judiciaire leur offre un traitement favorable », devine Parker Asmann. Dans les deux cas, elles ont manifestement affaire à un groupe mieux organisé que les autres dont les membres font tout pour se protéger les uns les autres. Autrement dit, cette fois, il s’agit d’une famille au sens propre.
Le clan
Tous les membres du Cártel de Jalisco Nueva Generación ne sont pas en liberté. En 2010, Armando Valencia Cornelio a été condamné à 47 ans de prison. C’est lui qui, avec son cousin Luis Valencia, a inauguré l’entreprise familiale en 1985. D’abord vendeurs de cocaïne et de cannabis pour le cartel de Juárez dirigé par Amado Carrillo Fuentes, ils se lancent à leur compte une décennie plus tard, gagnant des marchés au Michoacán, au Jalisco et au Colima. Ces modèles de secret attirent l’œil des autorités lorsqu’elles s’aperçoivent que leur « cartel de Milenio » fournit une partie de la drogue parvenant en Californie, à Chicago et à New York.
Armando Valencia Cornelio prend alors Nemesio Oseguera Cervantes comme garde du corps. Passé de guetteur dans les champs d’avocats à gérant du trafic de cannabis à Aguililla, cet ancien policier est aussi devenu le compagnon de la fille du patriarche, Rosalinda González Valencia. Il lui succède donc après son arrestation, en 2003. Malgré sa discrétion, la police avait notamment réussi à mettre au jour ses liens avec le chef du cartel de Medellín, Fabio Ochoa. Attaqué par le cartel Los Zetas, le cartel de Milenio se replie alors au Michoacán. Là, il effectue régulièrement des opérations pour le compte du cartel de Sinaloa.
Ce dernier, observe Steven Dudley, co-directeur d’Insight Crimes, « n’a pas de hiérarchie stricte et les alliances qui le composent sont par conséquent éphémères ». Le cartel de Milenio implose d’ailleurs en 2009. Nemesio Oseguera Cervantes rejoint alors un groupe baptisé « Torcidos », qui prend sous son commandement le nom de Jalisco Nueva Generación. Très vite, les violences augmentent au Jalisco et à Veracruz, où El Mencho se venge des Zetas. Son nom devient très populaire en 2015. Après avoir tué 15 policiers dans un guet-apens, en avril, ses hommes abattent carrément un hélicoptère militaire le 1er mai. Cet attentat inédit plonge la région dans un cycle de violence sans nom.
« En à peine quatre ans, un gang criminel méconnu a grandi au point de concurrencer le plus célèbre parrain, Joaquín “El Chapo” Guzmán, pour le contrôle du trafic de drogue au Mexique », résume Business Insider en octobre 2016. Ce même mois, le département du trésor américain le place sur sa liste de trafiquants de drogues internationaux. « Le cartel de Jalisco est principalement impliqué dans la vente de stupéfiants, notamment synthétiques, mais il commence aussi à faire commerce de pétrole volé », indique Parker Asmann.
Derrière lui, El Mencho a rassemblé les nombreux fils de la famille Valencia. Abigael, Elvis, Gerardo et José ont été arrêtés entre mars 2015 et décembre 2017. Mais il se raconte que le clan compte entre 12 et 18 frères et sœurs. La plupart sont donc encore en liberté. « Vu la croissance rapide qu’a connu le cartel ces dernières années, on peut s’attendre à ce que cela continue », estime Parker Asmann. À moins que des divisions internes finissent par désunir la famille.
Couverture : Photo de classe.