La genèse de White Night débute bien avant mon arrivée sur le projet. C’est une étincelle née dans le cerveau de Ronan Coiffec, quelqu’un qui fait des jeux depuis qu’il est gamin et dont je vais beaucoup parler ici car il est le nœud (marin, c’est un breton) et le centre du projet – ma propre trajectoire ayant croisé la sienne quelques fois, avant que je ne lui emboîte le pas. Je l’ai rencontré à Lyon en 2008 sur Alone in the Dark 5 chez Eden Games, où j’avais été parachuté façon commando, équipé de mes outils glanés sur Obscure 2, ma première expérience professionnelle de scénariste jeu vidéo.
Alone in the Dark 5 avait subi des coupes de budget drastiques, et le script original en avait gardé de lourdes séquelles. D’abord embauché comme script doctor, je me suis retrouvé en charge de la réécriture. C’était un gros chantier avec du scotch et des punaises pour remettre sur pied une sculpture aussi monumentale que bancale. Je suis donc resté six mois sur place, ce qui m’a donné le temps de rencontrer Ronan.
Il était entré dans l’équipe cinématique après avoir démarré comme concept artist du fait de sa formation aux Beaux-Arts – d’où il a gardé un fameux coup de crayon, il faut le préciser, et la capacité à assurer le poste de directeur artistique sur White Night. Nous partagions le bureau avec cinq personnes, dont quelques-unes, Guillaume Colomb et Axel Crétinon notamment, allaient intervenir sur White Night quelques années plus tard.
C’est aussi chez Eden Games que Ronan a rencontré Mathieu Frémont et Domenico Albani, deux programmeurs qui développaient un moteur graphique de leur côté depuis déjà quelques années, le futur OEngine. Des gens plutôt doués, et une rencontre fondamentale pour la suite des événements.
Tout cela est déjà symptomatique de la façon dont l’équipe s’est constituée – j’imagine, comme souvent dans tous les milieux créatifs : au fil des projets, des collaborations et des trajectoires boulot-bars, là où les amitiés se forgent et où la bière bénit la naissance des idées. En général des bières costaudes, qui ont du goût, des trucs qui… inspirent.
Une anecdote à ce sujet : nous avons fait fermenter deux bières White Night. À ceci près que la première cuvée s’est appelée la Péritonite, en l’honneur d’une crise d’appendicite contractée par Ronan en Allemagne.
La question de l’Autre
Tout en travaillant sur Alone in the Dark, Ronan, qui a du mal à rester bras croisés, était en train de créer le premier prototype de ce qu’allait devenir White Night – je ne le savais pas encore. Il travaillait alors sous Virtools (un programme pour faire tourner un jeu vidéo), qui convenait parfaitement à un jeu peu gourmand en ressources. C’était déjà dans le cahier des charges : être réalistes, s’en tenir à nos besoins réels pour être sûrs de contrôler le maximum de paramètres. Il y avait plusieurs projets sur le feu. White Night n’était pas encore une priorité.
Après Alone in the Dark 5 et toujours chez Eden Games, Ronan a travaillé avec Guillaume sur le remake fidèle et next gen d’Alone in the Dark, mais ce projet, bien que très prometteur et qui aurait pu amener pas mal de choses au studio, a été tué dans l’œuf. Le projet a néanmoins laissé son empreinte dans la tête de Ronan et confirmé son intuition sur White Night.
Avec Ronan nous discutions surtout musique, cinéma, jeu vidéo bien entendu, nous rappelant la boule dans la gorge provoquée par des jeux comme Ico ou Shenmue, ces évidences artistiques qui sont restées des modèles aujourd’hui indiscutables, et dont on retrouve l’ombre portée sur toute une portion de la scène indépendante. C’est un moment important, lorsque vous comprenez que la personne en face de vous partage la même vision du jeu vidéo. C’est un peu comme une vision de la vie, comme ce que peut dire Godard du cinéma, parce qu’il était évident que cela pouvait faire atteindre à notre medium une dimension artistique totale. J’entends, la lui faire atteindre aux yeux du monde – c’est ce qui commence à se passer aujourd’hui.
Comme de coutume, mon intervention sur Alone ne fut qu’une mission et je suis revenu sur Paris au bout de six mois.
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J’ai retrouvé Ronan bien plus tard, alors que je rentrais chez Ubisoft Paris pour produire du sketch comique sur les Lapins Crétins 4 : Retour vers le passé. Heureux hasard, Ronan venait lui aussi d’arriver sur le projet. Nous avons passé onze mois dans la même équipe, c’est là que nous sommes devenu amis, au fil de beaucoup d’heures de discussions et de pintes.
Notre collaboration professionnelle sur les Lapins fut assez limitée du fait du processus en place à l’époque – le scénariste était dans une bulle, déconnecté de l’équipe design, avec pour seul lien le creative director. Ce n’était pas la meilleure façon de faire et nous le savions tous les deux, alors nous avons travaillé un peu entre nous, sur le niveau dont Ronan était responsable. Un narrative designer est là pour dialoguer avec les level et game designers, s’adapter à leurs besoins, travailler avec leurs outils. C’est ce que je fais, et c’est donc ce que nous avons fait – ce n’était pas plus compliqué que cela. Cela fonctionnait bien, nous nous comprenions sans souci. Ce fut un test concluant.
Ronan a une forte sensibilité pour tout ce qui fait du jeu vidéo un medium total, la jonction du cinéma, de l’art pictural et de l’interactivité.
Ronan a une forte sensibilité pour tout ce qui fait du jeu vidéo un medium total, la jonction du cinéma, de l’art pictural et de l’interactivité. Cela implique la narration. Il est fondamental qu’un creative director ait une vision globale de son projet. Et s’il n’est pas un expert et que ses tentatives dans la narration me font souvent rire – il écrit lui-même des versions de travail que je retouche ensuite, quand nous n’avons pas le temps de travailler ensemble –, il a en tout cas l’intuition de ce que c’est, de comment cela se goupille, de ce qui est bon ou pas pour le projet, tout en restant le garant du fameux less is more que l’on peut parfois oublier.
J’avais capté cela chez lui, son ouverture et sa polyvalence, l’éclectisme de ses goûts et surtout un énorme potentiel créatif. C’était quelqu’un qui faisait. Ce qui me faisait rire, c’est qu’il finissait souvent par rebondir sur ce que je lui disais avec cette phrase : « D’ailleurs j’ai déjà fait un jeu qui parle de (sujet divers) sur le moteur (rayer les mentions inutiles) Unity/Multimedia Fusion/Virtools… »
J’imaginais les heures passées devant son écran, les disques durs remplis de petits projets… Il pensait, vivait jeu vidéo. Tout en allant régulièrement au théâtre voir des pièces expérimentales « de ouf » qu’il me racontait à la pause le lendemain, et dont je ne retenais qu’une chose : dans ces pièces, il y avait toujours des gens à poils – il m’en voudra peut-être d’écrire cela, mais c’est vrai.
Ce que je veux dire, c’est que Ronan se place dans la catégorie d’une culture plurielle qui va piocher un peu dans tous les secteurs, en se basant sur des classiques pour mieux aller chercher ce qui sort de l’ordinaire. Il envisage le jeu vidéo comme un art total, un mélange de références et de percées conceptuelles. C’est important pour la suite de l’histoire, et surtout pour White Night.
Chez Ubisoft, nous étions devenus des champions de la pause-café, c’était notre cour de récré dans leur grand schéma très propre. C’est là que nous avons commencé à parler de White Night, entre deux batailles de pelures de mandarine, un peu de café renversé sur le canapé (oui pardon, c’était nous), et de longues discussions autour des jeux que nous adorions.
La problématique de l’émotion dans le jeu vidéo revenait souvent : comment faire pour titiller la sensibilité d’un joueur ? Comment le responsabiliser et l’attacher à une créature virtuelle, la rendre vivante à ses yeux ? Ces questions que nous avions déjà levées sur Alone in the Dark 5, avec un succès mitigé : le personnage féminin y était insupportable, perçu comme un boulet bavard sur lequel le joueur avait envie de balancer une partie du décor – cela tombait bien, tout était à tel point physique dans ce jeu qu’il s’écroulait sur lui-même comme un château de carte.
Je m’étais frotté à la question de l’Autre bien avant, sur Obscure 2, avec plus de succès je pense, parce que j’avais aussi plus de moyens d’agir et que le jeu était pensé pour un binôme permanent faisant alterner sept ou huit personnages jouables.
Le lien humain dans la machine, c’était pour nous le grand challenge du jeu vidéo. Intégrer la narration au gameplay, la verrouiller de façon intime au geste du jeu, la fondre dans cette matière que le joueur devait manipuler pendant plusieurs heures, et lui donner un sens… Délicat, mais pas impossible. Ico l’avait prouvé. Mais Ico c’était japonais, et c’était du génie.
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En parallèle aux Lapins Crétins, Ronan continuait de développer des prototypes de White Night, cette fois-ci sous le moteur de Mathieu et Domenico. Sa vision du jeu se précisait. Il m’en parlait de temps à autre et je rebondissais sur ses idées. L’univers était attirant. Un projet en noir et blanc, un jeu d’horreur-aventure old school, cela me parlait, moi qui venais de l’Amiga 500 et pour qui les noms de LucasArts ou Delphine Software sonnaient comme les cloches du paradis.
C’était un projet personnel pour Ronan, et j’étais prêt à aider, mais il n’y avait pas encore vraiment de process, rien d’officiellement lancé. Le boulot nous prenait pas mal de temps, la vie se chargeait de prélever le reste. On se voyait dans des fiestas en dehors, avec quelques ex-Eden Games qui étaient montés sur Paris, et Nicolas Bredin, le sound designer des Lapins avec qui nous avions très vite accroché, un gars super doué, polyvalent, qui faisait du jeu vidéo et du documentaire.
Nous avions trouvé un bar cool sur le métro du retour et certains soirs nous nous arrêtions pour discuter autour de quelques bières triples, avec Guillaume notamment, qui dirigeait auparavant les cinématiques sur Alone 5, et travaillait alors aussi chez Ubisoft sur Ghost Recon 4. D’autres projets nous accaparaient, mais le cœur du débat restait l’émotion et la question de l’Autre dans les jeux vidéo. Nous pensions toujours en termes de duos : le joueur et une IA, quelque chose qui l’accompagne, l’aide à avancer dans un monde hostile, une relation par nécessité qui deviendrait une relation affective, un gameplay qui tournerait entièrement autour de l’idée de complétude et de lien.
Le problème, c’était celui du temps disponible pour nos projets.
Mon boulot de scénariste accompli, j’ai quitté les Lapins Crétins. Ronan est resté un peu, mais Ubisoft manquait de piment pour lui (enfin, disons surtout les Lapins) et il a fini par partir à son tour chez Dontnod, qui montait un gros jeu – Remember Me – et absorbait d’ailleurs pas mal d’anciens de chez Eden Games.
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Du temps a encore passé. White Night restait un projet parmi d’autres pour Ronan. Mais un projet qui faisait son bonhomme de chemin, tandis que lui prenait du galon et découvrait le management en gérant une petite équipe cinématique. En parallèle, le moteur du jeu continuait de s’étoffer, de gagner en ergonomie et en performance grâce à la collaboration de Ronan, Mathieu et Domenico.
Le gros avantage d’avoir un game designer qui a de l’expérience tant en level design qu’en cinématique, c’est qu’il sait exactement de quoi il a besoin… et ce n’est pas forcément d’un monstre de technologie comme l’Unreal Engine, qui était utilisé pour Remember Me. Notre moteur s’est vu enrichi d’un tas de petites features ultra pratiques et en phase avec les besoins de White Night. Elles permettent aujourd’hui d’éviter des tâches répétitives, des détails agaçants, et de privilégier des façons de créer plus instinctives.
C’était l’avenir qui se préparait, update après update – mais le moteur était aussi utilisé par d’autres personnes, et a notamment permis à Sylvain Passot de créer son Space Run, un tower defense (ces jeux où l’on doit défendre une zone face à des vagues d’ennemis) amélioré, sorti en juin 2014 sous le drapeau de Focus Interactive !
Le nom d’Alfred Hitchcock
D’autres protos de White Night ont vu le jour en parallèle à la production de Remember Me.
Je n’avais encore rien vu du jeu, c’était resté un sujet de discussion où l’on donne son avis en amorçant des pistes. Puis il y a eu quelques réunions dans un parc à côté de Dontnod, avec Guillaume.
Le but était de commencer à vraiment poser un planning, à structurer. Nous avons parlé de l’histoire, brainstormé, isolé des fragments qui nous semblaient solides, et précisé le concept : un jeu avec des références cinématographiques fortes qui détermineraient l’impact de la direction artistique. Un noir et blanc signifiant qui servirait autant de référence aux films noirs qu’aux brisures de l’âme humaine, tout en étant au cœur du gameplay. Des puzzles autour de l’ombre et de la lumière. Une époque : la fin des années 1930. De la survie pure, pas de combat. Un côté aventure poussé pour ne pas s’enterrer dans les clichés du jeu d’horreur. Le nom d’Alone in the Dark revenait toujours, comme un phare qui aide à tenir le cap. Le nom d’Alfred Hitchcock aussi.
Ronan avait avancé son game design et l’avait condensé autour du principe de la lumière au milieu des ténèbres : le but du joueur serait de survivre en utilisant des allumettes, en nombre limité, et avec une durée de vie aléatoire. Pour se mettre à l’abri, il allait devoir activer des sources plus puissantes, électriques, ce qui donnerait lieu à des puzzles. C’était exploitable, un peu old school mais cela mettrait le joueur sous pression, l’obligerait à gérer ses ressources, permettrait de faire de la réutilisation et de l’obliger à explorer le décor. Parfait pour un jeu indépendant.
Nous tenions aussi à avoir une sensibilité, une fragilité, une lumière qui nous ferait tendre vers autre chose. Une respiration. Cette « autre présence » dont nous avions tant parlé, un don fait au joueur, qui était déjà un cadeau que nous nous faisions à nous-mêmes.
Et surtout, nous voulions créer un projet qui sorte du lot, qui assume ses racines mais se pose comme une œuvre à part entière, une proposition artistique totale. Un truc un peu osé, qui nous ferait plaisir, parce que cette fois ce serait notre création et que personne ne nous tirerait en arrière.
J’ai alors vu les premières images vraiment iconiques du jeu et j’ai été impressionné. Le noir et blanc donnait une force vibratoire à la silhouette du manoir. Quelque chose se dégageait définitivement de ces images, et ce n’était que le début. Ce choix artistique – c’était aussi voulu – allait s’avérer un atout majeur pour se démarquer dans l’océan des jeux indépendants. L’expérience a depuis prouvé que c’était une excellente décision, car en une image le jeu intrigue et attire.
Pour moi, le temps était venu de poser des mots, de faire vivre tout cela. J’ai commencé à plancher sur un synopsis définitif du jeu, à approfondir mes recherches sur les personnages, à explorer l’histoire des années 1930.
La première grosse étape fut un développement complet du background sur dix pages, qui donna une cohérence à nos idées et une base de travail pour bâtir nos décors à partir d’une ligne conductrice. Une pièce du puzzle White Night venait de naître, où je développais ce qui m’avait plu dès le départ dans le projet : son potentiel psychologique et sombre, très sombre. Étant un grand fan de films fantastiques et d’horreur, j’ai vu là un merveilleux terrain de jeu où je pouvais traiter quelques thèmes alléchants : le paganisme, l’alchimie, des figures vespérales, la Lune et ses mythes, la féminité, les relations familiales, la fatalité d’être humain.
Nous avions commencé à prendre un rythme, à nous voir régulièrement. Ronan gardait un lien constant avec nos deux programmeurs restés à Lyon, réunions Skype, téléphone, etc. Guillaume finit par partir travailler aux États-Unis. Irène Bernaud, la petite amie de Ronan, costumière dans le théâtre et le cinéma, avait effectué des recherches de vêtements d’époque et posé des concept arts des personnages du jeu. Une première venue au monde pour eux, en sachant que les prototypes accueillaient une version temporaire du personnage modélisée par Ronan lui-même (comme tous les gabarits de décors).
Nous étions donc cinq à ce moment-là. L’équipe n’était pas encore complète, et les choses allaient s’accélérer.
Détour chez Quantic Dream
En juin 2013, Ronan m’a fait venir sur un nouveau projet, Life is Strange, qui avait vu le jour chez Dontnod huit mois plus tôt et dont il était le game director. J’étais ravi, je me faisais une joie de pouvoir travailler avec lui de nouveau sur un projet narratif qui s’avérait très prometteur sauf – et personne ne le savait alors, même pas lui – qu’il allait quitter Dontnod deux mois après ! Cela n’a pas beaucoup plu là-bas, mais comment voulez-vous empêcher un projet de naître ? C’était en tout cas une très bonne nouvelle pour White Night.
Et c’était inévitable parce que, quelques semaines plus tôt, fondé par Ronan et les deux programmeurs Mathieu et Domenico, OSome Studio avait officiellement vu le jour. La production était déjà lancée depuis un moment mais cette fois-ci plusieurs personnes avaient tout mis sur la table, des fondateurs aux investisseurs. Cela couronnait un an de pré-production, de mise en place d’outils, d’optimisation du moteur – désormais baptisé OEngine – et de planification soigneuse. Tout ce travail accompli en amont nous permettait de foncer sans se demander si le projet verrait le jour : c’était devenu un impératif. Les objectifs étaient là, cohérents et réalistes, il fallait maintenant les respecter.
Le choix d’une équipe de freelances agglomérée autour de la core team, tous professionnels expérimentés du jeu vidéo, nous offrait des sensibilités variées et donc une richesse ajoutée pour le projet. Il était important de ne pas s’enterrer dans un mode de pensée unique. White Night se voulait un projet ouvert sur d’autres mondes, littéraires, théâtraux, musicaux, cinématographiques, graphiques… et ses bâtisseurs étaient les porteurs de cet état d’esprit. Pour la plupart des amis dont nous avions eu l’occasion d’apprécier le travail et avec qui nous partagions cette même image du jeu vidéo qui nous faisait avancer.
Axel, l’ex-compagnon d’Eden Games, enrichissait le jeu de ses modèles 3D vintage, aidé par Marie Meirieu. Cédric Jagut, animateur chez Dontnod venu du monde de l’animation classique, rejoignit l’équipe animation qui accueillait aussi Lisa Hulot.
Un compositeur américain vivant à Paris, Zachary Miskin, violoncelliste issu des conservatoires de New York et Paris, est venu grossir les rangs. Spécialisé dans la musique contemporaine avec une sensibilité jazz, son style s’adaptait parfaitement aux couloirs ténébreux du manoir. Il évoquait ses fondations boisées, la folie qui faisait grincer ses planchers, mais aussi le jazz, qui explosait aux États-Unis dans les années 1930 – un autre thème important du jeu.
Rencontrée quelques années plus tôt, Froydis Arntzen Dale, notre comédienne de théâtre norvégienne qui vivait alors aussi à Paris, a travaillé avec Zachary sur une chanson qui deviendrait le thème de White Night, un morceau mélancolique dont j’avais écrit les paroles en rapport avec notre univers. Le résultat nous a plu, il restait bien dans la tête et complétait l’identité du jeu, qui venait de se trouver une voix chaude et sensuelle, en même temps qu’une icône digne des divas de l’époque.
Côté scénario les choses se précisaient. J’avais fait une proposition à Ronan : le jeu serait écrit entièrement au passé, pour évoquer le roman noir. Il était super motivé. Je savais que cela allait être un peu plus acrobatique, mais cela semblait une évidence. Validé ! On avance.
Nous avons travaillé avec Ronan sur une narration à deux niveaux. L’une s’appuierait sur le background de l’histoire et passerait à travers des textes lus, l’autre serait actée devant le joueur. Nous avons isolé, hiérarchisé les séquences en question, et… il était désormais temps de passer à la motion capture. Ce n’était pas une surprise, c’était budgété. Avec les zéros qui s’accumulaient au niveau des coûts, l’ampleur de ce jeu né de discussions de bars et de pauses déjeuner commençait à nous faire dire : « Tu imagines ? On y est ! »
Après des répétitions au 100, un atelier d’artistes tapi dans le XIIe arrondissement de Paris où Ronan travaillait depuis quelques semaines entouré de sculpteurs et de peintres, nous nous sommes rendus chez Quantic Dream qui avait accepté de nous louer leur studio. Nos fichiers Excel étaient à jour, nous étions prêts. Damien Robert et Froydis, nos deux acteurs, ont joué leur rôle à la perfection pendant ces deux journées de motion capture où nous avons tourné à un rythme constant des scènes parfois complexes, aidé par Jean-Luc Cano, scénariste-réalisateur et directeur d’acteur, et tout le professionnalisme de l’équipe Quantic – des gens super accueillants, réactifs et dévoués à leur boulot. Tout s’est passé à merveille. Après un peu d’attente, le résultat intégré dans le jeu nous a comblés de bonheur : nos personnages prenaient vie ! Ils étaient là, incarnés.
Un peu comme dans un jeu de course, nous avions passé plusieurs checkpoints fondamentaux avec succès (mais pas sans stress) et pouvions souffler pendant quelques jours, avant le prochain challenge.
La nuit blanche
Ces cinématiques, qui racontent une partie importante de notre histoire, allaient être utilisées par Ronan et intégrées dans le jeu là où elles lui sembleraient le plus adaptées, et surtout sans le contraindre dans son processus créatif.
Cet aspect modulaire, qui doit rappeler que la narration dans le jeu vidéo est organiquement liée au game design, le laissait libre de créer ses niveaux et s’intégrait dans une démarche réaliste posée dès le départ : l’ego devait s’effacer devant un mot d’ordre, « il faut avancer ». Pas de tergiversations, d’ambitions folles, de réunions sans fin, de ces cycles construction-démolition que l’on a trop souvent connus sur de grosses productions. Si le résultat convenait, il fallait avancer. Et le projet avançait. Il y a eu des ralentissements, mais jamais de problème bloquant.
L’ambiance du jeu a gagné en épaisseur avec l’excellent travail de Nicolas sur le son, riche et malsain – une vraie bande son de film d’horreur. Les fantômes qui hantent le manoir sont devenus de plus en plus terrifiants. Les personnes qui prenaient la manette bondissaient déjà sur leur fauteuil. Et, c’est suffisamment drôle pour être noté tout en offrant un bon aperçu de la réalité : l’une des plus grosses victoires de la production a été remportée le jour où les portes du manoir ont fini par fonctionner sans bug (oui, les portes de jeu vidéo sont des éléments complexes, on n’en parle pas assez).
De mon côté, je continuais mes recherches et réalisais que la nuit blanche dont parle le jeu est aussi celle que traversait l’Amérique dans ces années 1930, ravagée par la Grande Dépression. J’en ai discuté avec Ronan. Il nous semblait évident de cultiver ce sous-texte politique et social dans le jeu, cette préoccupation qui élargissait la focale du projet… Nous avons décidé de la garder en tête pour l’avenir : White Night était peut-être un survival horror, mais il parlerait aussi de l’Histoire du monde.
L’horreur n’était pas que dans le texte ; l’obscurité étant une chose universelle, elle s’applique à beaucoup des choses que l’être humain a créées.
Régulièrement, en vue des démos, j’écrivais des textes d’interaction en anglais et français, avec la traditionnelle limitation de caractères qui t’oblige à te creuser les méninges pour être percutant sans t’étaler. Nous avons un outil de production maison extrêmement perfectionné intégré à Excel, qui tient en un seul message : « Limite de caractères dépassée, connard ! Continue ? » Je remercie Pierre, un stagiaire qui a aidé à mettre en place les documents de prod textes, pour ce mot improvisé qui me rappelle que je ne fais pas du roman, mais du jeu vidéo. Et je ris encore tout seul quand je rouvre Excel, qui n’est pas un programme très drôle à la base – même si Pierre a occulté le fait qu’un scénariste dépasse souvent la limite de texte dans ses premiers jets, et que dans les moments de crunching (cette phase de travail intensive souvent liée à des dates de rendu), sa patience est mise à rude épreuve. Je sais que les programmeurs n’en pensent pas moins, en tout cas cela restera comme un des gimmicks folklos de la production.
À côté de tout cela, et bien qu’encore en développement, le jeu commençait à susciter la curiosité des sites web. Ronan était en contact avec un certain nombre d’indépendants français, dont ses ex-collègues de Strike Vector qui étaient en train de finir leur jeu. Ils ont insisté sur un point clé : il fallait mettre le paquet sur la communication ! C’était certes pénible, mais il ne fallait pas oublier que nous faisions partie d’une industrie avec une forte concurrence.
Le but était de saisir les opportunités d’augmenter notre visibilité. Participer à des salons, des concours, en évitant de se prostituer et donc en faisant les bons choix. Autant être honnête, cela demande beaucoup de boulot, de temps et d’énergie, pour livrer des dossiers propres et complets… Autant de temps rogné sur la production du jeu, mais il faut le faire. Les résultats n’ont pas tardé à se faire sentir.
Je me souviens, j’étais chez Dontnod fin 2014 lorsque les choses n’allaient pas bien là-bas. Le moral n’était plus à ras des pâquerettes, il flirtait carrément avec les morts. Je savais que mon CDD ne serait pas renouvelé à cause de cela. Mais j’ai reçu un SMS de Ronan : White Night venait tout juste de remporter le prix du meilleur jeu PC/Console de la Game Connection Europe 2014, qui se tenait au même instant à Paris ! J’ai poussé un cri de joie.
Quelques minutes après, deuxième SMS : on venait de remporter le grand prix du salon… C’était la première fois en neuf ans de carrière que je vivais cela. J’étais plus habitué à voir des employeurs couler avec leur studio qu’à gagner des prix, dans un secteur déjà difficile pour un scénariste spécialisé.
Le jour-même, petits et gros éditeurs se sont rués sur Ronan, Mathieu et Domenico. Cela a commencé à discuter business pour de vrai. Un gros éditeur, dont l’identité est restée secrète jusqu’à sa révélation, s’est manifesté pour devenir notre publisher.
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Quelques mois plus tard, nous nous rendions à la Game Developers Conference de San Francisco. Encore une première : un salon pro, et aux États-Unis ! Les trois fondateurs, Ronan, Mathieu et Domenico étaient là. Je les ai rejoints depuis Montréal, où nous avons passé neuf jours dans une jolie maison typique de l’époque victorienne.
Nous y avons rencontré joueurs, étudiants, journalistes, professionnels du monde entier… dont un gars de chez Naughty Dog qui avait travaillé sur The Last of Us, Uncharted, avec 15 ans de boîte derrière lui. On lui a fait tester le jeu, et il était vraiment à fond. Dans notre stand, nous avions reproduit un coin vieux manoir qui attirait vraiment les gens. C’est là que j’ai pu mesurer que le choix artistique du noir et blanc était fondamental pour la com’.
Cette expérience incroyable s’est répétée en juin 2014 à l’E3 de Los Angeles. Le jour de leur grande conférence internationale, Microsoft présentait officiellement White Night.
Je ne peux qu’imaginer l’émotion de Ronan et Mathieu qui étaient sur place, dans la salle.
Le lendemain je voyais des extraits de notre jeu sur le Xbox Live et un frisson me parcourait des pieds à la tête. Partiellement né dans ma chambre, le jeu revenait vers moi à travers ma console. Wow !
Quand j’y repense, je me dis que jusqu’ici nous avons été bénis. Peut-être parce que la Lune est si importante dans notre jeu qu’elle a fini par se pencher sur nous.
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Je nous revois avec Ronan prendre le train pour Lyon où Frédérick Raynal, le papa d’Alone in the Dark lui-même, et créateur du prochain 2Dark, voulait nous rencontrer. Je venais de voir que nous étions un soir de pleine lune. Nous étions comme des mômes : « Trop bon, c’est un signe ! »
Quelques heures plus tard, nous étions chez Domenico, avec Mathieu, en train de plancher sur la démo. J’écrivais les derniers textes d’interaction pendant que Ronan peaufinait les contrôles et que les programmeurs débuggaient.
Nous avions fini à 4 heures du matin, bien épuisés mais ravis. Je me suis rendu compte ce soir-là que beaucoup de gens avaient démarré comme cela, notamment à l’époque des premiers jeux Atari, Amiga, et PC, et que cela aurait toujours lieu, qu’il y aurait toujours des jeunes gars motivés pour bosser jusqu’au bout de la nuit sur des projets qui les faisaient se sentir vivants.
Tous ces gens devenus des cadors doivent parfois repenser aux heures nocturnes passées avec des amis à se concentrer uniquement sur un projet, qu’importe la fatigue.
Le lendemain, Frédérick Raynal testait le jeu dans une brasserie où un serveur – qui l’avait reconnu, un autre signe – nous avait ouvert l’étage normalement fermé. Frédérick allait nous donner son aval et nous offrir énormément de conseils utiles, pour rester dans la veine d’Alone tout en conservant l’identité du projet. Nous étions transportés, d’autant que sans lui et plein d’autres, nous n’aurions jamais été là.
C’est le rêve des indépendants : voir ses efforts payer, vivre des moments qui gagnent en puissance avec le temps, voir le jeu s’épanouir, prendre corps, commencer à exister aux yeux du monde – se faire allumer par certains dans les forums, et défendre par d’autres. C’est aussi et surtout le résultat d’un énorme travail, de beaucoup de préparation et de réalisme en amont. Et la chance. Même si nous sommes tous très conscients que la véritable épreuve resterait le jour de la sortie du jeu. Nous n’y étions pas encore, mais nous n’en avions jamais été si proches.
Le rideau tombe
Octobre 2014, le projet est entré en phase de finalisation. Les discussions business sont devenues de l’ordre du quotidien pour les fondateurs.
La traduction, un énorme chantier, a été gérée par le publisher – nous avions une deadline, c’était le rush, mais il y a bien un moment où il faut finir ! Leurs traducteurs en interne étaient rapides et efficaces : je recevais les traductions, puis je vérifiais si cela correspondait bien à l’esprit du jeu. Nous avons eu quelques petites surprises – nous nous demandions parfois pourquoi ils avaient traduit le texte de cette façon, nous demandions des retours, validions ou corrigions le tir. Mais jamais le publisher ne nous a pris de haut. Au niveau de la localisation comme du beta-test, il y a eu un véritable suivi.
Le jeu est beaucoup plus riche que ce qu’on avait prévu. Pour un joueur moyen, la durée de vie est passée de quatre au départ à une dizaine d’heures.
Pour les besoins de la version française du jeu, nous avons procédé à un casting avec Ronan. Nous avons sélectionné quelqu’un qui venait du livre audio, avec une formation d’acteur classique. Nous avons procédé à l’enregistrement des voix françaises au studio Big Wheels de Montreuil, chez Frédéric Devanlay, en compagnie de notre ingé son Nicolas.
Toujours avec Ronan et Nicolas, nous avons supervisé via Skype l’enregistrement des voix américaines qui a eu lieu à Los Angeles. À l’origine, notre publisher nous avait proposé un beau panel de deux cents acteurs, soit autant de samples d’acteurs récitant des extraits de dialogues du jeu, ce qui est énorme ! Nous avons passé une soirée entière à tout écouter, heureusement que nous étions trois. Au début, tu es motivé, mais après tu as l’impression que tout s’égalise, et ça devient difficile de capter la différence. Après pas mal de fous rires dus à la fatigue (et un peu de bière aussi), nous avons fini par trouver un mec super carré, avec une super voix, qui tournait dans une série américaine et qui avait l’habitude de travailler avec le publisher. C’est cette voix qu’on entend dans le trailer. De mon côté je savais que j’allais m’occuper de la direction d’acteur pour l’enregistrement – à défaut de mieux, traditionnellement, c’est la personne qui écrit qui va faire ce travail.
Quand on entend la version française et qu’on la compare à la version anglaise, la sensibilité est vraiment différente. En anglais, on a une voix qui est très typée Sin City ou Max Payne. Dans la VF, on serait plus proche de la tradition du polar des années 1950. La différence entre un film noir à la française et à l’américaine.
En décembre, nous sommes entrés dans la phase légale. Le publisher s’est penché sur tout ce qui pouvait poser problème. Si on cite ou si on modélise des personnes connues, il faut vérifier s’il n’existe pas de droits reliés à eux. C’est ultra surveillé, il y a un process en plusieurs étapes. On nous a demandé de changer tout ce qui était un peu touchy, pour qu’il n’y ait aucun risque. Ronan me disait : « Ça il faut le réécrire, là il faut changer les noms. » Le grand retour des fichiers Excel ! On croit que c’est fini, mais ça ne l’est jamais vraiment. Arrive un moment où on ne peut plus faire que d’infimes retouches. Si cela affecte la traduction par exemple, tout changement devient très compliqué à mettre en place.
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Dans le jeu vidéo, c’est un peu toujours pareil : on passe son temps à se demander quand la communication va être faite, et dans notre cas, quand est-ce que l’identité de l’éditeur va être dévoilée. Le 2 février 2015, le rideau tombe : Activision annonce officiellement qu’il est notre publisher. Dans mon entourage, on me mettait la pression pour savoir qui c’était, c’était devenu une blague récurrente. Du coup ce fut un soulagement après des mois de silence, et aussi un peu une fierté.
Beaucoup de chemin a été parcouru, énormément d’expérience a été acquise, notamment par Ronan, Mathieu et Domenico qui sont en première ligne depuis qu’OSome existe.
C’était une prod’ menée tambour battant, où tout nous a souri. Sans doute parce que Ronan, en tant que creative direcor, a su maintenir la vision du jeu, recouper les faisceaux, faire le pont avec le publisher, comme le ferait un réalisateur sur un film. Il est fondamental d’avoir quelqu’un qui unifie l’équipe – c’est un job qui demande de l’expérience, mais aussi ce petit plus qui ne s’explique pas.
C’est ça l’avantage d’être indépendant, la proximité avec les intervenants. Quand on travaille sur de grosses productions, il y a une espèce d’épuisement qui se crée au gré du temps. On itère, on avance, on casse des trucs, on revient en arrière – ça s’est passé ainsi dans 60 % des boîtes où j’ai bossé. Il y a des décisions qui peuvent être interprétées par l’équipe de développement comme étant illégitimes ou parfois complètement absurdes. On a tous connu des équipes où les mecs font des astreintes le week-end et finissent sur des rotules (les redoutables phases de crunching). C’est une sorte de tradition, et c’est là qu’on voit la passion qui habite les équipes. On a l’impression que c’est en partie dû au fait que, comme les studios ont le budget et les responsabilités qui vont avec, il y a une espèce de prudence permanente, pour ne pas dire de trouille, qui guide le projet. C’est compréhensible en un sens, parce que les enjeux peuvent être colossaux, et qu’un studio peut tout jouer sur un projet, notamment l’avenir de son équipe.
White Night a été l’inverse de tout cela. Il y a eu cette volonté de ne pas rusher : on prépare bien les outils, le design, et une fois que tout est posé, on lance la prod’. C’est un cas d’école de processus raisonné avec le nombre suffisant d’intervenants, qui, pour la plupart, se connaissent très bien – même si ça n’a pas évité un peu de crunching pour respecter certaines deadlines. Nous avons la même vision, nous sommes tous des potes, et notre relation va bien au-delà du jeu. Nous avons canalisé l’énergie en restant concentrés sur le point d’arrivée.
Quand bien même quelques plâtres ont été essuyés au passage, à aucun moment je n’ai vu de moment de panique comme j’ai pu en voir sur de gros projets, où tu peux perdre des pans entiers de ton histoire à cause de coupes qui doivent amortir des défauts de gestion – c’est quelque chose que tous les gens qui rêvent d’écrire dans le jeu vidéo doivent bien avoir à l’esprit : on n’écrit pas un jeu vidéo, on écrit pour lui. Plus le scope du projet est ambitieux, plus la possibilité d’une production parfaitement gérée diminue. C’est ainsi, faire un jeu ça reste TRÈS compliqué. J’aimerais que les joueurs réalisent ça.
Alors que je clôture ce texte, je ne peux m’empêcher d’avoir une boule dans la gorge. Toutes ces heures à travailler, seul chez moi ou avec Ronan, en plus des heures de boulot « officielles », parfois crevés, ces heures à se marrer, à s’autoriser de rêver, les réunions de l’équipe pour fêter des moments clés, les salons… Il nous faut remercier déjà le temps qui nous a menés jusqu’ici. Nous en parlions encore avec Ronan il y a quelques minutes… Rien n’est joué, nous le savons bien. Mais beaucoup de belles choses restent à venir. Avec à la clé le plus important pour nous : avoir fait un bon jeu que les joueurs parcourront en s’amusant.
Couverture : White Night, par OSome Studio.