La grande évasion
Le long d’une villa aux murs rose pâle, dans le centre de Beyrouth, un 4×4 noir glisse lentement vers l’entrée du garage. Le véhicule doit klaxonner pour déloger la nuée de journalistes, trop occupés à brandir leurs objectifs vers les échancrures de la porte pour le voir arriver. Tout à leur espoir de surprendre l’ancien patron de Renault-Nissan, ils collent alors leurs appareils à la carrosserie siglée General Motors. Carlos Ghosn n’est pas là. C’est pourtant bien chez lui que s’engouffre le 4×4.
En 2012, le Français issu d’une famille maronite a acheté cette résidence d’Achrafieh, un quartier chrétien parmi les plus riches de la capitale, pour 8,75 millions d’euros et 6 millions de rénovations. Des responsables de Nissan auraient découvert, début 2018, que cet argent provenait des caisses du constructeur, où le PDG aurait pioché de quoi acheter plusieurs propriétés. Au fil des mois, ils ont monté un dossier documentant ces malversations présumées, pour le bonheur d’une coterie d’ennemis. Sa gestion n’était pas du goût de tous et certains craignaient d’être absorbés par Renault.
À la faveur d’une grève organisée le 19 novembre 2018, le groupe de responsables a attiré Carlos Ghosn et un de ses lieutenants, Greg Jelly, à Tokyo, où ils ont été arrêtés. Soupçonné d’abus de bien sociaux, il a été mis en examen pour dissimulation de revenus le 10 décembre 2018, avant de faire l’objet d’une troisième enquête, dix jours plus tard, pour « abus de confiance aggravée ». Acculé à la démission le 24 janvier 2019, il a toutefois dénoncé un complot et, après des allers-retours entre la prison et la liberté surveillée, a plaidé non-coupable en octobre.
Pour ses avocats, « une task force secrète » a été constituée au sein de Nissan afin « de rechercher à imputer artificiellement des actes répréhensibles à Carlos Ghosn dans le but de l’évincer de la tête de l’Alliance Renault-Nissan ». Un dessein appuyé par une « collusion illicite entre les procureurs, des membres du ministère de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie (METI) ». Face à pareille adversité, Ghosn a finalement choisi la fuite. Le 29 décembre 2019, il s’est envolé pour Beyrouth, où il a retrouvé son épouse dans la maison aux murs rose pâle d’Achrafieh.
Pendant qu’il fêtait le réveillon du Nouvel An avec sa femme chez des amis, à Beyrouth, la police japonaise reconstituait peu à peu son itinéraire. Les caméras de vidéosurveillance le montrent quittant sa résidence de Tokyo dimanche 29 décembre, à 14 h 30, alors que les agents de sécurités chargés de garder un œil sur lui venaient de lever le camp. Ghosn contestait la légitimité du dispositif en justice.
English neighbor passed by and dropped a "Welcome home card" at Carlos Ghosn house in Beirut #CarlosGhosn #carlos_ghosn #كارلوس_غصن #beirut #japan #nissan #Renault #lebanon pic.twitter.com/oL4GZRqhNf
— Issam Abdallah – عصام العبدالله (@LbIssam) December 31, 2019
Le visage mangé par un masque anti-pollution et couvert par un chapeau, il s’est rendu dans un grand hôtel puis, avec les deux personnes qui l’y attendaient, à la gare de Shinagawa. Flanqué de plusieurs personnes que la police cherche encore à identifier, il a parcouru les 500 km séparant la capitale japonaise d’Osaka dans un train à grande vitesse. Là, il aurait rallié un hôtel situé près de l’aéroport de Kansai en taxi. Un jet privé Bombardier Global Express était là depuis son arrivée en provenance de Dubaï, à 10 h 16.
Ghosn est discrètement monté à bord caché dans une mâle d’instruments de musique. L’appareil l’a ainsi conduit à Beyrouth après une escale à Istanbul. S’y trouvaient aussi Michael Taylor et George-Antoine Zayek, deux barbouzes américains ayant leurs habitudes au Liban : le premier a entraîné ses unités d’élite et le second a servi dans les rangs de ses forces spéciales.
Dans le pays de son enfance, le chef d’entreprise n’a pas de raison d’être inquiété par la justice dans la mesure où il est arrivé légalement, a annoncé la Direction générale de la sûreté générale. Il n’existe du reste pas d’accord d’extradition entre les deux pays. Beyrouth a toutefois reçu une notice rouge d’Interpol. Ce document de l’organisme de coopération internationale de la police « consiste à demander aux services chargés de l’application de la loi du monde entier de localiser et de procéder à l’arrestation provisoire d’une personne dans l’attente de son extradition, de sa remise ou de toute autre procédure judiciaire ». Carlos Ghosn sera donc entendu par le parquet général cette semaine. Mais cela ne veut pas dire qu’il sera renvoyé au Japon.
L’enfant du pays
Au pied des tours beiges de Beyrouth, un visage célèbre s’étale sur toute la hauteur d’un panneau d’affichage. De part et d’autre d’un nez nubien, ses lèvres plissées et ses sourcils proéminents lui donnent des airs de chat à l’affût. Tout le monde ne peut pas se reconnaître dans l’ancien patron le mieux payé du CAC40, dont la fortune atteint près de 175 millions d’euros. « Nous sommes tous Carlos Ghosn », dit pourtant la légende. Le Franco-Libano-Brésilien vient d’être arrêté en ce mois de décembre 2018 et l’agence de publicité Med K&K a lancé une campagne « contre l’injustice ».
Quelques jours plus tôt, le ministre des Affaires étrangères du pays du cèdre, Gebran Bassil, a convoqué l’ambassadeur du Japon, Matahiro Yamaguchi, pour discuter des « points d’interrogations qui entourent les circonstances de l’arrestation de M. Ghosn et les conditions de détention ». Le ministre de l’Intérieur, Nohad Machnouk, est encore plus offensif en public : « Nous sommes fiers de lui, de sa réussite. Le phénix libanais ne sera pas brûlé par le soleil du Japon », a-t-il affirmé. Car ici, Carlos Ghosn est considéré comme l’enfant du pays.
Une partie de ses richesses a été réinvestie dans le vignoble du domaine Ixsir, dans un projet immobilier au nord du Liban et au capitale de la banque Saradar. Surtout, « c’est une icône, le symbole du Libanais qui est parti à l’étranger et qui a fait fortune dans les affaires, ce qui explique probablement pourquoi il a des soutiens au plus haut niveau de l’État », indique le journaliste Wissam Charaf à France 3.
Petit-fils d’un Libanais devenu entrepreneur au Brésil, après y avoir émigré à l’âge de 13 ans, Carlos Ghosn pousse son premier cri à Porto Velho, dans l’ouest du Brésil. Infecté par de l’eau non-potable à deux ans, il est rapatrié au Liban par sa mère. Au collège Notre-Dame de Jamhour, le garçon profite de ses « qualités de tribun », dixit un ancien camarade de classe, pour devenir délégué de classe. Loué pour sa capacité à se fixer des objectifs et à s’y tenir, il rallie la France à 20 ans. À la sortie de l’École polytechnique, il joue du rabot à Michelin, taillant si bien dans les coûts de production que Renault l’engage pour faire pareil en 1996.
La marque au losange lui propose trois ans plus tard d’appliquer sa méthode à Nissan, un constructeur grevé par une dette de 35 milliards de dollars dont elle vient de racheter 36,8 %. Autant mettre « 5 milliards dans une barque et la couler au milieu de l’océan », ironise le vice-président de General Motors Bob Lutz. En fermant des usines, changeant de fournisseurs, renvoyant 14 % de la main d’œuvre et revoyant le design, Ghosn permet à Nissan de doubler Honda comme deuxième constructeur japonais six ans plus tard.
Premier chef d’entreprise étranger à recevoir la médaille au ruban bleu des mains de l’Empereur en 2004, Ghosn égratigne son image en percutant une moto au volant d’une Porsche. Les Nissan sont pour les autres. D’ailleurs, le PDG se plaint en 2008 de ne pas être assez payé, lui qui n’hésite pas à fêter son anniversaire à Versailles en 2014 et à faire de Nissan un sponsor des Jeux olympiques moyennant 200 millions de dollars afin de participer au relais de la torche en 2016. Un an plus tard, son visage tout juste imprimé sur un timbre libanais, il charge un ami artiste de redécorer le hall du siège de la société contre une obole de 888 000 euros.
À en croire le parquet japonais, Ghosn a peu à peu confondu le porte-feuille de Nissan avec le sien. Le Liban est ainsi devenu « un bastion du détournement présumé par Ghosn des fonds de Nissan pour son usage personnel », selon le quotidien Asahi Shimbun, qui lui attribue une quarantaine de sociétés-écrans enregistrées à Beyrouth. « En principe, Tokyo peut possiblement demander une extradition à un pays avec qui il n’a pas d’accord d’extradition formel », a indiqué la ministre japonaise de la Justice, Masako Mori, lors d’une conférence de presse organisée lundi 6 janvier. Mais du côté du Liban, rien ne laisse pour le moment penser qu’une réponde favorable serait apportée à pareille requête.
Couverture : Renault/Ulyces