Self-control
Cannes, quatrième jour. Aussi lentement et inexorablement que la marée, 82 femmes avancent par vagues de dix sur le tapis rouge. Les cheveux blonds et ondulés de l’actrice Salma Hayek se mêlent au dégradé de la réalisatrice Agnès Varda et à la coiffe de la chanteuse burundaise Khadja Nin. Jusqu’alors, les marches repoussaient ces stars du Septième art comme la Croisette arrête la Méditerranée : en 72 ans d’existence, le festival n’a offert sa Palme d’or qu’à deux femmes. Samedi 12 mai, vers 18 h 30, elles sont 82, soit le nombre de récompenses décernées à des réalisatrices. Une goutte d’eau par rapport aux 1 645 distinctions reçues par les hommes.
Deux jours plus tard, le délégué général de l’événement, Thierry Frémaux, signe une charte pour la parité et la diversité. Ce n’est pas sa première mesure cette année. Dans une interview accordée au magazine Film français en mars 2018, l’Isérois a annoncé que les selfies sont désormais interdits sur le tapis rouge. En 2015, il les avait déjà qualifiés de « vulgaires », suscitant le mea culpa de Salma Hayek. « Je suis nouvelle sur Instagram et je n’ai pas beaucoup de selfies », se justifiait la Mexicaine. « Donc mes amis me mettent la pression et me disent d’en prendre. Je m’excuse, plus de selfies. »
Désormais, un panneau de la couleur du tapis annonce l’interdiction et six agents en smoking se tiennent prêts à reprendre ceux que leur téléphone démange. Thierry Frémaux est ravi. « On ne vient pas sur le tapis rouge pour se voir, mais pour voir, pour vivre, pour ressentir et pour rendre hommage à des cinéastes et des artistes », justifie-t-il. « Pas pour se retrouver comme à la Foire du Trône en train de faire des photos de famille ». En clair, le lieu est trop prestigieux pour servir de décor aux « vulgaires » selfies. « Cannes est basé sur le désir, le secret, sur une tradition d’élégance », enfonce-t-il. « Le selfie vient endommager le tapis. »
Les organisateurs du festival entendent ainsi préserver le lustre hors du commun des marches. Il faut que les appareils photos restent du côté de la foule, derrière la balustrade, c’est-à-dire que Cannes demeure Cannes. « Dans le protocole, le peuple monte les marches après les stars. C’est lui qui prend les selfies et, ce faisant, banalise le tapis rouge », décrypte le réalisateur Olivier Nicklaus, auteur du documentaire Red Carpet.
Cela dit, pour ceux qui ont l’habitude d’en fouler, son tapis rouge ressemble à beaucoup d’autres. Avant de rallier la France, Salma Hayek promenait ses talons sur la moquette des Oscars et des British Academy of Film and Television Arts. Le sol n’est plus rutilant qu’aux seules cérémonies récompensant la crème du cinéma : « De nos jours, chez Sephora, la consommatrice est considérée comme une star, elle entre dans les magazines en foulant un tapis rouge : elle détient le pouvoir, celui de choisir et d’acheter », remarquent Véronique Boulocher-Passet et Sabine Ruaud dans La couleur, au cœur de la stratégie marketing. Même à Cannes, il s’agit bien de cela, de marketing.
Alors qu’au départ, la montée des marches était « un moment gratuit de glamour, c’est maintenant aussi un endroit promotionnel », observe Olivier Nicklaus. « Les marques y montrent des robes ou des bijoux. Elles payent les actrices pour qu’elles portent les produits avec comme rentabilité la médiatisation de ces images. » Par conséquent, « le rituel du tapis rouge autrefois majestueux, s’est mué en calvaire », considère l’éditorialiste de Vanity Fair James Wolcott. Il est « ponctué d’une interminable série de stations imposées à des stars prenant la pose et souriant d’une façon grotesque, qui met à rude épreuve leur aura interstellaire. »
À force d’être piétiné, le tapis de 60 mètres déroulé à Cannes est remplacé trois fois par jour. Mais n’est-ce pas là la rançon de son succès ? Thierry Frémaux veille sur le mythe comme on préserve une espèce rare. Rien n’empêche ce bout de textile d’être aussi connu et répliqué qu’extraordinaire. Car l’icône écarlate a été façonnée par des décennies d’histoire. Elle est même née de la fiction avant de la servir.
Noble ton
Agamemnon n’avance pas. Dans le premier acte de sa trilogie Orestie, représentée en 458 av. J.-C., l’auteur tragique grec Eschyle met son héros aux prises avec les flots de la Méditerranée. Le voilà encalminé sur la route de Troie. Alors, pour que les dieux lui envoient leurs vents, il consent à sacrifier sa fille, Iphigénie. Mais à son retour, après avoir gagné la guerre, Agamemnon doit faire face aux foudres de sa femme, Clytemnestre, prête à lui ouvrir les portes de l’enfer : « Qu’attendez-vous, captives, pour joncher, suivant mes ordres, de tapis, le sol où il va se poser ? Que s’ouvre, devant lui un passage de pourpre, par où pénétrera la justice en cette demeure où je ne l’attendais pas. »
Le tapis pourpre dont il est question pourrait en fait être un tissu utilisé pour couvrir les lits des époux, selon la spécialiste de l’Antiquité américaine Lynda McNeil. Dans ce cas, Clytemnestre enverrait Agamemnon s’y essuyer les chaussures afin d’en faire le symbole de leur union foulée aux pieds. Après avoir ramassé les études de la scène, son collègue Grégory Crane constate que « toutes les critiques ont le sentiment qu’Agamemnon vend son âme en posant ses pieds sur ce parcours de tissu ». En tout état de cause, Anne Lebeck considère que son obéissance témoigne ou de sa stupidité ou de sa repentance. « L’arrogance et la folie des conquérants de Troie trouve là à s’exprimer magnifiquement », interprète-t-elle.
Finalement, « la reine Clytemnestre utilise un manteau comme un filet à poissons pour assiéger Agamemnon dans la baignoire », relate He Xinyi dans sa thèse, Femmes et Rôles féminins dans les œuvres d’Eschyle. « Une fois embarrassé par le tissu mouillé, Agamemnon ne peut pas sortir de la baignoire et reçoit sans résister trois coups fatals de Clytemnestre. » Selon une autre hypothèse, l’étoffe d’Agamemnon était violette, de la couleur arborée par les notables de la Grèce antique. Mais elle a été changée par la patine des années. À cela, a potentiellement concouru la rareté du rouge. Pour en obtenir, il fallait en extraire d’un mollusque marin, le murex, difficile à pécher. Or, « de 8 000 à 10 000 coquillages étaient nécessaires à la production d’un gramme de colorant », évaluent Véronique Boulocher-Passet et Sabine Ruaud. « Cette couleur pourpre était donc réservée à l’élite et était un symbole de dignité, de mérite, de pouvoir et de puissance. »
Première couleur maîtrisée par l’homme en Occident, à en croire le professeur d’histoire de la symbolique Michel Pastoureau, le rouge « est dans l’Antiquité symbole de puissance, de richesse et de majesté ». Tandis qu’à Rome, plus la toge en est couverte, plus le statut social est élevé, la chambre de l’empereur de Constantinople était composée de porphyre, une pierre pourpre. Si les sénateurs romains sont avant-tout couverts de blanc, il sont considérés comme des membres du corps de l’empereur au même titre que les cardinaux feront plus tard partie du corps du Pape. Avant de leur confier leur charge, le souverain pontife déclare d’ailleurs : « Reçois cette pourpre en signe de la dignité et de l’office de Cardinal, elle signifie que tu es prêt à l’accomplir avec force, au point de donner ton sang pour l’accroissement de la foi chrétienne. »
Parce qu’il renvoie au sang du Christ, ce vermillon évoque le sacrifice pour l’Église comme pour les tragédiens grecs et romains avant elle. Cela dit, narre Michel Pastourau, « au XVIe siècle, les morales protestantes partent en guerre contre le rouge dans lequel elles voient une couleur indécente et immorale, liée aux vanités du monde et à la “théâtralité papiste”. Dès lors, partout en Europe, dans la culture matérielle comme dans la vie quotidienne, le rouge est en recul. » Il demeure toutefois associé tant à la royauté qu’à l’aristocratie avant d’être réinterprété par les forces révolutionnaires.
Par un étonnant paradoxe, le rouge se retrouve tiraillé entre progressisme et absolutisme. « Lorsqu’on regarde le tableau de David, Le Sacre de Napoléon, le rouge est très présent », notent Véronique Boulocher-Passet et Sabine Ruaud. « On va retrouver ce symbole de pouvoir dans la rosette rouge (légion d’honneur) et le tapis rouge déroulé pour les puissants. » Dans les décennies suivantes, « les acteurs deviennent l’aristocratie et leurs familles sont l’équivalent des familles royales », compare Olivier Nicklaus.
Glamour
James Monroe connaît le tapis rouge jeune. Un lit de corps ensanglantés s’étale sous ses pieds lorsque, à 18 ans, il devient lieutenant de l’Armée continentale de Virginie, dans des États-Unis tout juste indépendants, en 1776. 45 ans plus tard, alors qu’il est devenu le cinquième président du pays, un tapis rouge cette fois immaculé l’accueille à la descente de son bateau, à Georgetown, en Caroline du Sud. Son homonyme, Marilyn Monroe, en foulera bien d’autres des décennies plus tard.
Entre-temps, la moquette est surtout utilisée outre-Atlantique pour recevoir les passagers huppés. En 1902, la compagnie de chemin de fer New York Central propose un trajet baptisé 20th Century Limited, entre New York et Chicago, au départ duquel le quai est pavé de rouge. Le réalisateur Alfred Hitchcock le mettra en scène dans North by Northwest, sorti en 1959. On peut y voir Cary Grant quitter Manhattan en train après avoir cheminé sur un tapis conçu par le designer Henry Dreyfuss. Mais Hollywood le déroule d’abord en 1922, à l’initiative du propriétaire de cinéma Sid Grauman. Il mène à la salle de l’Egyptian Theatre qui diffuse pour la première fois Robin des bois, un film à un million de dollars.
Une fois que des célébrités de l’époque comme Douglas Fairbanks ou Wallace Beery y ont posé le pied, « le glamour est tout de suite associé à lui », explique l’historienne américaine Amy Henderson. « Tout tourne autour des acteurs, et c’est évidemment ce que Hollywood adore. » À Cannes, en revanche, le tapis installé dès 1946 est bleu. Deux versions expliquent sa mue au bout de trois ans. Selon la première, l’épouse du maire de Cannes lui aurait conseillé de le troquer pour un rouge qui « habille tout le monde ». La seconde prête l’idée au journaliste Yves Mourousi, lequel aurait convaincu le cinéaste et futur président du festival, Gilles Jacob, de la nécessité de « sacraliser » la montée des marches.
En 1961, les Oscars en font de même sans que les téléspectateurs puissent voir la différence à travers leurs écrans noir et blanc. Les organisateurs entendent alors surtout guider les invités sur le chemin de plus en plus long qui sépare leur véhicule de l’entrée. « Le premier objectif est évidemment de fournir un tracé clair, le deuxième et d’éviter les chutes, et le troisième d’accentuer le glamour », liste l’historien d’Hollywood Marc Wanamaker. Lors de l’édition de 1964, le diffuseur de la cérémonie choisi de laisser une large place à l’arrivée des artistes. « Une bonne part de l’excitation des Oscars vient de l’arrivée des invités », indique l’ancien maître de cérémonie Army Archerd. Cette séquence liminaire gagne en importance avec le port de costumes et robes de plus en plus élaborés et la publication de magazines spécialisés comme People, à partir de 1974.
« Le côté commercial est plus développé aux États-Unis qu’en Europe, si bien que Hollywood a transformé le glamour de ce moment en business », décrypte Olivier Nicklaus. Pendant que les premiers acteurs à venir à Cannes se font photographier à leur descente d’avion, à l’aéroport de Nice, Hollywood « en fait un exercice industriel », ajoute-t-il. Dans son documentaire, Red Carpet, le réalisateur français raconte l’invasion des marches par les marques, à travers les vêtements des célébrités. Cette nouvelle économie du défilé « n’empêche pas le glamour de fonctionner » bien que le tapis rouge soit « dévalué à force d’être utilisé dans tous les sens », depuis la Croisette jusqu’aux supermarchés.
D’où, à n’en pas douter, la volonté de Thierry Frémaux de limiter les selfies. « C’est une façon d’éviter que le tapis rouge se banalise », juge Olivier Nicklaus. Les digues du glamour tiennent encore debout.
Couverture : Le tapis rouge. (Festival de Cannes)