Le coup de filet
Albuquerque, Nouveau-Mexique. Par un après-midi suffoquant du mois d’août, un 4×4 banalisé fait halte dans une station essence, à l’angle d’une intersection très fréquentée. L’inspecteur Brian Sallee s’empare d’une paire de jumelles pour scruter le parking situé à 40 mètres de là. « Regarde », dit-il en me tendant les jumelles. Il pointe du doigt une clôture métallique, deux tables de pique-nique et un food truck garé en face d’un magasin de réparation de pneus. Dans une dizaine de minutes, deux hommes mexicains vont procéder à deal de 28 000 dollars avec un agent infiltré.
Cette opération d’infiltration a été montée conjointement par la brigade des stupéfiants du service de police d’Albuquerque – que dirige Sallee – et une unité similaire d’une ville du sud du Nouveau-Mexique qu’on m’a demandé de ne pas citer. Près d’une douzaine de voitures banalisées ont été dispatchées sur les parkings et les rues avoisinantes, dans un rayon de cinquante mètres autour du magasin de pneus. Lors de transactions plus importantes, les dealers mettent souvent en place une contre-surveillance afin de détecter la présence de la police. Si les équipes de renfort manquent de discrétion durant la surveillance, elles risquent de faire capoter l’opération et de mettre en danger l’agent sous couverture. Mais en même temps, ils doivent être suffisamment proches de la scène pour pouvoir procéder à une arrestation ou intervenir rapidement si les choses tournent mal. Les agents bénéficiant d’une vision dégagée de la scène informent régulièrement leurs collègues de la situation, via une fréquence radio partagée par tous les policiers présents sur les lieux. « Cibles en vue », grésille une voix à la radio. « L’un porte un t-shirt rouge et des jeans, l’autre un chapeau marron. Ils traînent dehors, près de la table. » Nous sommes en périphérie de la zone d’opération, trop éloignés pour pouvoir observer clairement la scène sans jumelles. « J’aperçois le 4×4 gris, vitres teintées, jantes chromées. L’un des suspects est à l’intérieur. »
Pour que l’affaire soit la plus solide possible aux yeux de la justice, l’agent infiltré doit voir la drogue avant que les renforts ne procèdent à l’arrestation. Une fois qu’il aura vu le produit, il donnera le signal. Quelque chose de trop ordinaire, une expression du genre « OK », ou de trop inhabituel, comme de lever un bras en l’air, pourrait déclencher une arrestation prématurée ou éveiller les soupçons des dealers. Un homme se dirige vers le 4×4 aux jantes chromées. La radio crisse à nouveau : « A.I. parle à la cible, côté conducteur. » Puis, soudain : « Il a enlevé son chapeau. Je répète, A.I. a enlevé son chapeau. Allons-y, c’est parti ! » Presque immédiatement, deux 4×4 bloquent la sortie du parking et trois hommes en gilets pare-balles noirs accourent vers le véhicule des suspects, armes en main. L’agent infiltré (A.I.) et l’une des cibles lèvent les mains en l’air, tandis que l’autre suspect à bord du 4×4 ouvre la porte et sort lui aussi les mains en l’air. En quelques secondes, une douzaine d’agents venus de toutes parts s’avancent sur les lieux. Quatre 4×4 bloquent l’entrée du parking et une voiture de patrouille se charge de dévier la circulation. Les cibles sont menottées et séparées, et l’A.I. subit le même sort afin de préserver sa couverture. L’arrestation n’aura duré qu’une minute.
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Des opérations de ce genre sont organisées environ une fois par mois par le service de police d’Albuquerque, menant à des saisies de plusieurs kilos de stupéfiants et de dizaines de milliers de dollars. À Albuquerque, les coups de filet en rapport avec la méthamphétamine sont beaucoup plus fréquents que ceux de la cocaïne ou de n’importe quelle autre drogue. Un kilo de meth se vend pour environ 28 000 dollars, mais les cartels mexicains réduisent les coûts en produisant la marchandise au Mexique, alors que la cocaïne est généralement importée de pays au sud du Mexique. En coupant ce kilo de meth pour en diluer la pureté, les revendeurs situés plus bas sur l’échelle du marché augmentent la quantité de produit et récoltent ainsi davantage de bénéfices. Si le processus de dilution et de revente est répété plusieurs fois, on peut obtenir près de quatre kilos à partir du produit initial, ce qui rapportera près de 150 000 dollars de bénéfices. « Il est difficile de savoir à quel point nous déstabilisons le système lorsque nous leur confisquons quelques kilos de meth », m’explique Sallee. « On estime que même en interceptant neuf cargaisons sur dix, les cartels continueraient à gagner de l’argent. Et nous ne sommes pas loin des 90 %… »
Breaking Bad est une représentation assez fidèle du problème de la meth dans le sud-ouest des États-Unis.
Au cours des dix dernières années, les cartels mexicains ont établi une domination quasi-totale sur la production de meth. En 2003, la brigade de Sallee a démantelé 90 laboratoires à Albuquerque, contre seulement 16 en 2012, dont la plupart ne produisaient que quelques dizaines de grammes. Il y a quinze ans, les brigades des stupéfiants trouvaient des caravanes dans le désert du Nouveau-Mexique utilisées pour « cuisiner » plusieurs kilos de meth. Désormais, la production locale se limite surtout à des petites portions, cuisinées par les toxicos eux-mêmes. Plus petites sont les portions, plus subtils sont les indices. Les inspecteurs de police avaient auparavant l’habitude de rechercher des centaines de boîtes de Sudafed vides : aujourd’hui, trois ou quatre suffisent à éveiller les soupçons. Un réchaud portatif et un entonnoir dans un sac à dos, une bouteille de soda remplie de poudre grisâtre et liquide, ou des boîtes d’allumettes et de Sudafed vides sont les signes d’une production à petite échelle. De plus petites portions représentent également de plus petits enjeux pour la police. Déjà qu’intercepter un kilo de meth se remarque à peine, on imagine aisément qu’arrêter quelqu’un qui en cuisine 30 grammes chez lui ne fait pas reculer la consommation ou le trafic de meth. Les « superlabos » – qui désignent des exploitations d’une capacité de production de 4,5 kilos minimum par cuisson – se trouvent désormais de l’autre côté de la frontière mexicaine.
L’impasse mexicaine
Sallee, ainsi que d’autres policiers et agents fédéraux avec qui j’ai pu parler, m’ont assuré que Breaking Bad était une représentation assez fidèle de plusieurs aspects du problème de la meth dans les régions du sud-ouest des États-Unis. La série reproduit l’expertise chimique nécessaire à la production de meth de haute qualité, la capacité insidieuse de la drogue à infiltrer des banlieues tranquilles, l’utilisation d’entreprises de façade pour blanchir l’argent, les effets physiques dévastateurs de la drogue, et jusqu’à la couleur bleue qui est la marque d’une meth de haute qualité.
En revanche, l’hypothèse qu’un professeur de chimie en pétard puisse bâtir un empire de la meth à Albuquerque et en produire en grande quantité dans un superlabo aménagé sous une blanchisserie industrielle est nettement moins plausible. « Peut-être qu’à la fin des années 1980 ou au début des années 1990, une telle chose aurait pu avoir lieu », commente Sallee. Mais depuis cette époque, les cartels mexicains ont inondé le Nouveau-Mexique de produit bon marché et de grande qualité. Alors que Breaking Bad représente fidèlement la puissance et l’étendue des cartels, la série exagère leur tendance à recourir à la violence sur le sol américain, et minimise leur contrôle du marché. On estime que les superlabos de l’État du Michoacán, au Mexique, produisent 45 kilos de meth par « cuisson ». Une seule cuisson dans un seul superlabo représente environ 14 millions de dollars de produit au prix du marché, et bien plus après de multiples dilutions. De nombreux superlabos cuisinant de la meth plusieurs fois par mois ont afflué dans les régions du sud-ouest des États-Unis, avec de la marchandise relativement bon marché. Ils ont en grande partie renoncé à leur ambition de produire en masse sur le territoire américain. Cela signifie que toute agence ou force d’intervention essayant de perturber les stocks et la distribution de meth dans le sud-ouest finira par devoir se confronter aux cartels mexicains.
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« Tu vois le scorpion, mec ? C’est le symbole d’un cartel. » Je suis en voiture dans un parc de maisons mobiles aux côtés d’un agent des stups à Farmington, Nouveau-Mexique, une ville de 50 000 habitants à une heure au sud de la région des Four Corners. Le petit autocollant scorpion est collé sur la vitre arrière d’une vieille Cadillac argentée. La plupart des autres véhicules du parc sont des camions et des 4×4 flambant neufs, bien que le loyer moyen ne soit que d’une centaine de dollars par mois. Ce parc de maisons mobiles constitue le foyer d’activité des cartels. L’agent fait partie d’une force d’intervention secrète réunissant de nombreux organismes opérant à Farmington. La région est une HIDTA, pour High Density Drug Trafficking Area – une zone de trafic de drogues à haute densité –, ce qui assure aux forces d’interventions le soutien financier de l’État. Si Sallee et le service de police d’Albuquerque travaillent sur une poignée d’affaires impliquant des membres de cartel de rang intermédiaire, le gros de leurs cibles sont des petits dealers de rue et des camés. Le mandat des forces d’intervention de Farmington est plus ambitieux : démanteler et déstabiliser les organisations du trafic de drogues. L’agent que j’accompagne travaille souvent sous couverture, c’est pourquoi il refuse que je mentionne son nom. Il a tout l’air d’un homme dont on ne se méfierait pas s’il voulait acheter de la meth. Ses bras sont couverts de tatouages, sa barbe épaisse et sa casquette de base-ball cache une partie de son visage. « Nos hommes ont tendance à ressembler aux sacs à merde typiques », résume son chef. Alors que nous roulons lentement dans la parc de maisons mobiles, l’agent m’explique l’organisation des groupes qu’il infiltre. « Les membres des cartels travaillent par cellules », commence-t-il. « Généralement, une cellule compte entre trois et cinq membres, et elle fonctionne de manière autonome. Cela ressemble un peu à l’organisation de certains groupes terroristes. Un des gars gère l’argent, un autre la drogue, il y a aussi un chauffeur, et le quatrième parle anglais. » Je lui demande de me retracer le cheminement d’une cargaison de meth, de la production à la vente finale. « Elle prend sa source dans un superlabo au Mexique, et passe la frontière – le plus souvent cachée dans un élément de carrosserie ou dans le moteur – avant d’atterrir dans une maison à Phoenix. Pour toi et moi, le voyage jusqu’à Phoenix dure six heures ; eux mettront dix heures, car ils passent par des petites routes sinueuses – des routes de passage. La plupart du temps, ils ont deux voitures : une chargeuse et une ouvreuse. Si quelque chose tourne mal, l’ouvreuse fait tout ce qu’elle peut pour se faire arrêter, et la chargeuse continue sa route. » Mon interlocuteur est peu enclin à me faire part de ses tactiques de recueil de renseignements, ou des détails logistiques des cellules opérant actuellement dans la région. S’il y a peu de chance que les membres des cellules lisent cet article, les cartels payent des avocats et des flics pour fouiller dans les archives à la recherche motifs récurrents dans les mandats d’arrêts, écouter les radiocommunications de la police, et effectuer des recherches sur les membres de la brigade des stupéfiants de la région. L’équipe d’intervention a un mantra qui me revient souvent aux oreilles : il y a dix façons de foutre en l’air une affaire. En parler, en parler, en parler… Alors au lieu de parler d’une affaire en particulier, il me décrit une famille fictive, nourrissant son histoire d’éléments issus de plusieurs affaires en cours.
« Prenons une famille imaginaire, la famille Martinez. Ils vivent ici depuis 30 ans, disons qu’ils sont propriétaires d’une entreprise de pompes. Certains ont les mains sales, d’autres non. Il se peut qu’un membre de la famille “clean” loue une caravane à son nom. Ce gars a une sœur, et le cousin de son mari travaille pour l’une de ces cellules : le mari finit par se servir de la caravane. Certains membres de la famille ne savent pas ce qu’il se passe. Il se peut que les caravanes soient au nom d’un autre gars de la cellule, mais c’est un faux nom. Ils changent les noms et les numéros tout le temps pour qu’on ait plus de mal à les suivre. Nous essayons d’examiner leur façon de procéder, leurs habitudes et leurs emplois du temps. Ces caravanes ont des horaires de service, comme les commerces ordinaires. En moyenne, une transaction durera environ une minute. Un des gars comptera les deux ou trois mille dollars en un rien de temps, puis vous pourrez vous en aller. » Certains cas sont plus évidents que d’autres. Si un type au chômage se paye un 4×4 de 40 000 dollars en liquide, ou effectue un virement compris entre 600 et 900 dollars vers le Mexique tous les deux jours, il éveillera les soupçons. Mais si la famille Martinez est suffisamment nombreuse et conciliante, elle peut absorber des dizaines de milliers de dollars en quelques mois sans attirer l’attention. Lorsqu’un A.I. parvient à s’infiltrer dans une cellule et que son équipe procède à une arrestation, le but est généralement de persuader les suspects de devenir des informateurs, qui révéleront des informations incriminant les échelons supérieurs des cartels. Les cartels se protègent de cette menace de deux façons. Premièrement, ils sont organisés de façon à ce que les membres d’une cellule en sachent le moins possible. Les cellules fonctionnent de manière autonome, leurs membres changent régulièrement, et ils ne sont pas au courant de l’organisation des niveaux supérieurs du cartel. Il se peut qu’un membre de cellule ait le nom et le numéro de téléphone d’un type à Phoenix, mais il se peut aussi que ce nom soit faux et que le numéro ait déjà changé au moment où un A.I. essaye de le joindre.
Sans informateurs, la plupart des enquêtes sur le trafic de meth seraient impossibles.
Deuxièmement, Si un individu est soupçonné d’être au courant d’informations préjudiciables et s’il se révèle être un indic, les cartels peuvent menacer de tuer un membre de sa famille au Mexique. Bien que ces menaces soient parfois sérieuses, il est difficile de savoir quand les membres de la famille courent un réel danger. « Ils disent tous que leur famille sera en danger s’ils parlent. Nous faisons des recherches et pour tenter de confirmer ces affirmations, mais on n’est pas toujours certains que la personne dise la vérité. » Cette difficulté révèle deux soucis inhérents à l’utilisation d’indics. Les informations qu’ils fournissent ne sont pas toujours fiables, et le fait de soutirer ces informations met parfois en danger les indics ou leur famille. Mais sans les preuves et les pistes qu’ils apportent, la plupart des enquêtes sur le trafic de meth seraient impossibles.
Les infiltrés
L’un des informateurs de l’agent que j’accompagne est un quarantenaire qui a demandé à être nommé ici Paco. Nous rencontrons à l’ombre d’un peuplier d’Amérique, sur le parking d’un stade de baseball. Il est né et il a grandi à Farmington, sa famille était connue pour causer des ennuis en ville. « Tout le monde nous connaît par ici. Toujours à faire des trucs de tarés qui nous foutent dans la merde. » Huit ans plus tôt, il se rendait à Phoenix en voiture toutes les deux semaines dans une voiture de location pour acheter de la meth à un Mexicain dans un motel. Paco a obtenu l’argent d’un de ses cousins de Farmington.
Au début, il gagnait cinq à six mille dollars par voyage, mais petit à petit le montant a enflé, jusqu’à ce qu’il prenne la route de Phoenix avec 35 000 dollars en coupures de 100, de 50 et de 20, et qu’il en revienne avec plus de 500 grammes de meth. Son cousin de Farmington le payait avec de la meth, aussi n’a-t-il jamais pris la mesure des bénéfices de ses affaires. Il emballait la meth dans des sacs Ziploc et les fourrait au fond d’une glacière lors du trajet entre Farmington et Phoenix. Parfois, il empruntait des routes de campagne à travers la réserve indienne, mais il était impossible d’éviter complètement les routes principales. Il faisait des allers-retours depuis plus d’un an lorsqu’il a été arrêté. Plus de 500 grammes de meth ont été découverts lors de la fouille du véhicule. La quantité de drogue ainsi que son transfert à travers différents États ont suffi à porter l’affaire au niveau fédéral, dont peuvent découler des peines minimums obligatoires plus lourdes. Il avait le choix : 30 ans de prison ou il livrait son cousin à la police. Paco n’avait jamais aimé son cousin. « C’est une brute, un fou. Il est capable de venir chez toi pour te casser la gueule si tu lui dois 20 dollars. » Les aveux de Paco ont donné lieu à une descente à son domicile. Les policiers ont arrêté son cousin avec 80 000 dollars en liquide, plusieurs kilos de meth et plus de 200 armes à feu. Il a également permis d’organiser une opération menant à l’arrestation du dealer du motel, à Phoenix. « Ces types planquaient dans la chambre voisine, ils faisaient de la surveillance sonore et vidéo. J’avais un mouchard, et quand ils me disaient d’aller dans la salle de bain, ils entraient et arrêtaient le gars. À deux reprises, à Phoenix, les Mexicains avaient des Uzi. Je leur demandais de mettre leurs calibres sous le matelas avant qu’on fasse le deal. »
Les informateurs bénéficient de peines moins lourdes, mais sont tout de même exposés à des risques considérables. Le sergent Phil Goodwin, chef de l’équipe d’intervention de Farmington, me confie qu’une enquête n’est efficace que si les indics sont en sécurité. Mais le cas de Paco illustre certains des dangers auxquels ils sont inévitablement confrontés. « Tout le monde était au courant pour mon arrestation, et maintenant une partie de ma famille ne veut plus me parler à cause de ce qui s’est passé. La plupart d’entre eux ne feront rien, mais c’est pour les fils de mon cousin que je m’inquiète. Il leur a dit qu’il payerait 20 000 dollars pour ma tête. » Durant la mesure d’instruction in futurum d’un procès, les avocats peuvent exiger une rencontre avec les témoins potentiels, qui témoigneront contre leurs clients. Bien qu’il soit illégal de communiquer le nom des indics aux criminels, Paco m’assure qu’il connaît des avocats qui ont révélé le nom d’informateurs, et que cela avait eu lieu deux fois dans son cas. « Deux personnes sont au courant pour de bon. Leurs avocats leur ont dit. Après ça y a des sales rumeurs qui courent. » Quelques mois avant notre rencontre, la belle-sœur de Paco a reçu 18 coups de couteau dans une laverie de Farmington. Il pense que c’est lui qui était visé mais que l’agresseur était tellement sous défoncé à la meth qu’il ne s’est pas rendu compte qu’il s’en prenait à la mauvaise personne. Il a pris la fuite et a fini par être arrêté dans le jacuzzi d’un pavillon de banlieue : il y avait trouvé refuge après être passé par la chatière en rampant, laissant des traces de sang dans toute la maison. Par chance, sa belle-sœur s’est remise. Après l’incident, Paco a pris la décision de s’exiler dans le Colorado. Mais dans le cadre de son contrat avec la police, il doit continuer son travail d’informateur pour une durée indéterminée.
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Travailler avec des agents infiltrés présente également des risques pour les policiers eux-mêmes. « On doit traiter les indics avec attention », m’explique Goodwin. « Ils connaissent certaines de nos tactiques, notamment la façon dont nos gars sont équipés de micros. Ils peuvent très bien être nos informateurs un jour, et devenir des cibles le lendemain. Ils pourraient demander à quelqu’un de se planquer dans un arbre pour prendre des photos de nos échanges, et l’un de mes hommes serait démasqué. » Lors d’une perquisition, l’équipe de Goodwin a trouvé les noms et portraits d’agents dans les maisons de suspects. Ils ont également remarqué que les méthodes de contre-surveillance employées par les cartels étaient de plus en plus sophistiquées. « La meth rapporte un milliard de dollars. Avec tout cet argent, on peut se permettre d’embaucher des gens compétents : d’anciens militaires par exemple, des personnes entraînées professionnellement aux techniques de surveillance. » Goodwin a assimilé certaines techniques de surveillance – il repère la sortie dès qu’il entre quelque part, et s’assied toujours face à la porte lorsqu’il mange au restaurant. Il en dit le moins possible sur son travail, même aux membres de sa famille. Son lieu de travail est un secret bien gardé, même les autres services de police ne savent pas où il se trouve. Il n’en a jamais informé sa femme, et il ne parle jamais boulot à la maison. Si ses enfants sortent dans l’allée pour chercher le courrier, ils ferment la porte à clé derrière eux. Travailler comme agent infiltré nécessite certaines compétences et une immense vigilance. Il se peut qu’un dealer offre une dose de meth à un A.I. afin de sceller l’échange, et la refuser sans éveiller les soupçons demande certains talents d’improvisations. Parfois, un dealer insistera subitement pour changer le lieu de la transaction, et l’A.I se retrouve alors sans aucun soutien dans cette zone. « Tu dois t’adapter », m’explique l’agent barbu et tatoué qui travaille avec Paco. « Par exemple, tu peux dire : “Non, mec, je t’ai déjà dit que j’avais emprunté la voiture de ma mère aujourd’hui, il faut que j’aille la lui rendre. Je n’ai pas le temps d’aller ailleurs.” Tu ne dois pas oublier que tu joues un rôle. Si je suis trafiquant de drogues et que quelqu’un m’offre une dose, pourquoi la refuser ? Je n’ai pas besoin de l’argent que je pourrais me faire en la revendant. Mais peut-être que je ne suis pas trafiquant de drogues, peut-être que j’ai besoin de l’argent. » Le fait de passer du temps avec les informateurs permet aux agents sous couverture d’apprendre le jargon de la meth et de ses consommateurs : un teener (le seizième d’une once, soit 1,8 g), une eightball (le huitième d’une once, ou 3,5 g, et le nom de la bille 8 au billard américain), un « meuj » ( un gramme). Elle peut être injectée ou fumée. Au téléphone, il faut parfois demander un pack de six de Coca pour lancer un achat. Mais connaître leur langage et jouer son rôle ne l’a pas rendu plus compréhensif envers les consommateurs. « On entend toutes sortes d’histoires et de prétextes concernant la façon dont une personne a fini par vendre et consommer de la drogue. Mais la vérité n’est jamais arbitraire : on ne peut pas la plier pour servir ses convictions. Non, mec, tu es trafiquant de drogues – assume, et passons à autre chose. »
Il s’appelle Joe. C’est un des cinq plus grands trafiquants de drogue de la ville.
Les recherches menées par Goodwin et son équipe ont donné lieu à des saisies considérables. La quantité la plus importante jamais confisquée était cinq kilos de meth, soit près de 700 000 dollars de marchandise. Cette opération a démantelé le réseau intermédiaire d’un cartel, mais cela n’a pas duré. Même les membres de cartels intermédiaires sont remplaçables, d’une certaine façon. « Les types les plus haut placés sont ailleurs », dit Goodwin.
Joe
Paul Chavez travaille dans un immeuble de bureaux confortable, au sud-est d’Albuquerque. L’endroit aurait dû être une banlieue de 25 000 foyers, mais les promoteurs se sont retrouvés à cours d’argent. Les chemins de terre sont encore tracés dans les collines désertiques, mais seuls quelques bâtiments éclipsent le paysage. Des tempêtes de poussière et des vents virevoltants balayent le sol aride tous les après-midis. Chavez est directeur du renseignement du centre de soutien aux enquêtes, financé par l’HIDTA. Il dirige une équipe d’analystes qui appuie les investigations menées par la Drug Enforcement Administration (DEA) et par plusieurs brigades de stupéfiants. Son équipe ne recueille pas de renseignements sur le terrain ; ils recherchent et analysent la situation pour soutenir les enquêtes de la DEA et des forces d’interventions spéciales dans tout le sud-ouest des États-Unis. Son travail consiste à trouver des indices et des motifs subtils qui échappent souvent aux agents sur le terrain. Lui aussi a travaillé sur le terrain : il a été inspecteur au sein du service de police d’Albuquerque pendant des années, mais il a fini par se lasser de son job. Un jour, il se trouvait sur le parking d’un bar avec d’autres agents des stups. Ils portaient des vestes noires frappées de l’inscription « POLICE » sur le torse. Cela n’a pas empêché un type d’essayer de leur vendre du hash. « Pour certaines des affaires les plus simples, vous luttez contre des gens si stupides que cela en devient ennuyeux. Sur le plan du chasseur et de sa proie, ce travail-là est beaucoup plus intéressant », explique-t-il.
Chavez ne tient pas à discuter d’une enquête en cours, il invente donc une histoire inspirée d’authentiques cas de trafic de meth. Il me demande d’imaginer un homme à Albuquerque, appelé Joe. C’est un des cinq plus grands trafiquants de drogue de la ville. « Joe conduit une Honda Civic, a une grosse femme et probablement une maîtresse. » Il vit dans un modeste pavillon, dans un quartier de classe moyenne. Il possède au minimum un magasin de réparation de pneus – un commerce qui rapporte beaucoup de cash et facilite l’édition de tickets de caisse et le blanchiment d’argent. « Les hommes qui conduisent des 4×4 rutilants et possèdent de belles maisons ne sont pas très malins. » Mais Joe est malin, il paye toujours son fournisseur en liquide, un gars de Los Angeles. « La violence liée au commerce de la drogue est due majoritairement à l’avance de la dope. Mettons qu’un type se porte garant de Joe, le gars du cartel de L.A. lui fournit donc 50 000 dollars de meth. Et disons que Joe n’a pas de chance. Son lieutenant se fait coffrer et perd la meth. Si Joe ne peut pas rembourser les 50 000 dollars, il se fera tabasser et on ne lui vendra plus jamais rien. S’il doit plus d’argent, peut-être même qu’il se fera buter. » Pour un investissement de 50 000 dollars, Joe obtient deux kilos de meth. À partir de cette quantité, il peut se faire 120 000 dollars, touchant ainsi 70 000 dollars de bénéfices. La meth de Joe est fabriquée dans un superlabo caché dans un petit entrepôt du Michoacán. Les deux plus grands ports en eau profonde du Mexique se trouvent au Michoacán, ce qui facilite le déchargement des produits chimiques précurseurs en provenance de l’Inde ou de la Chine, nécessaires à la confection de la drogue. Le cartel des Caballeros templarios (les Chevaliers templiers) contrôle le laboratoire, ce qui nécessite plusieurs centaines de milliers de dollars d’investissement initial. Le laboratoire produit 50 kilos par semaine et est dirigé par deux hommes : un diplômé en génie chimique et un autre qui a dix années d’expérience dans la « cuisine » de la meth. Une fois que les 50 kilos ont quitté le laboratoire, ils doivent passer par le territoire du cartel del Pacífico Sur (du Pacifique sud) et le Cartel de Sinaloa.
Ces 50 kilos sont divisés en cinq cargaisons de dix kilos, chacune exposée à des frais de douane de 7 000 dollars à chacun des quatre points de contrôle. Les cargaisons finissent entre les mains du cartel de Tijuana, spécialisé dans le trafic de drogues à la frontière. Pour la traversée, le cartel aura soudoyé un douanier avec la somme alléchante de 10 000 dollars par semaine. Pour quelqu’un qui gagne 31 000 dollars par an, cela ne se refuse pas. Si un officier corrompu est de service le jour de la traversée, le chauffeur peut recevoir un appel lui disant de se rendre Voie 6, samedi entre une heure et deux heures du matin. Sans la présence d’un officier corrompu, c’est un « aigle » qui surveillera l’entrée avec ses jumelles afin de pouvoir observer la situation. S’il remarque que l’officier de la Voie 4 se dispute avec sa femme au téléphone, laissant passer toutes les voitures sans les inspecter, il communiquera l’information au conducteur via la radio. Les cargaisons sont acheminées vers une planque – une maison de la banlieue de Los Angeles –contrôlée par un membre de rang supérieur du cartel de Michoacán. De la planque, elles sont expédiées dans tout le pays. Joe n’a pas beaucoup d’informations sur son contact de Los Angeles. Si son contact est malin, il ne traite pas directement avec Joe – un assistant se charge de toutes les transactions avec les revendeurs. L’assistant en question a été présenté à Joe par un ami de son frère, qui a passé du temps avec lui en prison. Après que l’investissement initial de Joe – d’une valeur de 50 000 dollars – a rapporté un bénéfice net de 70 000 dollars, celui-ci réinvestit l’argent, commandant quatre kilos cette fois-ci. Joe a entre six et dix employés. Ils vendent aux dealers de rue, qui revendent ensuite aux consommateurs. Surtout, ils ne consomment pas de drogue. S’ils commencent à prendre de la meth, ils sont virés. Joe est malin, aussi ses employés ne l’ont-ils jamais rencontré. Ils ne connaissent ni son numéro de téléphone, ni son adresse, ni son vrai nom. Joe délègue ses interactions avec ses employés à un seul associé de confiance, un ami d’enfance. Ses employés ne sont pas autorisés à dépenser l’argent de façon extravagante ou trop évidente. Ils conduisent des voitures d’occasion et vivent dans des quartiers ordinaires.
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La DEA veut que Joe et son fournisseur se rendent en Californie. Le service de police d’Albuquerque se concentre sur les trafiquants de rue et les toxicomanes. Tous deux ont pour cible les six à dix employés de Joe, mais la DEA ne les veut que pour pouvoir arriver à Joe.
Un jour, l’associé de confiance de Joe est intercepté lors d’un contrôle routier de routine. L’agent ayant procédé à l’arrestation a suivi son intuition en appelant une brigade canine se trouvant justement dans le coin. Les chiens dénichent plusieurs grammes de meth dans la voiture et l’homme est placé en garde en vue pendant 24 heures. Durant l’interrogatoire, la DEA apprend par l’unité de Chavez que sa mère est en train de mourir du cancer – ils lui disent qu’il serait dommage de passer les derniers mois de sa vie en prison. Mais il peut empêcher cela, il doit simplement leur parler de son ami Joe. S’il se sait voué à la peine de mort, Joe essaiera de tuer son associé. Pendant ses 24 heures de détention, l’associé n’a pas répondu aux appels de Joe, qui commence alors à se méfier. L’associé explique à Joe qu’il est tombé sur un vieil ami et qu’ils sont allés pêcher ensemble au lac Huron. Mais admettons que Joe ait dans sa manche un employé corrompu du centre de détention, ce dernier lui confirmera que son associé était là-bas. S’il l’apprend, il assassinera son associé. Dans le cas contraire, Joe finira peut-être en prison. « Il est probable qu’il y ait cinq à sept gars comme Joe à Albuquerque en permanence, dont probablement trois ou quatre sont dans notre ligne de mire. » Chavez pourrait identifier l’un d’entre eux après s’être méfié du fait qu’une boutique de réparation de pneus a reporté 2,4 millions de recettes à l’IRS, l’agence du gouvernement des États-Unis qui collecte l’impôt sur le revenu. L’IRS pourrait installer une caméra de surveillance dans la rue en face du magasin afin de surveiller le nombre de clients, mais comme Joe est malin, ses amis se rendront régulièrement au garage afin de faire croire à une entreprise florissante. Ils n’auront qu’à refermer la porte derrière eux et boire des bières. « Le fait que Joe reste libre si longtemps ne garantit par nécessairement qu’il finira par se faire attraper. Je vous assure que je connais des types comme Joe qui se sont faits huit à dix millions de dollars et qui sont aujourd’hui à la retraite et mènent une vie paisible à Albuquerque. Plus Joe est malin, plus il sait se protéger des conséquences de ses actes. Imaginons qu’il y ait une dispute de secteur entre deux petits trafiquants du sud-ouest de la ville. Le lendemain matin, il lit dans le journal que quelqu’un a été tué et pense immédiatement : “Mon Dieu, cette partie de la ville tourne mal.” Il n’est même pas au courant qu’il s’agissait de sa meth. Le fournisseur californien sera protégé de la même façon – c’est un cartel de haut niveau. Si c’est un génie, on ne remontera jamais à lui. Il sera entouré de beaucoup trop de types sans importance qui ne savent rien de lui. »
La drogue du diable
L’une de ces personnes dont Joe n’a jamais entendu parler est Cassie Johnston. Cassie a grandi dans une petite ville située à environ 30 kilomètres au sud d’Albuquerque. Elle a testé la meth pour la première fois à 15 ans, dans l’atelier de soudure du lycée Los Lunas. Cette première expérience a été terrifiante : « J’ai eu tellement peur. Je n’ai pas réussi à dormir, manger ou à me concentrer pendant 36 heures. Je suis rentrée chez moi et j’ai fait semblant de dormir, mais j’avais l’impression de rouler à toute vitesse sans même bouger. » Environ six mois plus tard, elle a réessayé lors d’une soirée et a davantage aimé. Puis elle s’est mise à prendre de la meth une à deux fois par semaine jusqu’à ce qu’elle obtienne son diplôme d’études secondaires. « Je donnais des objets en gage, j’avais un travail, mais obtenir de la meth n’est ni cher ni difficile. » Au début, ses parents mettaient son comportement imprévisible sur le dos de l’attitude rebelle typique des adolescents.
Ils l’ont conduite jusqu’à un entrepôt, où il l’ont enfermée. Dans un coin, il y avait un matelas et une carafe d’eau.
Deux mois après avoir obtenu son diplôme, Cassie a disparu, et ils n’ont plus eu de ses nouvelles pendant des mois. Elle avait emménagé avec son petit ami, un petit dealer qui lui fournissait de la drogue gratuitement – elle s’est rapidement mise à vendre de la drogue à ses clients. « J’ai vendu de la drogue à des mères d’élèves, des médecins, des avocats, des professeurs de lycée – beaucoup de gens. La meth est impartiale : elle ne fait attention ni à vous, ni à votre argent, ni au métier de vos parents. Et dans tous les cas, elle vous tuera en un rien de temps. » Un jour, son petit ami s’est rendu à Albuquerque et n’est jamais revenu. Elle savait qu’il avait emprunté de l’argent à des Mexicains qui le fournissaient en produit, et elle s’est rendue compte qu’il avait perdu l’argent et avait quitté la ville avant qu’ils ne le retrouvent. Environ trois semaines plus tard, elle s’est rendue dans une station essence située à moins de deux kilomètres de chez elle. Sur le parking, trois Mexicains lui ont dit de monter dans une Buick noire, l’un d’eux avait un pistolet dans sa ceinture. Ils l’ont conduite jusqu’à un entrepôt, où il l’ont enfermée. Dans un coin, il y avait un matelas et une carafe d’eau. Le lendemain, ils sont revenus et lui ont expliqué qu’elle vendrait de la meth jusqu’à ce qu’elle rembourse les dettes de son petit ami. Chaque jour, elle concluait des deals. Un des Mexicains la suivait dans la Buick noire et récoltait l’argent qu’elle avait gagné. Puis elle était de nouveau enfermée dans l’entrepôt pour la nuit. Pour toute nourriture, on lui donnait du pain, des pommes et de l’eau. Elle pouvait également avoir autant de meth qu’elle le souhaitait. Elle a été sauvée au bout d’un mois environ, après que son père l’a aperçue au coin d’une rue. Il a contacté un de ses amis détectives. Ils ont semé la Buick et l’ont ramenée à la maison. Elle a caché sa voiture et est resté chez ses parents pendant un mois. Lorsqu’ils l’ont retrouvée, elle ne pesait que 44 kilos, contre 61 auparavant. Cassie n’a pas touché à la meth depuis 2007. Elle n’a plus jamais eu de nouvelles de son ancien petit ami, et a coupé les ponts avec la plupart des personnes qu’elle connaissait à cette époque. Elle travaille comme massothérapeute et comme coach personnel dans un programme de thérapie pour adolescents. Elle a toujours besoin de meth, mais pas autant que durant ses deux premières années de convalescence. Elle se considère comme un exemple de la destruction arbitraire provoquée par la meth.
« Je suis la preuve vivante que les enfants ne sont pas toujours le fruit de leur environnement. J’ai grandi avec mes deux parents, je n’ai jamais manqué de rien et j’allais à l’église une fois par semaine – ce que je fais toujours. » Les consommateurs ont tendance à décrire la meth comme une force quasi-surnaturelle, dotée d’une puissance illimitée pour causer le mal et la destruction. Même après la désintoxication, les anciens accros restent vulnérables. La mère d’un toxicomane a perdu son fils alors qu’il avait arrêté d’en prendre depuis presque deux ans : il est mort de complications cardiaques, une trace de l’impact de la meth sur sa santé. Un informateur d’Albuquerque résume ainsi les sentiments de plusieurs consommateurs et de membres de leur famille dont la vie a été bouleversée par la meth : « Si vous croyez au paradis, à l’enfer, au bien et au mal, il y a une chose dont vous pouvez être certain : la meth est la drogue du diable. »
Traduit de l’anglais par Claire Ferrant d’après l’article « The Devil’s Drug: The True Story of Meth in New Mexico », paru dans The Daily Beast. Couverture : Vue d’Albuquerque depuis le Petroglyph National Monument. Création graphique par Ulyces.