Il y a ces images qu’on voit et revoit de film en film, l’éternel retour des mêmes tons, toutes les nuances d’orange et de bleu, qui varient à peine d’une mode à l’autre. Le bleu paon dont se parent toutes les superproductions américaines de la décennie, en contrepoint de l’orange flamboyant d’un Drive ou d’un Pacific Rim. Du côté des auteurs, on shoote au 5D. L’image est lisse et cristalline, la profondeur de champ réduite au maximum, des coins de peau filmés en tremblant, les corps à contre-jour pour jouer avec le flare, qui répand un voile doux sur toute la surface de l’écran : une foule de propositions esthétiques devenues autant de canons répliqués à outrance, au cinéma comme dans la publicité. Et il y a d’autres images, originales et solitaires, dont font partie celles de Benoît Debie. Une pellicule au grain frémissant, des couleurs vives et le noir, vaste, profond, qui avale des pans entiers de l’image et met en valeur les espaces colorés du cadre. Des images qui se fixent durablement sur la rétine du spectateur, assailli par la beauté des lumières naturelles. De la lumière du soleil reflétée sur des miroirs dans Innocence, de Lucile Hadzihalilovic, aux fluorescences et stroboscopies d’Enter the Void et Spring Breakers, Benoît Debie se renouvelle à chaque film pour composer des images au service de la narration.
Approcher l’image
Qu’est-ce qui vous a amené au cinéma ?
Au départ, je ne voulais pas faire un métier de bureaux, un métier « de fonctionnaire ». J’avais plutôt envie d’un métier artistique. Mais je ne me suis pas dit depuis tout petit : « Tiens, je vais devenir cinéaste. » C’est venu petit à petit. C’est-à-dire que j’aimais beaucoup la photo, mon père m’a offert un appareil quand j’étais assez jeune et j’y ai pris goût très vite. Plus tard, j’ai été dans un centre d’orientation professionnelle et ils m’ont renvoyé vers ces métiers auxquels je n’avais pas songé. Et là j’ai eu un déclic, j’ai compris que c’est ce que j’avais envie de faire.
Pourquoi vous êtes-vous dirigé vers le métier de chef opérateur plutôt que vers la réalisation ?
À la base, je suis avant tout touché par l’image. Dans les écoles de cinéma, on peut choisir la section qu’on veut suivre et au début, j’hésitais entre le son et l’image – car j’étais également musicien. Je me suis dit que j’allais commencer par l’image, et qu’ensuite, si j’en avais le courage, j’étudierais le son. Mais finalement, je pense qu’on ne peut pas faire les deux dans ce métier, en tout cas je n’en avais pas le temps, je me suis donc focalisé sur l’image. Quant à la mise en scène, cela ne m’est pas venu d’emblée ; ce que je voulais surtout, c’était approcher l’image.
Songez-vous à passer un jour à la mise en scène ?
Non, pas nécessairement. En fait, on me le demande souvent. On m’a proposé la réalisation d’un film américain — que je n’ai pas encore acceptée —, et il y a aussi des projets que je voudrais réaliser moi-même, qui ne seraient pas des films de commande, mais ce n’est pas facile car je travaille sur beaucoup de projets à la fois. Et je pense que pour passer à la mise en scène, il faut à un moment se dire qu’on va s’y consacrer totalement. En tout cas, dans mon cas de figure, je n’ai pas envie de le faire à moitié. Si je le fais, j’ai envie de le faire bien.
Vous avez développé un style très reconnaissable, en utilisant la lumière naturelle, avec la présence de nombreuses sources lumineuses dans le champ, de vastes zones d’ombre et de couleurs très vives. Comment s’est-il construit ?
C’est difficile à dire. Avant de travailler dans le cinéma, j’ai travaillé à la télévision. Parce que lorsque j’ai commencé, je ne voulais pas être assistant-caméra pendant dix ou quinze ans, j’avais vraiment envie de faire de l’image. Et en Belgique, quand on commence et qu’on est jeune chef opérateur, il est très dur de travailler dans le cinéma, car l’industrie est toute petite et qu’il faut le temps de faire ses armes. Donc je me suis dit que plutôt que d’attendre des années, j’allais travailler à la télé mais comme chef opérateur.
« En travaillant avec Gaspar Noé sur Irréversible, je me suis rendu compte qu’il y avait tout à fait moyen de faire du cinéma autrement. »
J’ai travaillé quelques années pour RTL-TVI, qui est une chaîne belge, et aussi pour Canal +. Je pense qu’indirectement, cela m’a permis de connaître relativement bien la lumière, mais avec peu de moyens. RTL n’est pas une chaîne très riche, donc on devait réaliser des émissions avec des moyens moins importants qu’une chaîne française. Je devais éclairer avec moins de matériel et trouver des concepts qui fonctionnent avec peu de choses. Par rapport au cinéma, cela m’a appris à travailler autrement. Si on prend l’exemple de gros films américains, certains chefs opérateurs ne savent pas éclairer une scène sans sortir l’artillerie lourde. Alors qu’on peut finalement le faire sans projecteurs. Le film qui m’a éveillé à cela, c’est Irréversible. Quand j’ai fait ce film avec Gaspar Noé, il m’a demandé de ne pas utiliser de projecteurs cinéma parce qu’il voulait être capable de filmer à 360° avec sa caméra, et il n’avait pas envie d’avoir de projecteurs, de drapeaux ou de pieds dans l’image. Cela donnait aussi un aspect très réaliste au film. Donc nous avons juste éclairé les scènes avec des lampes pratiques, c’est-à-dire que toutes les sources lumineuses étaient dans le champ, ou pouvaient être dans le champ. En faisant ce film, je me suis rendu compte qu’il y avait tout à fait moyen de faire du cinéma autrement, et d’éclairer des scènes davantage en observant les choses plutôt qu’en installant l’éclairage au préalable. Et c’est un peu ce que je fais pour l’instant, j’observe d’abord un lieu ou une scène à éclairer, et j’analyse, je vois si la scène est déjà belle en l’état ou s’il faut amener des choses pour l’améliorer.
Travaillez-vous exclusivement en lumière naturelle désormais, ou utilisez-vous une méthode un peu hybride ?
Je dirais que cela dépend des films. Je ne me suis pas enfermé dans un style que je veux reproduire à tout prix. Disons qu’il y a des films qui me poussent à travailler sur des lumières assez légères, souvent parce que ce sont des films où la caméra est plus mobile, c’est le film qui l’impose. Et puis il y a d’autres films où je pars sur un concept plus conventionnel en utilisant des projecteurs de cinéma, mais tout en essayant à chaque fois de respecter des lumières que j’aime, naturalistes mais prononcées.
Pourquoi est-il si rare au cinéma de voir des images aussi contrastées que les vôtres, aussi colorées et aussi sombres ?
Des fois, je me pose la question ! Je n’analyse pas nécessairement ce que je fais moi, puisque c’est mon travail, mais lorsque je regarde un film au cinéma, je trouve parfois bizarre qu’ils aient sur-éclairé, par exemple. Particulièrement dans les comédies, je me demande pourquoi il n’y a pas de noirs, pas de couleurs… je me pose chaque fois la question et je trouve cela dommage. Après, ce sont des questions de goût. Mais en ce qui me concerne, lorsque je construis une image, j’adore le noir. Je pourrais garder toute une scène dans le noir, cela ne me dérangerait pas. (Rires.) J’adore aussi les couleurs, les contrastes… ce sont des choses qui me plaisent dans la vie de tous les jours quand je me promène dans la rue. Quand je vois certaines choses étonnantes, je les garde en mémoire et je cherche à les reproduire ensuite sur un film.
Cherchez-vous à produire un effet particulier avec ce type d’images ?
Non, ce à quoi je suis attentif, c’est le fait de servir le film. En général, je n’essaie pas de faire une image pour qu’elle soit jolie ou destroy ou quoi que ce soit, j’essaie simplement de raconter l’histoire. Quand je lis un script, j’essaie de construire visuellement la psychologie des personnages et du film. C’est vraiment important pour moi, plus que de mettre en avant mon image. Je peux, par exemple, commencer par une image plus douce et un peu désaturée, puis avec l’évolution des personnages et de l’intrigue aller dans des contrastes un peu plus forts et des couleurs plus saturées, ou inversement. J’ai fait cela dans pas mal de films. Cela ne se voit peut-être pas, mais je pense que cela se perçoit.
Investir le décor
Sur des films comme Enter the Void ou Spring Breakers, où s’arrête le travail du chef décorateur et où commence le vôtre ?
En général, je suis très proche du chef déco et j’aime beaucoup travailler avec, parce qu’un bon plateau de tournage fait déjà en partie la lumière, selon moi. Si je dois éclairer un mur blanc, ce n’est pas la même chose que si je dois éclairer un mur rouge foncé ou noir, donc je discute avec le chef déco des couleurs, des brillances des murs, des textures, des matières, des lampes qui doivent être dans le champ, que je choisis avec lui… Parce qu’en soi, cela fait déjà mon image.
Quel est votre rôle, durant les étapes de préproduction et de postproduction d’un film ?
En préproduction, je travaille beaucoup avec le metteur en scène. Enfin cela dépend du réalisateur, mais en général je travaille beaucoup en amont avec lui pour trouver ensemble les bons décors, faire un découpage du film, décider des mouvements de caméra et de la longueur des plans. En postproduction, j’interviens beaucoup à l’étalonnage. C’est primordial pour moi de le faire après le tournage. Il y a bien sûr un étalonneur qui utilise les machines, mais je suis toujours avec lui pour le faire.
Certains critiques ont comparé l’esthétique de Spring Breakers au Jardin des délices, de Jérôme Bosch. C’était une référence consciente, durant le tournage ?
Non, pas du tout. Quand je suis arrivé sur le film, Harmony m’a dit – et c’était la première fois qu’on me demandait cela – qu’il voulait que la lumière soit la star du film. En général, ce n’est pas ce qu’on me demande, le metteur en scène préfère que la lumière s’intègre au film sans prendre le pas sur le reste. Mais pour lui c’était très important. Il y avait trois postes clés : les acteurs, bien sûr, la bande-son, également très importante, et l’aspect visuel du film. C’était capital pour Harmony. Il voulait que cela ressemble à un magasin de bonbons, que ce soit très fluorescent, et on n’est pas parti sur d’autres références. Il m’a juste montré des photos du Spring Break, de jeunes qui faisaient la fête et qui buvaient, dans des bars, sur la plage… Et ce qui m’a aussi beaucoup inspiré pour le film, c’est qu’on a tourné à St. Petersburg, en Floride. La journée, la ville n’était pas très belle, très quelconque. Mais dès que la nuit tombait, elle prenait une autre dimension, avec l’éclairage au néon, les enseignes fluo qui étaient marrantes. Petit à petit, je me suis dit qu’on allait utiliser ce côté très kitsch de certaines enseignes, que j’ai évidemment amplifié. C’est-à-dire qu’on est parti sur des décors existants, mais on a fait en sorte de les rendre encore plus fluorescents, on a beaucoup travaillé derrière.
Pouvez-vous nous raconter le tournage de la scène du braquage ?
La scène du braquage nous est venue lorsque nous avons découvert l’endroit : cela nous permettait de tourner autour du bâtiment avec la voiture, et ainsi d’en faire un plan-séquence. Harmony se demandait si cela n’allait pas être trop long dans le montage du film, et nous avons donc chorégraphié le plan tout en gardant l’option de le découper avec la séquence tournée à l’intérieur du bar. Harmony a eu l’idée plus tard de montrer les plans réalisés à l’intérieur en flash-back (sur le parking, lorsque les filles miment le braquage), et ainsi de pouvoir conserver le plan-séquence dans son intégralité. Pour effectuer ce dernier, j’étais caméra à l’épaule dans la voiture. Pour chorégraphier le plan et le timing entre la vitesse de la voiture et l’action des filles à l’intérieur, je leur parlais par talkie-walkie afin de leur indiquer où se trouvait la voiture par rapport à leur position dans le bar. Mais je m’adressais également à Rachel (Cotty dans le film), qui conduisait la voiture, pour coordonner notre vitesse avec celle des filles à l’intérieur. On a réalisé cette séquence en une nuit de tournage et tout le bâtiment à été éclairé spécialement pour la scène. Il était auparavant complètement noir à l’extérieur. Nous avons donc ajouté des néons bleus autour des fenêtres et sous les débords du toit, ainsi que des lampes sodium. J’adore ce plan, je le trouve d’autant plus violent qu’on ne voit pas exactement ce qui se passe à l’intérieur, l’action est seulement suggérée et l’imagination fait le reste, de la même manière que lorsqu’on lit un livre. C’est aussi la raison pour laquelle j’aime tant le noir au cinéma : on n’est pas contraint de tout montrer dans un film, de tout mettre en lumière. Il faut aussi permettre au spectateur d’imaginer les choses ou d’avoir l’impression de voir ce qu’on n’a peut-être pas montré. C’est comme cela qu’une image, un cadre, un éclairage peuvent nous plonger dans la psychologie des personnages.
Faites-vous souvent appel à des références picturales pour définir l’aspect visuel d’un film ?
Non, je travaille davantage sur des références photographiques ou de la vie de tous les jours.
Y a-t-il des artistes dont vous vous inspirez ?
Il y a un photographe que j’aime beaucoup, dont je me dis qu’il faudrait qu’un jour on arrive à reproduire son travail au cinéma, c’est Bill Henson. Il fait des photos avec des longues poses, et il transforme la nuit en des images vraiment très étranges et très belles. En cinéma, c’est très difficile de faire cela parce qu’on ne peut pas exposer la pellicule ou le capteur numérique d’une telle manière. Mais je me dis qu’on va probablement y arriver petit à petit, avec le numérique. Donc certaines de ses images m’inspirent, particulièrement des nuits extérieures, et mon rêve serait de pouvoir obtenir ce rendu sur pellicule. Au cinéma, j’aime beaucoup ce que fait Emmanuel Lubezki, certaines choses de Roger Deakins – son travail plus naturaliste – et bien d’autres.
Je pense aussi à Larry Smith. Lorsqu’on voit Only God Forgives, on trouve des similitudes entre votre style et le sien.
C’est marrant car je n’ai pas vu le film avec Ryan. Je viens de faire un film avec Ryan Gosling (Lost River, sa première réalisation, nda). Il m’a parlé de ce tournage et quelqu’un m’a dit qu’on aurait dit « du Benoît Debie ». (Rires.) Mais je ne l’ai pas encore vu.
Mutation
Vous avez beaucoup travaillé sur pellicule, notamment avec Gaspar Noé avec lequel vous recherchiez une image très granuleuse. Ce genre de parti-pris esthétique est-il toujours possible avec le numérique ?
Cela devient difficile. C’est pour cela que je continue à tourner en pellicule, je trouve que c’est toujours cent fois supérieur au numérique. Donc j’essaie de tenir bon, mais cela devient difficile. Ce qui m’ennuie à l’heure actuelle avec le numérique, c’est que tout se ressemble. Il n’y a pas d’âme pour moi… il y a un truc qui se passe avec la pellicule que je n’arrive pas à retrouver avec le numérique. Tout devient lisse, sans caractère, et pour obtenir du caractère en numérique il faut tirer le signal très fort. Mais en faisant cela, on commence à avoir des aberrations numériques qui ne sont pas jolies.
« Je trouve qu’on perd quelque chose, l’image numérique est d’après moi moins organique. »
Par exemple avec Spring Breakers, il aurait été impossible d’obtenir ces couleurs-là en numérique. Impossible. J’ai fait beaucoup d’expérimentations dans les couleurs fluo et rouges en numérique, et ce sont des couleurs qui ne ressortent absolument pas, à moins de les retravailler en postproduction, à l’étalonnage, en allant sélectionner chaque couleur, chaque tube à néon… et là, cela devient quasiment un travail d’effets spéciaux. Spring Breakers, à la base, devait être tourné en numérique, mais heureusement Harmony m’a demandé ce que j’en pensais et nous sommes repassés en pellicule à la dernière minute. Le problème que je rencontre, c’est qu’en numérique mon style de travail ne fonctionne pas. (Rires.) Les contrastes ne fonctionnent pas très bien. Je vais prendre l’exemple d’une ampoule. En film, j’éclaire une scène avec une ampoule, et l’ampoule est dans le champ. Eh bien en numérique, c’est impossible, je l’ai déjà expérimenté plusieurs fois. L’ampoule sera complètement cramée et cela deviendra moche, alors qu’en film c’est très beau, très organique. Donc – c’est un peu technique –, cela m’oblige à « dimmer » (baisser l’intensité de la lumière au moyen d’une console, nda) très fort cette ampoule pour qu’elle reste jolie à l’image, et ré-éclairer la scène avec un autre projecteur, ce qui fait que la lumière n’est plus ce que je veux en faire, parce qu’elle ne provient plus de cette ampoule. Cela me force à retravailler ma lumière de manière beaucoup plus complexe pour finalement ne pas arriver nécessairement à ce que je voulais faire à la base.
Pensez-vous que la situation va s’améliorer ?
Oui, je pense que c’est temporaire. On est dans un entre-deux, en pleine mutation. En photographie, par exemple, les appareils numériques commencent à être très bons. Ils sont meilleurs que les caméras numériques à l’heure actuelle, mais pas encore aussi bons que la pellicule. Certains chefs opérateurs me disent que le numérique est aussi bon que la pellicule, mais je ne peux pas les prendre au sérieux. Ce n’est tout bonnement pas vrai. Bien sûr, cela dépend aussi de ce qu’on fait comme image. Si on fait une image assez conventionnelle, cela peut fonctionner, mais si on tire dans le visuel, cela ne marche pas aussi bien. Dans cinq ou dix ans, le numérique dépassera probablement ce que le film a été. Mais pas pour le moment, et c’est ce que je trouve si dommage. Le changement se fait trop vite. Pour l’instant, on en souffre. J’étais allé voir le dernier James Bond que Roger Deakins avait fait, Skyfall, parce que je savais qu’il avait tourné avec l’Alexa. Et dès la première image, cela m’a énervé. (Rires.) Car j’ai vu que c’était du numérique et je l’ai vu jusqu’au bout du film. C’est très beau, son travail est remarquable, mais je me demande bien pourquoi un film à 200 millions de dollars est tourné avec une caméra numérique, qui n’a pas le potentiel de la pellicule.
Pourquoi est-ce le cas ? Faut-il se battre pour tourner en pellicule ?
Parfois, ce sont des choix artistiques, mais souvent il faut se battre, oui. Et je pense que ce n’est même plus une question d’argent, c’est juste que les gens n’ont plus envie de s’embêter avec les laboratoires, à attendre les rushs pendant deux jours, ils veulent voir l’image instantanément. Ils privilégient davantage l’aspect pratique que l’aspect artistique. Quand je tourne un film en numérique, notamment en publicité, il est sûr que c’est plus rassurant. On voit ses images tout de suite, on n’a plus aucun doute sur ce qu’on filme. Mais en contrepartie, je trouve qu’on perd quelque chose, l’image numérique est d’après moi moins organique. Enfin c’est peut-être juste une question de sensibilité. Une question de génération aussi, parce que mon fils, qui regarde les films sur son ordinateur, n’a pas ce problème. Le côté organique du film, on ne le voit pas sur ordinateur. Mais par contre sur un grand écran, je vois vraiment la différence.
Vous tournez actuellement le dernier film de Wim Wenders, en 3D.
Oui, on le tourne en 3D, en Alexa M. Dans ce cas précis, cela se justifie. Et c’est très beau, j’ai été agréablement surpris. Mais cela fonctionne parce que c’est de la 3D.
De quelle manière la 3D influe-t-elle sur votre travail ?
C’est assez différent, car on voit des choses qu’on ne voit pas normalement, même en lumière. J’ai remarqué que parfois, l’arrière-plan n’est pas perçu de la même manière qu’en 2D. Il faut donc dans ces cas-là ajuster sa lumière en fonction de la 3D. Il y a aussi le cadre, qui est très différent. Les objets au premier plan sont assez dominants en 3D, donc il faut y faire attention par rapport à ce qu’on veut raconter dans le film. Le film de Wim est un drame et non un film à effets hollywoodien. Donc ici, la 3D ne doit pas desservir le film, elle ne doit pas perturber le spectateur. On fait très attention à la manière dont on l’utilise, on fait en sorte de la rendre très douce et délicate. C’est l’une des premières tentatives de films dramatiques en 3D, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle Wim voulait le tenter. Et c’est aussi ce qui m’intéressait beaucoup dans le projet : expérimenter cette technique et faire quelque chose de vraiment nouveau.
D’après vous, qu’est-ce que cette technique apporte au film, s’il ne mise pas sur des effets spectaculaires ?
Je pense que ce qu’il y a de très beau, c’est que justement, la 3D ne dérange et ne déstabilise absolument pas, à la limite on l’oublie. Mais il y a une dimension dans le film qui vous emmène ailleurs, une touche sensible dans l’image qui est tout autre que dans un film classique.
Complémentarité
Vous avez souvent travaillé avec des cinéastes aux visions artistiques très affirmées. Pour quelle raison ?
En général, c’est souvent eux qui viennent à moi. Mais c’est vrai que je sélectionne aussi les films dans lesquels l’aspect visuel sera intéressant. Si je dois faire un film où l’aspect visuel est faible, je vais m’ennuyer. Je n’ai pas encore rencontré ce cas de figure, mais j’ai lu beaucoup de scénarios où, même si l’histoire était belle, je ne pensais pas apporter grand chose au film. J’essaie de choisir des films sur lesquels je vais pouvoir expérimenter des choses et me mettre en danger.
Et l’univers de ces réalisateurs vous touche ?
Oui, bien sûr. Chacun des metteurs en scène avec qui j’ai travaillé a une vision très forte, je ne choisis pas tellement des cinéastes faciles ! Mais c’est ce qui m’intéresse aussi, c’est en travaillant avec eux que j’apprends des choses. Et ces metteurs en scène, qui ont un sens esthétique très fort, sont aussi très attentifs à mon travail. Il y a vraiment une collaboration, une complicité. Je ne fais pas mon image tout seul, dans mon coin. Ils me poussent aussi à aller plus loin. Je me souviens que lorsque je travaillais avec Gaspar, lui a ce côté où, d’une certaine manière, il pousse les gens à créer des accidents. Il ne veut pas que ce soit parfait, il veut qu’il se passe quelque chose, et c’est ce qu’il y a de si intéressant dans sa démarche, ce n’est jamais acquis. Il y a toujours un challenge.
Il est d’ailleurs en train de préparer son prochain long-métrage. Est-ce qu’à ce stade du développement, il vous a déjà contacté pour travailler sur le film ?
Eh bien il aimerait qu’on le fasse ensemble, même si je n’ai pas encore de dates ou quoi que ce soit. Mais la manière dont on travaille avec Gaspar est assez différente des conventions habituelles, cela se fait davantage à l’instinct. Quand on travaille ensemble, il ne me donne pas nécessairement d’orientations précises, il préfère que je lui propose les choses. Et comme il est très visuel, lorsqu’il voit la scène, s’il y a quelque chose qui lui plaît moins on le réajuste. Mais en général, cela se fait à la prise de vue, on ne fait pas de grosse préparation en amont. Par exemple, Enter the Void est le film que j’ai le moins préparé de toute ma carrière. Je suis arrivé une semaine avant le tournage, parce qu’il voulait que je ne sois pas trop préparé, c’est sa technique. (Rires.) Pour l’instant, cela a été le film le plus compliqué que j’ai tourné. J’ai dû tout faire à vif, au jour le jour. Mais la particularité de Gaspar, c’est qu’il adore bouger la caméra. Et je pense que c’est pour le mieux s’il la manipule lui-même, car il cadre à l’instinct. Quand il l’a entre les mains, il prend des directions imprévues pendant qu’on tourne. Si c’est un cadreur qui tient la caméra, il ne sait pas ce que Gaspar est en train d’imaginer sur le moment, et du coup il ne fera pas exactement ce qu’il veut. Enfin sur Enter the Void, on se relayait parce qu’il y avait beaucoup de travail. Il faisait une prise et parfois je faisais l’autre.
C’est quelque chose que vous avez recroisé sur d’autres tournages, ou c’est rare ?
« Pour l’instant, Enter the Void a été le film le plus compliqué que j’ai tourné. J’ai dû tout faire à vif, au jour le jour. »
C’est rare, je cadre généralement tous les films que je fais. Par exemple, sur les films américains, le système fait que la production doit engager un cadreur en plus du directeur de la photographie, mais c’est toujours moi qui cadre les films parce que cela fait partie de mon boulot. La manière dont j’éclaire fait que je cadre d’une façon différente. Mais cela ne me dérange absolument pas qu’un metteur en scène prenne la caméra pour tourner un plan, et le contraire, cela fait partie de notre collaboration.
Trouvez-vous la même audace créative en France et en Belgique qu’ailleurs dans le monde ?
Pour moi, il y a plus d’audace en Europe qu’aux États-Unis, par exemple. Comme j’adore le noir, les contrastes, les couleurs, etc., je sais que ce type de lumière peut faire peur à un producteur américain. Un producteur français, en général, n’interfère pas tellement dans l’aspect artistique. Les deux systèmes se valent, je ne dis pas que c’est mieux d’un côté ou de l’autre. Sur les films que j’ai faits aux États-Unis, j’ai eu la chance d’avoir une grande liberté – car c’était à chaque fois des films indépendants et des cinéastes bien particuliers. Avec Ryan Gosling ou sur Spring Breakers, j’ai pu faire tout ce que je voulais. Mais la grosse différence, c’est que c’était de petits films indépendants donc le risque n’était pas énorme, ce n’est pas comme un film de studio.
Vous inquiétez-vous de l’avenir de l’industrie cinématographique ?
Curieusement, je ne le ressens pas tellement, peut-être parce que j’évolue dans un cinéma un peu hors-norme. Ces films-là ressentent moins les soucis qui touchent l’industrie. Mais je ne suis pas particulièrement inquiet, j’avance avec le temps et je m’adapte. Même si je trouve dommage que la pellicule tombe en désuétude, par exemple, je ne suis pas inquiet de devoir faire des films en numérique, je trouverai le moyen de faire mes images avec un autre support.
Couverture : Paz de la Huerta dans Enter the Void, de Gaspar Noé (2009).