Peu avant six heures du matin, nous nous arrêtâmes sur une aire en bordure de l’Interstate 8, non loin de l’endroit où se rencontrent la Californie, l’Arizona et le Mexique, au beau milieu du désert. Une rangée de Quads des sables frappés du logo de la police des frontières américaines dormaient paisiblement au bout du parking. De l’autre côté de la route, une tour de guet aux fenêtres sombres surplombait un 4×4.
Jad Bean ouvrit un classeur sur le capot de notre Trailblazer de location et nous montra une carte satellite du désert, qui ressemblait à la surface craquelée d’un cerveau sec. Les dunes de la vallée impériale recouvraient la zone sur plus de 60 kilomètres, quelques-unes d’entre elles mesurant jusqu’à 100 mètres de hauteur. Certaines avaient même été baptisées, comme on le fait pour les montagnes. Jad désigna le centre de la carte, pointant du doigt un creux en forme de larme du nom de Buttercup Valley. On avait imprimé une icône rouge et noir près du bord de la vallée – le fameux « X » qui marque l’emplacement. C’est précisément sur cette bande de sable qu’un fragment du paysage d’un tout autre monde avait atterri quelques années auparavant. Pendant trente-huit jours au cours du printemps 1982, une équipe de Lucasfilm y érigea une plateforme de bois de près de 10 000 mètres carrés, et versa du sable dessus pour former des dunes qui s’élevaient sur cinq étages au-dessus du sol. Au sommet de ce faux relief, les décorateurs édifièrent ensuite une structure semblable à un yacht, une barge de 30 mètres de long et de 20 mètres de haut. D’un vert automnal, elle possédait de larges voiles en polyester orange.
Le navire apparaît dans une des premières scènes du Retour du Jedi – c’est le lieu de débauche de Jabba le Hutt, parrain du crime monstrueux de l’univers de Star Wars, dans lequel il voyage à travers la planète désertique de Tatooine avec sa clique de chasseurs de primes et de petites frappes. C’est depuis cet avant-poste qu’il attend l’exécution de Luke Skywalker, Han Solo et Chewbacca. Chaque prisonnier devait s’avancer sur une planche avant d’être offert au « sarlacc tout-puissant », sorte de vagin denté des dunes qui, selon la croyance populaire, les digéreraient pendant de longs millénaires. Vingt-cinq ans plus tard, des restes de ce décor étaient censés joncher la vallée, ou bien être enterrés sous le sable. Nous allions donc déterrer les reliques authentiques de cet univers de fiction.
Sur la piste du mythe
« Vous cherchez quoi, en fait ? Un petit sac avec écrit dessus : “poils de Chewie : ne pas toucher” ? » demanda Jilliann Zavala alors que nous étions encore en chemin. Avant d’intervenir, elle s’amusait toute seule sur la banquette arrière à répéter des répliques de Sex Academy et Bonjour les vacances. « On cherche du bois », répondit Jad, les yeux rivés sur la route. « En général, il est peint en marron, vert ou argenté. Vous trouverez peut-être des morceaux de mousse dure condensée, ou de caoutchouc, avec du sable incrusté sur un des côtés. » Il nous expliqua également qu’on risquait de trouver des morceaux de latex appartenant au sarlacc. « Mais ce sera plus difficile. Il faudra creuser plus profond pour ça. »
Jad a 32 ans, c’est un homme calme et posé. Quelques lignes d’argent barrent sa chevelure châtain. Je l’avais contacté après avoir lu un article sur son blog où il évoquait son voyage prochain dans la Buttercup Valley. Le blog, JadOnTV.com, était une des armes qu’il utilisait dans le cadre de son lobbying intense auprès de Lucasfilm pour nommer l’un de leurs personnages « Jad » dans un des nombreux spin-offs que la compagnie prévoyait de produire. Il était parvenu à convaincre plusieurs acteurs de la saga d’écrire des lettres de recommandation à son sujet, dont Gerald Home, qui incarne Tête de Poulpe, un des extraterrestres en arrière-plan d’une scène du Retour du Jedi. Jad avait croisé Home à une convention, et les deux avaient commencé à s’écrire des emails. « Je m’entends bien avec Tête de Poulpe », me confia Jad. Bien que fan dévoué de Star Wars (il avait servi de modèle à une figurine qu’il avait faite faire, sur laquelle il était habillé en pilote d’X-Wing, et dont les traits avaient été sculptés d’après un scan de son visage), il parlait de son amour pour la saga avec mesure et, parfois, un peu de timidité. Dans un post de blog récent, il expliquait qu’il ne savait pas quoi penser lorsque, après avoir passé deux ans à tenter, en vain, d’obtenir satisfaction, une nouvelle série animée Star Wars avait introduit un personnage du nom de Cad Bane. Ce voyage marquait également la première rencontre entre Jad, Jilliann et le quatrième passager de notre compagnie, qui s’était présenté à nous en utilisant un alias clairement inspiré de l’univers de Star Wars : Bru Galeen – pseudonyme qu’il semblait utiliser dans sa vie quotidienne. J’avais entamé une première conversation avec Jilliann et Bru au cours d’une convention de fans à San Francisco, quand je commençais moi-même à vouloir me joindre à cet univers tournant autour de la saga de George Lucas. Ils m’avaient parlé de la possibilité d’organiser un voyage dans le parc national de Redwood, au nord de la Californie, où d’autres scènes du Retour du Jedi avaient été tournées, mais cela n’aboutit jamais. À San Francisco, ils tentèrent également d’interviewer le « vrai » Dark Vador – non pas James Earl Jones, qui prête sa voix au seigneur Sith, ou même le bodybuildeur anglais qui portait le costume au cours des tournages. Ils voulaient rencontrer l’homme qui incarnait le personnage dans les pubs M&M’s et les autres manifestations depuis les années 1990, qui s’avérait travailler pour le département des effets spéciaux de Lucasfilm. Jilliann disait qu’il « avait porté le costume plus que quiconque ». Pour notre road trip vers la Buttercup Valley, Jilliann, une grande demoiselle de 34 ans qui poursuivait des études de psychologie, était vêtue d’un épais chapeau noir et d’une chemise à quatre poches avec une ceinture cousue au niveau de la taille. Après de longues discussions matinales à l’Econo Lodge où nous avions passé la nuit, elle avait décidé qu’elle garderait ses Keds plutôt que de les remplacer par ses Reebok Pump noires. Bru, lui, avait 32 ans. Il vendait des ustensiles de peinture et de menuiserie et se trouvait au milieu de la rédaction de son manuel pour construire un sabre laser à partir de pièces d’aspirateur et de plomberie. C’était un homme squelettique, à la chevelure touffue et aux lunettes rondes. Alors que nous nous relayions pour nous reposer, sur cette aire d’autoroute au milieu de nulle part, il s’empara brusquement d’un morceau de métal qui traînait sur le sol, le porta au niveau de ses yeux et, imitant un Stormtrooper dans une scène qui aurait pu se passer sur Tatooine, déclara d’un ton grave : « Regardez, camarades. Des droïdes. »
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À l’inverse de Jilliann et Bru, Jad s’était déjà embarqué dans des voyages semblables à celui que nous nous apprêtions à faire. Pour son mémoire de paléontologie, il avait exploré une montagne du Nevada, collectant des fossiles tous les deux ou trois mètres ; il avait ensuite trouvé une place dans une société de conseil environnemental, où il menait des études de terrain pour des particuliers. Cinq mois plus tôt, il s’était rendu dans la Buttercup Valley avec la Star Wars Society de San Diego et était parvenu assez rapidement à déterrer un morceau de mousse condensé de plus d’un mètre de long. Les sages de la société identifièrent la pièce : c’était un bout de la Grande Fosse de Carkoon, le repère du sarlacc. Malgré tout, Jad avait trouvé ce voyage particulièrement frustrant. Cela n’avait rien à voir avec d’autres expéditions Star Wars qu’il avait « vécues comme des face-à-face avec les lieux explorés ».
Quelque part sous le sable reposaient les reliques d’un passé factice et futuriste.
Lorsqu’il avait visité une rotonde de la banlieue de Naples, en Italie, il était resté seul sur les lieux pendant une heure entière. Il avait superposé des photos tirées de plans du film aux lieux qu’il visitait et retraçait les pas de la Reine Amidala, la mère de Luke et Leia Skywalker, dans La Menace fantôme. Il aurait aimé vivre la même chose lors de son premier voyage à Buttercup Valley. Mais il dut composer avec les desiderata divers de chacun des membres du groupe auquel il appartenait. « Certains étaient vraiment à fond, d’autres se contentaient de donner des coups de pied dans le sable. Du coup, ça démotive un peu », admit-il. En plus de la carte, son classeur recelait des informations précieuses : des photos publicitaires du Retour du Jedi au format 8×10, d’autres de l’équipe du tournage au travail dans la vallée, et enfin des cartes de jeu à échanger, parfaitement conservées dans des feuilles plastiques. Toutes représentaient le décor, sous divers angles de vue, et Jad voulait s’en servir de références, comme un archéologue consulterait une œuvre représentant un temple à l’intérieur duquel il était sur le point d’entrer pour la première fois. Quelque part sous le sable reposaient les reliques d’un passé factice et futuriste – qui étaient également le décor d’un passé véritable, le contexte qui avait permis à la fiction de s’épanouir. Dur de ne pas s’y perdre. Mais j’avais le sentiment que, comme toute fouille archéologique, qu’importe ce que nous allions trouver, l’artefact nous rapprocherait des vérités et des mythologies d’alors, mythologies qui avaient survécu aux trois dernières décennies. « Prêts ? » demanda Jad quand le dernier d’entre nous quitta enfin le refuge de l’aire pour rejoindre la voiture. Nous avions décidé de creuser les neuf jours suivant le solstice d’été, sous des températures pouvant dépasser les 40 degrés à l’ombre. Il était temps de se mettre au travail.
Rendez-vous sur Tatooine
Pendant plus d’une décennie, un petit noyau de fans était parti à la recherche de tous les lieux de tournage de la saga Star Wars dans le monde entier. Cartes et guides de voyages fleurissaient sur Internet, à l’instar des photos des paysages que les visiteurs avaient capturées depuis les points de vue où les caméras avaient été posées avant eux. Souvent, le voyageur se mettait en scène sur ces photos, prenant la pose de Luke ou Anakin Skywalker au même endroit où le personnage se trouvait dans la scène qu’il cherchait à reproduire. La plupart de ces voyages avaient suivi la publication d’un article dans Star Wars Insider, le magazine officiel du fan-club de Star Wars. « Retour à Tatooine » était le carnet de bord de David West Reynolds, un fan qui avait exploré les paysages désertiques de la Tunisie, traquant sans répit les sites qui avaient servi de décor au premier film de 1977. Une fois cet itinéraire mis à jour, d’autres pèlerins suivirent le même exemple. Un collectionneur de jouets du nom de Gus Lopez, célèbre dans la communauté, tient aujourd’hui un guide en ligne des lieux de tournage tunisiens, accompagnés de leurs coordonnées GPS. Il a aussi compilé de nombreuses informations sur des endroits plus lointains, comme les ruines mayas de la jungle guatémaltèque qui furent utilisées dans des plans d’ensemble pour le premier film, montrant l’extérieur d’une base rebelle sur une lune de la planète Yavin. Mark Dermul, le président de la Star Wars Society de Belgique, tient un site similaire et a organisé des tours dans les glaciers finlandais que l’on voit dans L’Empire contre-attaque. Le guide de soixante-dix pages de Dermul s’intitule La Force en finlandais. Dans certains de ces lieux, comme dans la Buttercup Valley, les décors ont été abandonnés, des morceaux de vaisseaux laissés à l’abandon, au bon vouloir de ceux qui souhaitaient s’en occuper. En Tunisie, par exemple, de vrais nomades ont élu domicile dans l’un des villages d’esclaves fictionnel construit spécialement pour le film. Plus tard, une large partie du décor – une décharge intergalactique – a fini entre les mains d’un revendeur de métaux, Kamel Souilah, qui a commencé à écouler les pièces dans une boutique de Nefta. Un Tunisien a même construit un enclos pour ses poulets à partir d’un des dômes vaporisateurs d’humidité qui rend la vie possible sur Tatooine. Sur les tables de ces marchands, à côté d’objets artisanaux berbères, les touristes peuvent trouver des squelettes en fibre de verre, abandonnés dans les dunes par les équipes de tournage. Gus Lopez confia avoir dû faire expédier plusieurs de ses trouvailles par avion tant il en avait déterré. La plupart des objets qu’il ramena n’était pas aisément reconnaissables, aussi Lopez revisionna les films afin de trouver, au détour d’un plan, à quel film appartenait tel ou tel artefact.
Jad avait lui aussi visité la Tunisie, en 2004. Il ne souhaitait pas se rendre sur les lieux de pèlerinage – il venait de terminer ses études et désirait simplement découvrir le monde. Après avoir voyagé près d’un an en Asie, en Australie et en Europe, et découvert plusieurs lieux de tournage dans la foulée, il s’était installé à Wroclaw avec une Polonaise rencontrée dans une auberge de jeunesse espagnole. Neuf mois plus tard, leur union finit par battre de l’aile, et Jad a commençé à réfléchir à la prochaine étape de sa vie. Il rêvait de la Tunisie depuis sa lecture de « Retour à Tatooine », des années auparavant – il prenait des notes chaque fois qu’il visitait les sites de Lopez et Dermul. Quand la Polonaise finit par le quitter, il traversa l’Europe en train et prit un aller-simple Milan-Tunis. La traversée dura vingt-quatre heures. Certes, il était assis à côté d’un touriste allemand en slip de bain, mais il avait eu le loisir d’admirer les dauphins jouer dans le sillage du ferry. Jad passa la semaine suivante à arpenter les quatre coins de Tatooine. Il tomba sur un fragment du garage du grand-oncle de Luke Skywlaker, qu’on rencontre dans L’Attaque des clones. Il visita jusqu’à cinq lieux par jour, s’alliant avec d’autres touristes et embauchant des chauffeurs pour la journée. « Ce fut une expérience inoubliable, me confia-t-il. Je me sentais enfin en accord avec moi-même, après avoir passé plusieurs mois dans un flou artistique complet. Et c’est ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. » Il était arrivé à financer ce long voyage en revendant sa collection de jouets Star Wars sur eBay, empochant 6 000 dollars en à peine trois semaines. Ces jouets étaient devenus un vrai boulet pour lui, m’avoua-t-il – « trop de choses » qui, bien que respirant encore les joies de l’enfance, ne lui apportaient plus le genre de liens qu’il souhaitait désormais tisser avec les films. Le voyage que ces jouets lui permirent de s’offrir était infiniment plus concret. Jad stoppa le Trailblazer tout au bout de la route, où le goudron s’efface dans le désert. Jilliann cria : « Attends, j’ai oublié quelque chose ! » Une phrase que nous ne prîmes pas au sérieux, comme elle s’y attendait. Puis Jad enclencha le mode quatre roues motrices du véhicule, et s’engagea sur la bande de sable qui nous faisait face. Les dunes envahirent notre champ de vision. Je me sentais tout petit, comme si j’avais été projeté au beau milieu d’un terrarium. Et, soudain, la voiture s’enlisa dans le sable.
À l’instar des sbires de Jabba qui parcourent la surface de Tatooine, Buttercup Valley regorge de hors-la-loi en tous genres.
Jad et moi avions prévu une petite pelle – achetée dans un Home Depot avant de partir – pour nous dépêtrer de ce genre de situation, et je dégageai les roues avec, permettant au conducteur de manœuvrer suffisamment pour faire avancer le véhicule d’une poignée de centimètres. Quelques secondes plus tard, la voiture s’étant enlisée quelques mètres plus loin, je recommençai à creuser le sillon d’un nouveau chemin devant le Trailblazer. Bru, Jad et moi nous relayions, jouant avec l’accélérateur, dégageant les roues ou poussant chacun notre tour, tandis que Jilliann restait à nous regarder. Elle souffrait de nombreuses pathologies, parmi lesquelles un mal de dos chronique résultant d’une colonne vertébrale taillée comme une fermeture éclair, pour reprendre la métaphore qu’avait utilisée son médecin lorsqu’il analysait sa dernière radiographie du dos. Durant ces quinze dernières années, elle avait été opérée quinze fois… Elle se contentait donc de prodiguer des conseils. À 7 heures du matin, l’arrière de notre voiture était toujours immobilisé. Déjà, le soleil chauffait tellement que poser les mains sur le capot était impossible. Nous progressions lentement et retournions tout le sable que nous pouvions sur notre passage, afin de grappiller quelques centimètres au désert. Enfin, nous nous résolûmes à garer le véhicule, et poursuivîmes en marchant. La tâche s’annonçait compliquée. Jad regarda son téléphone. « Il n’y a aucun signal ici », dit-il.
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Avant de partir pour Buttercup Valley, une femme du nom de Sue Dawe m’avait donné le nom d’une compagnie de remorquage prête à venir secourir les voyageurs imprudents restés prisonniers des dunes. En 1982, Dawe avait fait partie de l’expédition de six personnes qui avaient campé dans le désert pendant des semaines dans le seul et unique but d’assister au tournage du Retour du Jedi. Trois mois plus tard, sur le chemin du retour d’une convention de science-fiction à Phoenix, en Arizona, les six camarades s’étaient arrêtés à Buttercup Valley pour assister à une éclipse lunaire totale. Ils ne s’attendaient pas à retrouver Tatooine, imaginant plus volontiers que toute trace avait été effacée. Ce qu’ils virent ressemblait « à une décharge », se souvient un autre membre du groupe, Michael Davis. Des matériaux dispersés au gré du vent virevoltaient derrière un grillage de chaîne qui délimitait un large périmètre et donnait à la vallée des allures de terrain vague. Un puits – de plus de six mètres de large et de profondeur – avait été creusé dans le sable, et quelques fausses dunes et morceaux de mousse solidifiée y avaient été déversés. Le plus petit des six compagnons avait rampé sous la barrière et commencé à jeter des objets à ses camarades. Ils avaient fini par traverser le désert en portant chacun un volet en bois de près de deux mètres, certains toujours déguisés en personnages de Star Wars. Davis pensait que ce qu’il restait du tournage de 1982 était toujours là-bas. Il y a quelques années, il écrivit au Service de l’aménagement du territoire, qui s’occupe de la zone, leur demandant la permission de faire venir des engins pour fouiller correctement la vallée. La réponse fut négative.
Vingt ans plus tard, Dawe fut la première à mener la Star Wars Society de San Diego dans la Buttercup Valley avec des détecteurs de métaux. Elle avait assisté à la construction et au démantèlement du décor. Aussi, telle une pierre de Rosette, elle pouvait déterminer la provenance exacte de chaque morceau récupéré là-bas. La société se rend régulièrement sur les lieux depuis lors (son président m’envoya même la photo d’une large barre de métal, que Sue disait être issue d’un pont de la résidence de Jabba). Avant de quitter San Diego, Jad et moi avions rendu visite à Eugene King, un autre membre de la cohorte de Dawe et Davis, pour feuilleter des centaines de photos prises sur les lieux du tournage depuis 1982. Lui et quatre autres amis possèdent toujours les volets récupérés ce soir-là. Le sixième appartenait à Michael Davis. En 1985, il l’échangea contre une voiture de sport.
Les sables du sarlacc
Jad s’éloigna, toujours à la recherche de signal pour appeler la compagnie de remorquage tandis que Bru, Jilliann et moi restions groupés autour du véhicule à moitié enfoncé dans le sable. De temps à autre, un avion maraudait au-dessus de nous – j’appris plus tard que c’était un citoyen lambda, qui patrouillait dans la zone à sa propre initiative, à la recherche d’intrus. Car à l’instar des sbires de Jabba qui parcourent la surface de Tatooine, Buttercup Valley regorge de hors-la-loi en tous genres. Des sans-papiers et des passeurs de drogue glissent le long des dunes de la vallée impériale depuis le Mexique. En 2007, la police des frontières avait arrêté 39 000 personnes ici. Six mois avant notre arrivée, un agent avait été tué par un Hummer conduit par un trafiquant de drogue mexicain qui fonçait vers la frontière. Soudain, trois Quads arrivèrent dans notre direction depuis l’Est, pilotés par des officiers de la police des frontières, harnachés dans des combinaisons et protégés par des casques blancs. J’attendais que quelqu’un les comparât à des Stormtroopers, mais visiblement, je fus le seul à faire le rapprochement. On ne savait pas, au début, s’ils daigneraient s’arrêter à notre hauteur. Quand ils le firent enfin, ils nous jaugèrent dans leurs rétroviseurs, leurs mains restant accrochées sur leurs guidons, comme s’ils s’apprêtaient à repartir aussitôt.
« Quelle est la pression de vos pneus ? » finit par demander l’un d’eux. Nous ne savions pas que, pour conduire dans le désert, il fallait que les pneus fussent dégonflés. Les agents vinrent à notre rencontre et se positionnèrent chacun devant une roue. Ils mesurèrent la pression puis, à l’unisson, libérèrent de l’air de chacun des pneus. Ils firent ensuite manœuvrer Jad, qui fit demi-tour et escalada une petite dune située derrière nous, dernier obstacle avant de gagner un petit parking que nous n’avions pas vu. Ils connaissaient l’existence du site que nous voulions rejoindre, mais tentèrent de nous dissuader de nous y rendre. « Tout a quasiment été récupéré », dit l’un d’eux. « Il n’y a plus rien », ajouta un autre. Ils ne voulaient clairement pas nous voir nous aventurer en voiture plus loin, et l’idée de nous voir crapahuter dans les dunes ne les séduisait pas davantage. Les heures les plus supportables de la journée étaient déjà passées. « Dans les trente prochaines minutes, il va commencer à faire particulièrement chaud », nous avertit un agent. Jad les remercia et les policiers acceptèrent de poser pour une photo, avant de reprendre leur chemin. Puis, abandonnant là notre Trailblazer et mon sac rempli de bouteilles d’eau, nous reprîmes notre route.
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Nous marchions depuis quelques centaines de mètres lorsque je me retournai et aperçus Julliann loin derrière nous, pliée en deux, les mains sur les genoux. « Je ne peux aller nulle part », me dit-elle quand j’arrivai à sa hauteur. Je lui proposai de l’eau, mais elle soupira. « Ça ne changera rien. » J’appelai Jad. Jilliann m’expliqua qu’en plus de son problème de dos, la moitié d’un de ses poumons s’était effondrée. Mais elle vanta tout de même sa robustesse et refusa de nous attendre dans la voiture. Elle reprit la marche, expirant bruyamment et jurant tous les deux mètres. Jad et moi lui suggérâmes plusieurs fois de faire demi-tour. « Il va faire de plus en plus chaud », lui dit-il, prenant le ton des policiers qui nous avaient quittés quelques minutes plus tôt.
Les anales de l’univers étendu donnent un nom à la barge à voile de Jabba le Hutt : le Khetanna.
Bientôt, elle s’arrêta et laissa sa tête tomber au niveau de ses genoux. « Bon… On voit toujours la voiture d’ici, dit-elle. Oh mon Dieu. » Bru était déjà loin devant. On pouvait le voir, pieds nus, tenant ses sandales dans une main. Il avait presque atteint le sommet d’une première dune. « Tu vois quelque chose, Bru ? » demanda Jilliann. Il fit une pause. Puis il se retourna et répondit : « Non, rien ! » Ce fut à cet instant que Jilliann accepta de faire demi-tour. Jad lui promit de prendre des photos. Il la félicita, soulignant qu’elle était allée bien plus loin que beaucoup d’autres fans. Pendant un moment, personne ne prononça un mot. Un silence teinté de respect et de tristesse s’était abattu sur nous. « Je me déçois », murmura Jilliann. Puis elle fit une dernière tentative : « Tu vois quelque chose, Bru ? » Mais celui qu’on appelait Bru Galeen ne l’entendit pas cette fois-là. Les trois membres restant de notre expédition descendirent dans Buttercup Valley via un chemin étroit entre deux larges dunes. La vallée s’étendait sur 12 000 hectares et n’était peuplée que de grands buissons desséchés. Sur notre droite, coupant net un ciel si bleu qu’il avait l’air d’avoir été retouché, trônait l’une des attractions les plus spectaculaires de la région : une dune très encaissée que les pilotes de Quads ATV avaient baptisé la Colline de Compète. Nous descendîmes en traçant des chemins prudents à travers le sable. Nous gardions notre tête rentrée dans nos épaules, en dégageant parfois du sable des choses aux couleurs et aux formes bizarres qui prenaient nos pieds d’assaut. Nos yeux scannaient le sable à la recherche de morceaux de mousse solidifiée – un bon moyen, selon Jad, de repérer des zones susceptibles d’abriter des reliques sous le sable. La mousse avait été utilisée au cours de la construction du puits du sarlacc, elle amortissait la chute des cascadeurs qui se précipitaient à l’intérieur.
Selon Jad, elle devait être de couleur moutarde, et le soleil devait l’avoir rendu friable. Poussée par le vent pendant un bon quart de siècle, nous pourrions probablement en trouver agrégée au pied des buissons. Malheureusement, ces zones étaient également remplies de feuilles mortes, elles aussi de couleur moutarde. Au bout d’un moment, Jad ramassa un petit carré de bois. Il avait la consistance d’une allumette. « On en trouve beaucoup par ici, nous dit-il, et il est très difficile de dire si cela provient du décor ou pas. » Pour qu’il puisse être authentifié, le bois doit encore comporter des traces de peinture. Je regardai Jad ramasser un autre fragment. Il le scruta avec attention. « Non », dit-il, et d’une pichenette, il renvoya l’écharde dans les sables.
L’univers étendu
Quand j’ai demandé au publiciste de Lucasfilm, John Singh, ce qu’était devenu le décor de Jabba après le film et pourquoi une large partie de celui-ci avait visiblement été abandonnée dans le désert, il passa plusieurs jours à faire des recherches pour finalement revenir sans réponse concluante. Nos connaissances sur le véhicule volant du Hutt est aujourd’hui bien plus exhaustive. Luke Skywalker et ses amis échappent à la mort dans la Grande Fosse de Carkoon, bien entendu, et fuient leurs poursuivants, alors que Princesse Leia, la poitrine engoncée dans un top en métal, entoure le cou de Jabba d’une chaîne et l’étrangle avec vigueur. Puis les héros retournent le canon du yacht contre lui-même et le font sauter, dispersant dans toutes les directions des millions d’échardes et de morceaux de bois. Alors que Luke et ses camarades s’éloignent, le vaisseau éventré s’écrase au sol et s’effiloche dans le désert. Où donc a fini l’épave, une fois la caméra éteinte ? Aujourd’hui, grâce à l’investissement extraordinaire des fans de la saga et la malice des soldats du marketing qui ont su capitaliser sur un tel engouement, même une question comme celle-ci trouve une réponse claire. De nouvelles informations continuent d’éclairer ce qui s’est passé sur l’écran – une foule d’accessoires est en effet venue alimenter la légende dès la sortie du film, certains prenant la forme de jouets et de figurines. Kenner Toys a vendu 26 millions de figurines Star Wars durant la première année de production. Mais la firme a rapidement réalisé que les jouets qu’elle avait produits, inspirés des personnages centraux (Luke, Leia, Dark Vador, etc.) resteraient sur les étagères des magasins pendant deux longs Noël avant qu’un nouveau film ne leur offre de nouveaux personnages, donc de nouvelles figurines à produire – et à vendre – en masse.
« Nous avions quasiment tout fait », se souvient Jim Swearingen, l’un des créateurs de la ligne de jouets. « Nous avions besoin d’autre chose. » Alors ils ont revisionné les films et les ont regardés avec intensité, en prêtant une attention particulière aux détails. Rapidement, ils sont tombés sur des extraterrestres aux looks fascinants : ils les ont mis en lumière, les sortant de l’anonymat des arrière-plans, et ont commencé à en faire des moulages. Au cours de la décennie suivante, pas moins de cent onze figurines Star Wars différentes envahirent les magasins de jouets, matérialisant entre les mains de clients avides même le plus insignifiant des habitants de la galaxie. Alors que les manufacturiers insufflaient la vie à des personnages de plus en plus secondaires, chacun d’entre eux était doté non seulement d’un nom, mais aussi d’une histoire propre. Les fans adoraient ces informations supplémentaires, qui étoffaient plus encore un univers déjà riche et participaient à le rendre de plus en plus complexe et réaliste. À un point tel que mêmes les figurines s’en imprégnaient. Un fan est allé jusqu’à me dire qu’après avoir vu Dark Vador tuer Obi-Wan Kenobi à l’écran, il se refusa à jouer de nouveau avec la figurine du personnage interprété par Alec Guinness – « parce qu’il est mort ». La figurine Star Wars et la mode des produits dérivés de films qu’elle contribua à lancer, bouleversa la manière dont jouaient les enfants. On passa du « faire semblant » au « jeu scripté », où les poupées évoluaient dans un univers pré-écrit par les petits génies du marketing. Face à des échantillons de consommateurs, les cadres montraient souvent aux enfants des courts-métrages d’animation qui donnaient les bases d’une trame suffisamment large pour englober toute une nouvelle ligne de jouets, avant de leur donner les premiers prototypes à manipuler. Quand la première trilogie Star Wars s’acheva en 1983, on comptait quatorze programmes de télévision basés sur des produits dérivés. Deux saisons plus tard, on en dénombrait quarante, et un tiers de tous les jouets vendus aux garçons étaient des produits dérivés d’un canevas narratif pré-existant. Dans les années 1990, l’empire Lucas commença à s’étendre plus vastement encore dans le monde de la fiction. Une série de romans, de feuilletons et de jeux vidéo vint transformer ce qui n’étaient que des allusions périphériques dans les films en autant de biographies, de géographies, d’ethnographies, d’histoires politiques et militaires complexes et imbriquées les unes aux autres. « L’univers étendu », ainsi qu’est appelé ce corpus de textes, continua inexorablement de croître, faisant la chronique des périodes antérieures, postérieures et parallèles aux films, atomisant chaque événement pour lui prêter une importance particulière. Un extraterrestre à tête de requin marteau dans l’arrière-plan de la cantine du premier film est désormais, dans cette taxonomie sans fin, un Ithorien – une race « d’herbivores grands et inoffensifs » à deux bouches, connus pour « passer la majeure partie de leur temps à contempler la nature ». Appeler ce personnage « Hammerhead » (l’anglais pour requin marteau), comme le fit Kenner lorsque la firme édita la première figurine de ce personnage en 1978, serait aujourd’hui faire preuve d’une grave ignorance.
Les annales de l’univers étendu donnent un nom à la barge à voile de Jabba le Hutt : le Khetanna. Et Jabba en a un aussi : Jabba Deilijic Tiure. Quant aux débris de la barge – ceux que l’on voit s’éparpiller aux quatre coins du désert dans Le Retour du Jedi, après ce qui est désormais connu sous le nom d’« escarmouche de Carkoon » –, les sources citées par l’encyclopédie commune Wookieepedia rapportent que certains de ses morceaux ont été récupérés et « utilisés pour refaire l’intérieur du Doe See’ybark Bootana ». Ce restaurant de la planète Tatooine, qui possède son propre article sur Wookieepedia, « sert de bons repas et d’excellents cocktails dans une ambiance détendue, ensoleillée et romantique ». Nous apprenons également qui a construit la barge – la corporation Ubrikkian – et sa vitesse maximale – à la fois lorsqu’elle est propulsée par le vent, par ses moteurs « repulsorlift » et par ses turbines à triple chambre. On apprend même qui était le chef employé dans ses cuisines. Il s’appelait Porcellus – mais le débat reste ouvert quant à la taille de la calvitie dont souffre ledit Porcellus. Parce que l’histoire de Star Wars a constamment été revue par son créateur, de tels débats peuvent régulièrement surgir. Un autre concerne les plans intérieurs du Faucon Millénium, le vaisseau que pilote Han Solo. « Il y a toujours eu de vastes débats au sujet de la disposition des pièces à l’intérieur du vaisseau, et surtout de la distribution des pièces par les corridors qu’empruntent les personnages », nota Bru, m’expliquant au passage qu’il affectionnait ce genre d’incohérences narratives, qui « ouvrent encore plus la porte au débat ». Les fans adultes de la saga sépareront plus volontiers le canonique de l’apocryphe simplement car l’univers imaginaire a pris la forme d’une réalité plus concrète – une réalité qui, à l’instar de la nôtre, demande d’observer une exactitude d’une rigueur scientifique. C’est un peu comme si l’on jouait à Star Wars, et que ce jeu s’enrichissait de paramètres de plus en plus stricts. Jouer requiert de la discipline jusqu’à ce que, comme nous, qui traversions la Buttercup Valley, des adultes voyagent sur de longues distances pour prendre part à cet univers et le voir en vrai.
Manuel de vol X-Wing
Jad, Bru et moi-même errâmes dans les dunes encore trois-quarts d’heure. Nous vîmes des canettes de bière éventrées et des paquets de Camel vides aux couleurs délavées par le soleil. Jad examina un rocher, se demandant si c’était bien de l’anthracite ; Bru tomba sur une paire de lunettes de soleil rongées par le sable et sur une puce électronique en fibre de verre qu’après examen, Jad trouva sans intérêt.
« J’étais prêt à fouiller l’île de fond en combles s’il le fallait. Et c’est ce que j’ai fait. » — David West Reynolds
C’était un travail long et fastidieux, exécuté sous un soleil de plomb. Le sable pénétrait mes chaussures, et j’avais de plus en plus de mal à faire la différence entre les morceaux de barge et les détritus. Au-dessus de nous, l’avion continuait sa ronde inlassable, à la recherche de malfrats. Plusieurs fois, je vis le corps de Jad se raidir subitement, se pencher et retrouver une positon plus normale, tout en donnant l’impression d’abandonner à chaque fois un peu plus le combat contre le sable et la chaleur. Plus tard, il s’agenouilla et creusa vigoureusement avec la petite pelle, sous un amas de mousse qu’il avait repéré. Puis, il se redressa et avala une longue gorgée d’eau. « Rien que des morceaux », dit-il. Enfin, Jad et moi trouvâmes des fragments de mousse jaune qui traçaient une sorte de chemin. Celui-ci s’élargit progressivement et s’étendit dans le sable. « On a de la mousse », dit Jad. Des morceaux plus gros apparurent. « On est au bon endroit, ajouta-t-il. C’est parti. »
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David West Reynolds termina son doctorat en archéologie à l’Université du Michigan à l’âge de 27 ans, âge auquel il commença à préparer son expédition en Tunisie, retranscrite plus tard dans « Retour à Tatooine », l’article qui déclencha tout, et qui parut pour la première fois dans Star Wars Insider. Habitué à travailler sur des sites déjà explorés par ses collègues, et ayant analysé auparavant des débris de poterie dans les ruines Anasazi du sud-ouest des États-Unis, il savait que s’il voulait réussir sa carrière, il allait devoir localiser de nouveaux sites – n’importe quel site – seul. Aussi, il se lança le défi de découvrir Tatooine, une planète qui, même dans la galaxie de Star Wars, est considérée comme très éloignée du centre de l’univers. Il découvrit avec stupeur que personne à Lucasfilm ne connaissait les lieux de tournage du premier épisode de la saga. Les archivistes de la société mirent Reynolds en contact avec Robert Watts, le directeur de production de La Guerre des étoiles. Mais Watts avait lui-même fait tellement de repérages depuis 1976 qu’il mélangeait tout. Il se souvenait juste de l’aéroport spatial de Mos Eisley – celui où Obi-Wan dit : « Ce ne sont pas les droïdes que vous cherchez » –, qu’il localisait sur une île. Reynolds recoupa les informations et déduisit qu’il n’y avait qu’une île suffisamment grande pour accueillir un tournage de film au large de la Tunisie. « J’étais prêt à fouiller l’île de fond en combles s’il le fallait, me confia Reynolds. Et c’est ce que j’ai fait. »
Reynold partit pour la Tunisie en avril 1995 avec un ami paléontologue. Ce voyage était pour lui un objet d’études parmi d’autres – à la différence qu’un véritable chercheur aurait arpenté les allées d’une bibliothèque pour rassembler les références, alors que Reynolds avait photographié sa télévision, prenant des instantanés de séquences des trois épisodes de Star Wars qu’il possédait en LaserDisc. Sa meilleure source s’avéra être les cartes de jeu Star Wars qu’il conservait depuis de nombreuses années. Sur le verso de chacune d’entre elles, on pouvait lire des informations sur les lieux ou les personnages de la saga, et la société Topps, surfant le plus possible sur la folie des produits dérivés, sortait sans cesse des versions à jour. « Ils ont fini par imprimer tout ce que leur avaient transmis les équipes marketing, me dit Reynolds. Au bout de la cinquième série de cartes, on se retrouve avec des infos qui n’intéressent plus personne. On en arrive à : “La maison de Luke Skywalker a été filmée dans la ville de Matmata.” Mais pour moi, ces infos valaient de l’or. » Reynolds fut capable de localiser Mos Eisley grâce à une fenêtre reproduite sur la carte correspondante au lieu dit, qu’il retrouva sur un bâtiment désaffecté. Une route pavée traversait désormais la zone, et un immeuble avait été construit non loin de l’ancien aéroport intersidéral. Difficile d’identifier l’endroit comme « tatooinien ». Mais plus tard, à Matmata, Reynolds visita le puits souterrain qui avait servi de décor pour l’intérieur de la maison de Luke : c’était devenu un hôtel, le Sidi Driss, une auberge bon marché affublée d’un petit restaurant. Là, il découvrit des pièces de plastique provenant du décor original, qui avaient été fixées aux portes des chambres. Au bout d’un canyon, il retrouva l’endroit où R2-D2 est pris en embuscade par une race de vendeurs de droïdes pas plus grands que des enfants, les Jawas. Pour localiser le site, Reynolds passa le paysage au peigne fin à la recherche de manganèse sombre, la même qu’il avait pu voir sur les captures d’écran de ses Laserdics. Puis, Reynolds rejoignit le Sahara. Il était parvenu à mettre la main sur une carte de la région datant de 1974, et il cerclait les zones qui retenaient son attention au feutre noir. Toutes étaient atteignables en quatre heures de route. Il se dit que c’était logique : l’équipe de tournage avait probablement choisi un lieu ni trop près de toute trace de modernité susceptible d’être visible dans un plan, ni trop loin pour être complètement coupé de la civilisation. Reynolds tomba sur les ruines d’une cité abandonnée, qui n’était répertoriée dans aucune des cartes qu’il avait pu consulter. Il poursuivit son chemin. Il recherchait une dune en particulier, celle sur laquelle le vaisseau qu’utilisent C-3PO et R2-D2 pour échapper à l’Empire s’écrase au début de l’Épisode IV.
Bien que rien ne ressemble plus à une dune qu’une autre dune, il ne se satisfit pas de la sensation d’être « proche » d’un lieu mythique à ses yeux. L’archéologie, me rappela-t-il, est une science « qui ne laisse que très peu de place à l’imagination. On ne l’utilise que pour élaborer des théories que nous basons sur des faits et des principes vérifiés » – soit collecter le plus de faits possibles et, une fois cette phase terminée, échafauder un lien logique entre tous ces faits. « Cela reste de l’imagination, conclut-il, mais on apprend à la dompter au maximum. » Durant l’un des derniers jours de son voyage, il passa le plus clair de son temps à scruter le désert pour retrouver le lieu où avaient été tournés les plans extérieurs de la maison de Luke. Au crépuscule, enfin, il trouva son bonheur – le cratère où, très tôt dans le premier film, le jeune fermier, habité par sa volonté de découvrir le monde, regarde les deux soleils de Tatooine se coucher. Tout au long de son périple, Reynolds avait eu le sentiment de marcher dans les pas de ses héros, eux-mêmes acteurs d’une histoire légitime – il s’était rendu là où Luke et Obi-Wan avaient conversé, et non là où Mark Hamill et Alec Guinness avaient échangé des répliques. « C’était la première fois de ma vie que j’étais littéralement entouré par l’univers de Star Wars », me confia-t-il. Les igloos de sable du film avaient bel et bien disparu, et un des deux soleils manquait à l’appel. Mais, me dit-il, « j’avais l’impression de m’être levé de mon fauteuil de cinéma, moi le gamin de 8 ans, et d’avoir traversé l’écran. L’action était absente, Luke et C-3PO avaient disparu et la poussière était déjà retombée. Ou bien peut-être que Luke dort encore sous terre, quelque part, les droïdes ont été vendus et tout le monde a continué sa vie… Mais moi j’y suis, je suis sur Tatooine. » Peu après son retour aux États-Unis, Reynolds fut embauché par Lucasfilm pour faire visiter la Tunisie à une équipe de production qui souhaitait faire des repérages en vue de la mise en chantier des trois préquels. On lui proposa ensuite de collaborer à la rédaction d’une série de livres sur la saga, intitulés Incredible Cross-Sections, qui passaient en revue et en détail chaque véhicule et chaque armement utilisés dans les films. Un professeur de l’Université de Californie à Los Angeles écrivit à propos des livres que « ceux qui n’ouvriront jamais le mode d’emploi des appareils ménagers qu’ils utilisent chaque jour dévorent pourtant ces travaux d’experts sur des outils qui n’existent nulle part ailleurs que dans leur imagination ». Pour Reynolds, savoir comment un X-Wing pouvait voler, au vu des données physiques récoltées dans les films, n’était pas si éloigné de son travail d’archéologue. Ses hypothèses se voyaient finalement inscrites noir sur blanc. Désormais, Reynolds inventait l’Histoire.
Que la Force soit avec vous
Jad était toujours accroupi au milieu des morceaux de mousse, creusant le sable. Bientôt, il exhuma des bouts de bois de la taille de cartes de crédit, maculés de peinture rouge. Il nettoya soigneusement chacune de ses trouvailles, une demi-douzaine en tout. Puis il étala sur le sable une bâche de plastique blanche, et déposa ses reliques dessus. J’examinai un des plus gros morceaux de mousse, qui avait la forme d’une pointe de flèche, avec la même texture ondulé – il ne pesait presque rien. Strié d’orange sur un côté, l’antiquité ressemblait à une cacahuète ridicule. Jad émit l’hypothèse que le morceau venait de l’extérieur de la Grande Fosse de Carkoon. Les fragments d’une époque révolue refaisaient surface devant nous, difficile de ne pas être enthousiaste devant une telle découverte.
Bru fit une autre trouvaille : il déterra le moignon d’un des poteaux qui tenaient la clôture qui ceinturait les lieux en 1977. Il exhuma plusieurs restes de poteaux, retraçant le périmètre original. Bientôt il nous rejoignit, portant une planche de bois barrée de peinture argentée : « Mec, mec. Ça vient de la poupe ! » dit Jad, surexcité. « Ça vient de la poupe, je te dis ! » La poupe de la barge n’apparaît jamais en intégralité dans le film, mais des photographies du plateau montraient qu’effectivement, la poupe était peinte en gris argenté, pour renvoyer les rayons du soleil et garder une température supportable sur le décor. Bru plaça sa trouvaille délicatement dans un sac. « Oh oui, fais-y bien attention, lui dit Jad. Tu l’as mérité. » À ce moment précis, un bourdonnement provint des dunes. J’entendis un coup de klaxon. Un 4×4 sombre surgit des collines de sable et fonça vers nous. Ce n’est que lorsqu’il fut à notre hauteur que nous réalisâmes qu’il s’agissait de notre véhicule de location. Jilliann s’arrêta et éteignit le moteur. Elle avait baissé les vitres et une de ses mains pendait sur le volant. « Quand je vous dis que je suis robuste, je ne plaisante pas », dit-elle. Elle boudait dans notre Trailblazer quand un groupe de policiers avait commencé à s’amuser avec leurs 4×4 dans les dunes. Elle décida alors de prendre la route, en espérant que la pression des pneus résisterait au voyage jusqu’à Buttercup Valley. Quand elle sortit du véhicule, Bru courut jusqu’à elle pour lui montrer sa découverte. « Regarde ce qu’on a trouvé, lui dit-il. On a trouvé tout ça ! » Nous reprîmes la fouille, allongés sur le sable ou penchés en avant, utilisant la petite pelle ou creusant à mains nues. Jilliann jeta un coup d’œil au Trailblazer. Puis elle se retourna vers Bru, et d’une voix haut perchée lui dit : « Tu aurais dû me voir m’envoler avec cet engin ! »
« Enfant, tu ne peux jouer qu’avec les figurines. Adulte, tu ne joues plus. Tu es la figurine. » — Kolby Kirk
Finalement, c’est moi qui fis la plus belle découverte de la journée : un bout de bois en forme de polygone de 30 centimètres de large, marqué de trois bandes de peinture blanche. En vérifiant sa provenance, Jad me confirma que c’était bien un bout de la poupe de la barge de Jabba. Je lui remis la pièce. Il me parlait déjà de construire une boîte transparente pour l’exposer chez lui. Nous finîmes par stopper les fouilles. Jad se renversa une bouteille d’eau sur la tête et me tendis sa caméra. Il était épuisé, assommé par la chaleur, mais il trouva quand même la force de prononcer un discours devant l’objectif. « Salut, commença-t-il. Je m’appelle Jad et j’ai peut-être une insolation à l’heure qu’il est, et je n’ai presque plus de voix, mais je suis extrêmement heureux de me trouver au milieu de la Buttercup Valley, dans les dunes de la vallée impériale, classées aux monuments nationaux, ici en Californie. Et la raison de cette excitation est que nous sommes là où ont été filmées les scènes du sarlacc et de la barge de Jabba dans Le Retour du Jedi. » Il avait la solennité d’un commentateur de documentaire animalier. Il décrivit les reliques que nous avions trouvées à son public – quel qu’il fut –, leur expliquant où ils pourraient trouver des objets similaires, et comment ils pourraient en déterminer l’origine. « Prenez, par exemple, ce morceau de bois », dit-il en montrant la pièce que je lui avais donnée. Il assura aux spectateurs que s’ils étaient « assez robustes pour supporter la chaleur », ils pourraient rentrer chez eux avec une relique de cet acabit. « J’espère que vous le serez », conclut-il.
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J’ai entendu beaucoup d’histoires de fans de Star Wars qui s’étaient lancés dans des aventures similaires, et je leur ai trouvé à tous un dénominateur commun. Leurs récits étaient le plus souvent faits d’extases enfantines et de moments difficiles. Mais l’adversité et l’abattement étaient toujours sauvés par des moments de grâce et de rédemption, lorsque ces archéologues d’un nouveau genre recevaient l’aide d’une force inconnue – le sentiment qu’ils approchaient du but, ou l’apparition d’un vieux berbère qui avait travaillé sur le tournage du premier chapitre d’une saga au succès interplanétaire au milieu des années 1970.
C’est comme si Star Wars avait fait de ces gens des héros, avec leurs propres rites de passages, et que le sentiment d’avoir foulé ces lieux mythiques suffisait à compenser celui, peut-être plus amer, de n’avoir trouvé sur place que très peu de choses. Reynolds et Jad sont revenus de leurs périples en Tunisie pleins d’assurance et de satisfaction. Plus tard, un voyageur de 33 ans, un Californien du nom de Kolby Kirk, me dira : « Enfant, tu ne peux jouer qu’avec les figurines. Adulte, tu ne joues plus. Tu es la figurine. » J’essayais de rester stable, la caméra toujours à la main, me concentrant intensément pour que mon poignet restât parfaitement immobile. Dans le viseur de la caméra, je voyais que Jad respirait avec difficulté et commençait à céder sous le poids de la chaleur, mais il demeurait souriant et continuait de s’adresser à son public imaginaire. Enfin, il conclut : « Et si vous vous rendez vous aussi à la Buttercup Valley, bonne chance. Et que la Force soit avec vous. »
Traduit de l’anglais par Benoit Marchisio d’après l’article « Raiders of the Lost R2 », paru dans Harper’s Magazine. Couverture : Un village de Tatooine à Chott el-Gharsa, dans le désert tunien. Création graphique par Ulyces.