Rien n’est plus capricieux, changeant et surprenant que le ciel parisien aux dernières semaines du printemps. Baladez-vous du côté de la Porte d’Auteuil, pas loin de Roland Garros et de ses courts aux formes brutes et majestueuses, vasques aux angles de béton qu’adoucissent à peine les drapeaux agités par le vent. Vous passerez de la bise frigorifiante, celle qui gèle les poils de l’imprudent aux manches courtes, au crachin vicelard, qui s’insinue, là, dans votre nuque et imprègne les vêtements ; avant de mariner, soudain, en plein cagnard, sous un soleil de plomb qui garnit les tribunes d’écrevisses apoplectiques. Parapluies, k-ways, panamas, 40 euros pièce… Les néophytes qui découvrent les allées de Roland Garros ont, fort heureusement, le salut au bout du porte-monnaie. Et de la queue se pressant aux stands et boutiques. Oui, rien n’est plus capricieux que ce ciel parisien aux dernières semaines du printemps, lorsque débute son tournoi du Grand Chelem, l’un des plus beaux, l’un des plus… capricieux, évidemment. Ce lundi 26 mai 2003, c’est un azur blanchi de soleil qui écrase le court Philippe Chatrier et ses consorts du stade. Les tribunes sont mi-pleines, comme toujours, en début d’après-midi, amputées des plus vernis qui, à l’heure du déjeuner, préfèrent l’air climatisé du restaurant et les conversations business au plastique vert brûlant des sièges en loges, à quelques mètres du court. Les comptes en banque plus efflanqués, eux, se contentent du tennis, pressés là-haut, où les places sont moins chères, affrontant la chaleur étouffante et les coups de soleil. Le rectangle de terre battue, couvert d’une fine couche de brique pilée, ocre, leur apparaît à travers le voile trouble de la touffeur ambiante, poussiéreux, strié, labouré par les courses des joueurs.
Pendant les 2h11 de ce match, sous leurs yeux, un gamin ambitieux, pétri d’orgueil – et un peu capricieux – décide de devenir un champion.
Ce jour-là, c’est une opposition banale du premier tour que propose la programmation du tournoi. Un outsider mal classé face à l’un des meilleurs du tableau. La classique reconstitution sportive du mythe biblique de David et Goliath. D’un côté, un Péruvien inconnu du grand public, au front bien dégarni malgré ses 22 jeunes années, 88e mondial au classement ATP, cette institution hiérarchisant les bons, les moins bons et les galériens du circuit. Ce garçon, ce Luis Horna, fait tout juste partie des moins bons, après s’être rodé dans les plus petits tournois professionnels, près de chez lui, en Équateur, au Paraguay ou au Costa Rica. Le tennis est ainsi fait : seuls les 100 meilleurs voient la lumière ; les autres l’envient, et rament en espérant s’y éblouir, un jour. Luis, lui, cette lumière, elle est enfin pour lui. Il vient d’être papa, il est sur le Central de Roland Garros devant plus de 10 000 personnes et il affronte l’un des joueurs les plus prometteurs de la décennie. Car de l’autre côté du filet, son adversaire est déjà renommé. Cinquième mondial, 21 ans, un caractère bien trempé, un talent indéniable. Son nom ? Roger Federer. Les vieux l’appellent Roger, comme Hanin ou Milla, les jeunes préfèrent Rodgeur, à l’anglaise, cela sonne mieux et rime avec vainqueur. Ses parents, Suisses-Allemands, parlent toujours de Rotsch’ et sa copine, Mirka, y rajoute volontiers une petite lettre tendre pour donner du « Rotschi ». En ce lundi de mai, à Paris, celui pour qui l’on brave la gifle du soleil, ce n’est pas le Péruvien, mais plutôt ce joueur longiligne au tee-shirt rouge trop large, au short de basketteur, au catogan rebelle. Toute une époque. Ce jour-là, ces spectateurs, ces courageux, viennent voir la curiosité du moment. Ils ne savent pas qu’ils assistent à une métamorphose : pendant les 2h11 de ce match, sous leurs yeux, un gamin ambitieux, pétri d’orgueil – et un peu capricieux – décide de devenir un champion. C’est le temps qui le révélera plus tard, comme toujours, car le temps, seul, dévoile peu à peu le véritable relief de l’Histoire, ses arêtes et ses aspérités.
Naissance de Rotsch’
De Roger Federer, à l’époque, on ne sait pas tant de choses. Qu’il est doué, très. Mais qu’il est également comme cette météo parisienne. Une chose est sûre, il est bercé de tennis depuis son plus jeune âge. Il n’y a qu’à laisser son père, Robert, moustachu débonnaire à qui il ressemble comme deux gouttes d’eau, rondeurs en moins, raconter au journal local de Bâle l’histoire de sa naissance, le 8 août 1981 : « Je jouais un tournoi de double la veille et le jour de sa naissance. Roger est né le samedi matin. Et, dans l’après-midi, on a gagné le tournoi. » D’ailleurs, il traînait encore au club avec des amis, à minuit, à siffler quelques bières, des Ueli, lorsqu’il a reçu le coup de fil de Lynette, son épouse. « Elle m’a dit : “You better come home now.” (« Tu ferais mieux de rentrer à la maison maintenant. ») » Ni une, ni deux, l’ami Robert enfourche sa moto… Huit heures plus tard, le petit Rotsch’ voit le jour à l’hôpital de Bâle. Dans ces conditions, rien d’étonnant à ce que Roger tape ses premières balles à tout juste trois ans et demi. Sa mère, férue de tennis également, l’emmène au bord des courts de l’entreprise Ciba, où travaille son mari. « À cet âge, quatre ans seulement, il était déjà capable de frapper 20 à 30 balles d’affilée », raconte Robert pour Bazonline. « Il était incroyablement coordonné. » La décision est prise : ils inscrivent le gamin, l’année de ses huit ans, au TC Old Boys de Bâle, un club réputé pour ses qualités de formation. Il impressionne déjà Seppli Kacovsky, son tout premier entraîneur. « Le club et moi avions remarqué que ce garçon avait un talent naturel, qu’il était né avec une raquette dans la main », raconte-t-il dans So you want to win Wimbledon ? de Martin Baldridge. « On a commencé à lui donner des leçons particulières en partie financées par le club. Il apprenait vite. Quand vous lui enseigniez quelque chose de nouveau, il l’avait assimilé en trois ou quatre coups quand les autres du groupe avaient besoin de plusieurs semaines d’apprentissage. » De là à imaginer le succès qui allait suivre, il y a un pas que la responsable du programme de formation du club, Madeleine Bärlocher, ne franchit pas. Et pourtant, le petit est déjà ambitieux. « À huit ans à peine, il parlait de devenir numéro un… Il en parlait même à ses copains, tout le monde riait. Moi, je n’y croyais pas », déclare-t-elle au magazine GrandChelem en 2012. « D’autant qu’en Suisse, à cette époque, il n’y avait pas de très, très grands joueurs. C’était la fin des années 1980, avec Marc Rosset, Jakob Hlasek… Mais c’est tout. Oui, à l’époque, on n’imaginait pas qu’il irait aussi loin. Si je l’avais su, je l’aurais certainement regardé de plus près. Mais il y avait d’autres jeunes – certains plus forts que lui. » D’ailleurs, s’il est doué pour le tennis, il n’a pas encore choisi son camp. Comme beaucoup d’autres jeunes, son cœur balance entre la petite balle jaune et le ballon rond. Le football, un virus dont il est atteint lors de la Coupe du Monde 1990, en Italie. « Nous étions en vacances en famille, en Italie, et le pays entier était complètement fou, surtout quand la Nazionale jouait », relate l’intéressé dans The Express, bercé par le souvenir de ces maillots azur floqués Baggio ou Schillacci, ses idoles de l’époque. « Après la défaite contre l’Argentine, en demi-finale, je me rappelle avoir vu des gens pleurer dans la rue. » À son retour, il s’inscrit au FC Concordia Bâle. Et montre, là encore, de vrais talents. « J’aime à penser que j’aurais pu être footballeur. Je jouais milieu offensif ou attaquant et j’étais un bon leader – je pense que j’aurais fait un bon capitaine. » Mais, à 12 ans, il faut faire un choix. Trancher, se décider. La main ou la patte aux orteils ? La raquette ou les chaussures cramponnées ? Le slice, le lift ou l’extérieur du pied ? Son pied, justement, le gauche, n’est pas assez bon. Surtout, Roger déteste dépendre des autres, comme il l’avoue en conférence de presse, dès 2002. « Dans le foot, on peut blâmer son gardien, n’importe qui. Au tennis, vous êtes seul responsable. C’est un sport dans lequel j’ai l’impression que tout est potentiellement en mon contrôle. » Seul responsable de la victoire comme de la défaite. Et la défaite, il ne la supporte pas. C’est l’autre facette d’un Federer à deux visages, l’un sympathique, l’autre orgueilleux : « Il était impulsif et ambitieux », raconte Robert. « Ce n’était pas un enfant facile. La défaite était un désastre total pour lui, jusque dans les jeux de société. Il était un garçon très gentil, en général, mais il pouvait devenir plutôt agressif lorsqu’il perdait – les dés et les pièces de jeu volaient parfois dans la maison… » Sur le terrain, lorsque son adversaire le dominait, il pouvait lâcher, avec mauvais esprit, un vicieux « Lucky shot… » Après un échec, quand ses petits camarades passaient à autre chose, riaient ou s’amusaient, lui pouvait rester prostré des heures, sous une chaise d’arbitre du TC Old Boys, à ressasser, ressasser, ressasser… et pleurer. Cela ne l’empêche pas d’être apprécié, son entourage sentant probablement qu’il y a là quelque chose d’un peu irrationnel. Madeleine Bärlocher, une dame d’un certain âge, très digne, au français quasi-parfait et à la veste rouge bien ajustée, ne pouvait retenir un sourire attendri à son évocation lorsque je l’avais rencontrée au club, en 2012 : « C’était un gamin souriant, attachant… Il avait toujours envie de faire des bêtises, des blagues. Je m’en souviens d’une, particulièrement. Lors d’une rencontre interclub, en attendant son tour de jouer, il s’était caché dans un arbre. Le problème, c’est qu’on l’avait cherché partout… Impossible de le retrouver ! Il adorait s’amuser. Lorsqu’il est parti à Ecublens [le Centre National d’Entraînement, NDA], vers 13 ou 14 ans, cela a été un déchirement, pour nous, au club. Il était tellement adorable… »
« Tout le monde voulait le jouer à cette époque, car, mentalement, il était très friable. Il s’énervait très rapidement et cela lui coûtait souvent le match. » — Julien Jeanpierre
Ce départ à Ecublens, c’est le début d’une grande aventure : le tennis devient une chose sérieuse. D’autant plus sérieuse que l’Helvète est un vrai cancre à l’école, qui préfère rêvasser au fond, près du chauffage, les yeux perdus loin au-delà de la fenêtre un peu crasseuse. Ce sérieux, c’est lui qui donne à la victoire son goût si particulier, grisant et addictif ; et à la défaite, cette violente amertume, toujours traumatisante. C’est aussi une façon de reconnaître le talent et la pression qui l’accompagne. Ce départ, un autre choix, peut-être le plus important, demeure une période douloureuse de sa vie. Une période de crise. « Krisis », disaient les Grecs, pour un jugement ou l’action de décider. Federer en prend la responsabilité tout seul – ses parents l’apprennent dans le journal. Il accepte de quitter le nid familial bien confortable, après avoir d’abord refusé, pour s’en aller à Ecublens, à 200 kilomètres, 200 qui en paraissent 2 000. Lui, le petit Suisse-Allemand, se retrouve en Suisse romande au milieu d’ados boutonneux tout aussi prometteurs, qui parlent tous français et se connaissent déjà. « Je sais que cela a été très dur, au début », reconnaît Madeleine Bärlocher. « Il fallait s’adapter à une nouvelle région, une nouvelle vie et s’exprimer en français… Sa mère me racontait qu’il a beaucoup pleuré les premiers mois. C’était très compliqué psychologiquement. » Pis, ce garçon mal intégré au début ne progresse plus aussi vite qu’avant. « Du coup, il se frustrait sur le terrain et jetait souvent sa raquette. Il a, d’ailleurs, toujours beaucoup juré… » Doué, mais capricieux, ou plutôt inconstant, le terme est plus exact. Julien Jeanpierre, l’un de ses adversaires dans ces petites catégories d’âge, porte un regard très révélateur, de l’autre côté du filet pour Welovetennis : « Mes premiers souvenirs avec lui, c’est en cadet. On voyait qu’il avait déjà une vraie main, un timing très précis. En revanche, tout le monde voulait le jouer à cette époque, car, mentalement, il était très friable. Il s’énervait très rapidement et cela lui coûtait souvent le match. Si on parvenait à résister et à le titiller, le duel pouvait tourner court (Rires.) (…) Il était capable de casser trois ou quatre raquettes en quatre jeux assez régulièrement. » Voilà tout ce que certains savent peut-être, ce lundi 26 mai 2003. Tout ce que d’autres sauront plus tard.
Le match commence
Sur le court Philippe Chatrier, en cet après-midi pesant, Roger Federer semble résumer ces lignes à chacune de ses frappes de balles. Toute cette tension de jeunesse entre la raquette et la tête le rattrape. La pression, c’est lui, et non Luis Horna, qui l’a sur les épaules. Il la porte comme une chape de plomb, elle pèse un quintal, elle lui brise les reins. Ces personnes abruties de soleil, aux pâleurs peu à peu remplacées par des imprimés pourpre, aux fesses liquéfiées par les sièges en fusion, sont venues pour lui, et lui seul. Il faut dire que trois semaines avant, le Suisse a brillamment atteint la finale du Masters Series de Rome, l’un des plus grands tournois sur terre battue de l’année. Cette saison, Porte d’Auteuil, il figure parmi les favoris, même s’il n’évolue pas sur sa meilleure surface. D’ailleurs, face à ce Péruvien étonnant et un peu étonné d’être ici, Roger démarre correctement. Le premier set se déroule sans anicroches, la première balle passe et le gamin n’hésite pas à abréger les points au filet avec une dextérité et une assurance qu’il n’a plus aujourd’hui. Seul son revers semble renâcler, mais cela lui arrive souvent à l’époque, si relâché et délié qu’il en devient parfois indomptable. Il commet des fautes, mais breake son adversaire. Se détache, mène 5-3. C’est alors qu’un peu de cette terre glissante vient enrayer sa mécanique bien huilée. Sur une montée à la volée, Federer glisse… et tombe au sol. Une chute, tout ce qu’il y a de plus classique. Pas de quoi paniquer, ni même alimenter une séquence gag, même s’il faut s’essuyer les mains poisseuses d’un ocre granuleux. Le voici, pourtant, qui se met à râler, relate René Stauffer dans son ouvrage Roger Federer, Quest for Perfection. Cette glissade a-t-elle brisé sa bulle de concentration si fragile ? C’est possible. Peut-être a-t-il senti, braqués sur lui, les yeux des 10 000 personnes et plus, alors même qu’il piquait du nez dans la poussière ? Peut-être a-t-elle fait rejaillir une certaine frustration, celle d’un Roger qui, malgré son avantage au score, ne trouve pas ses marques aussi rapidement qu’il le voudrait sur la terre parisienne ? Peter Lundgren, son coach entre 2000 et 2003, rappelle à quel point il pouvait être instable : « C’est un artiste et quand ses coups ne fonctionnent pas, il s’irrite et perd sa concentration. » Alors oui, un défaut de sensation, qui sait… ou la pression. « Je suis conscient d’avoir du talent. C’est super, mais c’est très compliqué à gérer. Il faut l’assumer, vivre avec et réaliser ce qu’on attend de vous sur un terrain : obtenir toujours de très bons résultats. On ne peut pas décevoir. »
Toujours est-il qu’il laisse Horna revenir et recoller au score. Jusqu’au jeu décisif, très accroché… qu’il perd huit points à six. Terrible. D’autant plus terrible que ces matches en Grand Chelem se déroulent au meilleur des cinq manches. Il faut repartir de zéro. Effacer les tablettes. Oublier ce premier set. Un véritable défi quand on est jeune, et qu’on a la très présomptueuse habitude de vaincre ses moins bons adversaires sans poser ses tripes sur le court. Un défi que Federer ne parvient pas à relever dans la deuxième manche, tout à sa frustration de la première, comme s’il souhaitait punir sa négligence ou répudier, déjà, ce public qui le drague tout juste. Il coule, et son bourreau péruvien le découpe et l’éparpille aux quatre coins du court dès que l’échange dure. Les fautes s’empilent côté revers et la situation devient critique. 7-6(6) 6-2, deux sets de retard à remonter. Le constat de Guy Forget aux commentaires, au début du troisième exercice, résume les dynamiques inverses et l’inextricable situation dans laquelle s’est mis l’Helvète : « Le premier set a été crucial, Roger aurait vraiment pu l’emporter. Cela a duré plus d’une heure mais, au final, il s’est montré un peu trop gourmand par moments. Et, dans la foulée, s’est posé beaucoup de questions, tandis que l’autre s’est dit que c’était peut-être son jour. » Bien plus tard, en 2009, dans une interview pour 20 minutes, le Suisse évoque ses difficultés de jeunesse avec le calme et la maturité de celui qui les a surmontées. « Mentalement, j’étais très fragile en Grand Chelem. Après la perte du premier set, je pensais qu’il m’était impossible de rebondir, de gagner le match, puis d’en gagner encore six derrière pour remporter le tournoi. » Résigné, en effet, dans le troisième set, il parvient néanmoins à gérer ses jeux de service. Pourtant, tête basse et regard sombre, il semble bien trop inconstant pour revenir dans la partie. Les fautes directes pleuvent, 85 sur l’ensemble de la rencontre (pour seulement 24 coups gagnants), notamment en revers, un coup avec lequel il peine à passer le milieu du terrain. Les quelques inspirations géniales, montées à contre-temps, amorties ou coups droits long de ligne ne suffisent pas à masquer l’absence d’un plan de jeu précis face à un joueur qui, lui, connaît parfaitement sa filière latine, faite de cadence, de balles bombées, de patience et d’attaques décisives au moment opportun. Le public le sent bien et les applaudissements se taisent peu à peu, tus par le scénario de ce match inattendu. L’atmosphère se teinte d’une lourdeur, d’une attente indécise et endormie, comme parfois, à Roland, lors de ces après-midis assommants où le jeu se traîne de fautes en fautes. Sans conteste, à l’orée du tie-break, Roger n’espère qu’une chose : que son adversaire craque sous la pression. Lui ne peut plus se sauver.
Les piliers d’un avènement
Et pourtant, en 2003, Roger Federer a déjà tout pour réussir, ou presque. Ses errements de jeunesse ne sont pas oubliés, loin de là. Mais il travaille dur et sérieusement depuis plusieurs années. Avec une qualité décisive : il sait s’entourer. C’est ce qui lui permet de gommer peu à peu défauts techniques et faiblesses athlétiques. Peter Carter, un Australien exilé en Suisse, le suit depuis 1993, alors qu’il était encore au TC Old Boys. Ce passionné de formation, fin psychologue, était lui-même un joueur extrêmement prometteur, à la carrière freinée par les blessures. Son père, Bob Carter, se rappelle encore des mots de son fils lorsqu’il a découvert Federer : « Il m’a appelé une nuit pour me dire : “Oh, j’ai trouvé un gamin, là, qui a l’air prometteur, il n’a que 12 ou 13 ans. Je pense qu’il va aller très loin…” » Mieux, il voit l’influence de Peter dans le jeu de Roger. « Évidemment, Roger avait un énorme talent, mais j’ai clairement pu voir chez lui ce que Peter lui a appris. Son service, son slice et la variété dans son jeu… Peter jouait comme cela. » Et le Bâlois de confirmer, en conférence de presse, à l’Open d’Australie 2013 : « Peter m’a fait progresser au service, il m’a fait progresser en coup droit, en revers aussi. C’est le coach de mes jeunes années qui a eu le plus d’impact en termes de technique. » Un impact soutenu par l’investissement extraordinaire de Carter dans la formation de sa pépite. Darren Cahill, ex-joueur et coach, raconte dans une interview pour The Australian, en 2012, qu’il était « dévoré » par le jeune Federer. « Il savait ce qu’il avait entre les mains, il savait que l’enfant était vraiment spécial. Et il savait enfin l’énorme responsabilité qui lui incombait. »
« Il est comme un oiseau qui apprend à voler. Au moment où il atteindra son altitude maximale, il sera difficile à battre. » — Peter Lundgren
Mais c’est la rencontre de deux hommes qui permet à Roger de passer dans une nouvelle dimension : Peter Lundgren, son entraîneur après Carter, à partir de l’année 2000 ; et Pierre Paganini, préparateur physique. C’est à leurs côtés qu’il quitte le giron de sa fédération, Swiss Tennis, pour voler de ses propres ailes. Et gommer ses imperfections. « Parmi ses petites lacunes, il a du mal à suivre son coup droit au filet et à gérer l’enchaînement entre les volées », analysait Stéphane Oberer, ancien Directeur Technique, pour la RTS, en 1998. « Et puis, comme beaucoup de joueurs talentueux, il lui manque de la rigueur dans les jambes et le placement. » Deux ans plus tard, les chantiers sont lancés avec une assiduité nouvelle. Et progressent à leur rythme, leurs ingénieurs étant pleinement conscients que la livraison doit se faire dans les meilleures conditions. Et qu’on ne construit pas en un jour une tour qui chatouillera les étoiles. Un exemple ? La volée. « Il haïssait la volée quand on a commencé à travailler ensemble », détaille Lundgren dans Quest for Perfection. « Il jouait comme si des requins nageaient dans les carrés de service, près du filet. On a réussi à éloigner ces requins en travaillant énormément. » Lors de cette rencontre face à Luis Horna, à Roland Garros, les requins sont en effet retournés dans des eaux très profondes : Federer remporte quasiment un point sur trois à la volée, sur une surface qui ne s’y prête pourtant pas forcément. Mais ses talents sont à la fois ses forces et ses faiblesses. La complexité ? « Assembler toutes les pièces de son puzzle », continue Lundgren. « Il est comme un oiseau qui apprend à voler. Au moment où il atteindra son altitude maximale, il sera difficile à battre. Il a un répertoire incroyable, mais il a besoin de plus de temps pour tout mettre en place. » « Shot selection » : le mot est lâché ; la locution dont on affuble tous les jeunes prodiges et qui leur pose tant de problèmes. Que faire lorsque l’on sait tout faire ? Que choisir lorsqu’on peut tout choisir ? Éternel questionnement de l’homme face à sa propre immensité, philosophe notre Roger déjà méditatif, suçant du Ricola en haut du mont Cervin, après une séance de jeux vidéo. Car pour arriver à la maturité technique, encore faut-il avoir le corps, la caisse, le réservoir. Enfiler le costume d’un sportif de haut niveau. « Auparavant il ne faisait pas beaucoup de travail physique et, à cette époque, sa carrière ne décollait pas vraiment », explique Madeleine Bärlocher. « Mais, avec Peter Lundgren, les exercices physiques ont été plus intenses, pris plus au sérieux, et on a rapidement vu la différence. » Pour parvenir à impliquer Roger, une seule solution : qu’il se lance des défis. Alors il faut innover, chercher, inventer et lui proposer des entraînements qui le mettent dans la difficulté. Pour la partie physique, c’est Pierre Paganini, Zurichois de naissance, Valaisan de cœur et touche-à-tout du sport, qui tient les commandes. « En raison de son énorme talent, beaucoup de choses sont plus aisées avec Roger, mais d’autres sont bien plus compliquées », raconte-t-il à Swissinfo. « Il doit s’entraîner de manière très complexe afin d’exploiter au maximum son formidable potentiel. C’est un défi quotidien pour moi. » Et le préparateur physique d’imager, dans une très intéressante interview pour le New York Times, en 2012 : « Prenez quelqu’un qui parle bien l’anglais et le français. Prenez quelqu’un d’autre qui parle l’anglais, le russe, le japonais, l’espagnol et le chinois. Roger est cette seconde personne. Il parle de nombreux langages sur le court, avec sa créativité, mais aussi sa vitesse, sa coordination et son physique. Qu’est-ce qui est le plus difficile ? Parler sept langues ou seulement deux ? Sept. Ce qui prouve que, lorsque vous avez beaucoup de talent, vous devez travailler énormément, et c’est ce que Roger fait. »
C’est ce qu’il fait, car il en a sous le bandana – et la casquette RF, quelques années plus tard. Federer possède une intelligence et une compréhension de son sport assez uniques. Et, malgré son jeune âge, saisit les implications de chaque facette de sa préparation. « Une fois, en 2000 [Federer avait 19 ans, NDA], je me rappelle que je lui ai proposé un exercice vraiment complexe à réaliser sans plus d’explications, un exercice qu’il ne connaissait pas », poursuit Paganini. « Alors qu’il était en train de le faire, je me suis rendu compte qu’il l’exécutait de plus en plus parfaitement. À la fin, il m’a expliqué pourquoi je lui avais demandé de faire cet exercice. C’était fascinant. En tant qu’athlète, il avait compris comment le faire, mais également pourquoi. Il saisissait déjà les aspects internes et externes de l’entraînement. » Les résultats se font sentir : il passe enfin un cap. Symbole de cette progression, sa victoire sur Pete Sampras en huitièmes de finale de Wimbledon, durant la saison 2001. En parfait outsider, il sort le tenant du titre et septuple vainqueur du tournoi, en cinq sets, 7-6(7) 5-7 6-4 6-7(2) 7-5. Mais il s’incline au tour d’après, en quarts. Il reste des progrès à faire. Des progrès, certes, mais tout est lié. Et, avec une assurance technique doublée de fondamentaux physiques sûrs, Roger trouve une nouvelle confiance et un relâchement de plus en plus total. « Il est prodigieux dans sa capacité à relâcher tous les muscles qui ne sont pas directement impliqués dans le mouvement », s’enthousiasme Paganini. « Il me surprend par sa constante capacité à trouver l’équilibre. L’équilibre est synonyme de sérénité et la sérénité est synonyme de calme ; voilà ce qui donne cette pureté de geste phénoménale. » Serait-ce à dire qu’il commence à se trouver une paix intérieure, à étouffer ses bouillonnements soudains, ses cris, ses éclats et ses pleurs ? Non, Roger Federer est encore loin de revêtir la tunique orange du bonze flegmatique au crâne lisse. Mais son entourage, très soudé, l’aide énormément dans sa quête de performance. Toujours soutenu par ses parents, Roger fait son éducation auprès des personnes rencontrées au cours de sa jeunesse. Des amis, en somme, mais des amis qui l’aident à trouver une stabilité personnelle et canalisent son immaturité. Peter Lundgren en fait partie, comme Peter Carter avant lui, car Federer n’imagine pas travailler, à l’époque, avec un entraîneur qui ne lui est pas proche. « C’est mon coach et mon copain à la fois. Il m’a beaucoup aidé. Il m’a permis de me détendre sur le court. Pour moi, c’est important que le coach soit un ami en-dehors du court parce que nous passons quasiment toute notre vie ensemble », confie-t-il après une victoire au deuxième tour de l’US Open. Et, avec le Suédois, il faut filer droit – d’autant qu’il n’y a plus la fédération, derrière, pour financer la vie professionnelle de Roger. « Avant, c’était un morveux, un enfant gâté, qui obtenait tout gratuitement », relate-t-il. « Maintenant, il doit payer l’hôtel , le restaurant, il devient un homme. » Il faut dire que, lorsqu’il était lui-même joueur, Peter possédait un caractère similaire à celui de son protégé. On n’apprend pas à un vieux singe à faire des grimaces. « Il devient un homme. » Tout est dit, et il en avait besoin. Ses amis d’enfance possèdent des montagnes de dossiers sur ce garçon qui, aujourd’hui, est devenu une icône marketing. La loi du silence qui règne autour du clan Federer les oblige, le plus souvent, à les garder dans une pièce bien verrouillée. Mais, de temps en temps, ils en entrouvrent la porte. Ces amis, ce sont, par exemple, Yves Allegro et Marco Chiudinelli. Le premier, plus vieux de trois ans, a été son colocataire lors de son passage à Bienne, en 1997, au Centre National d’Entraînement – auparavant à Ecublens. Tous deux jouent encore en double de temps en temps, aujourd’hui.
« On a bientôt 30 ans et je ne pense pas qu’il va changer maintenant. » — Marco Chiudinelli
Yves se rappelle de ces années de jeunesse dans l’ouvrage de René Stauffer : « C’était moi qui avait l’habitude de faire à manger, j’avais plus d’expérience. Roger ne prenait pas vraiment d’initiative, mais il m’aidait toujours lorsque je le lui demandais. Sa chambre était dans un désordre fou et, lorsqu’il faisait l’effort de la ranger, elle était dans un état aussi chaotique deux jours plus tard. (…) Il n’était pas un fêtard, il ne l’a jamais été. Une fois, j’ai lu qu’il avait bu de l’alcool, mais cela ne lui est arrivé que très rarement. » Les deux habitent au-dessus d’un terrain de foot et Roger n’est pas le dernier à chambrer les joueurs qui transpirent sur la pelouse. Marco, lui, est l’ami d’enfance, Bâlois également ; ils se connaissent depuis l’âge de six ans, tous deux licenciés au TC Old Boys et passés entre les mains de Madeleine Bärlocher. L’histoire d’une amitié sincère… avec son lot d’anecdotes. Lors de leur premier match officiel, l’un contre l’autre, en 1990, Federer prend les devants, mène… quand Chiudinelli se met à pleurer. En bon copain, Roger va le voir, de l’autre côté du filet, le console, le remotive. Ce qui doit arriver arrive : son adversaire, requinqué, retrouve ses sensations, et gagne le match. Et c’est Federer qui finit évidemment en larmes. « On jouait beaucoup aux jeux vidéo », rembobine « Chiudi » dans Le Temps, lorsque sont évoquées les années 1995-1996. « On prenait le tram pour le centre-ville [de Bâle, NDA]. Il y avait deux salles de jeux. On y allait vers 20 heures. On jouait pendant une heure. Ensuite, on allait manger un truc au McDonald’s. On y passait une heure et demie et on retournait dépenser le reste de notre argent de poche en salle de jeux. On rentrait vers minuit quand la salle fermait. On n’allait jamais en boîte. Généralement, on finissait chez moi à jouer sur l’ordinateur. J’avais la chance d’en avoir un, ce qui était assez rare à l’époque pour un garçon de notre âge. On jouait parfois jusqu’à 4 heures du matin… » Et l’acolyte de conclure : « Je sais qu’on restera amis toute notre vie. S’il avait changé, cela se serait fait progressivement. Or, cela n’a jamais été le cas. On a bientôt 30 ans et je ne pense pas qu’il va changer maintenant. » Ses potes, ces deux-là y compris, Federer les voit un peu moins dans ces années 2000. Notamment parce que les trajectoires diffèrent. Mais la fidélité dont il fait preuve, encore aujourd’hui, montre bien sa capacité à fédérer autour de lui. Parmi ces personnes, il y a Mirka. Une rencontre amoureuse au sommet de l’Olympe, yeux dans yeux par-dessus les nuages, façon Caspar David Friedrich, son voyageur contemplatif, sa peinture lyrique. Enfin… c’est un Olympe austral qui roucoule cette histoire bien connue : c’est aux JO de Sydney en 2000 – quelle année, décidément ! – que les deux, la lèvre frémissante, se soufflent leurs premiers mots d’amour. Elle minaude, il rougit, maladroit. Il pense pouvoir l’impressionner avec son coup droit. Et la faire rire à coups de plaisanteries taquines. Elle glousse, bon public, et le grignote discrètement du regard. Voudrait-il… Non ? Si. Pourquoi ? Ah, terrible indécision ! Et tendres ridicules… Sans doute se baladent-ils au bord du Pacifique, bien couverts, mais la goutte qui leur pendouille au nez – il fait frisquet là-bas, en septembre, en octobre –, à évoquer leur vie peu commune de jeunes sportifs ambitieux et post-adolescents invincibles. Les heures filent, et les journées… La fin de l’événement approche… il faut se lancer. « Il a attendu le tout dernier jour pour m’embrasser », sourit Mirka Vavrinec. Neuf ans plus tard, elle devient sa femme et donne naissance à des jumelles. Mirka, « Miroslava » de son prénom, connaissait déjà Roger avant Sydney. Joueuse d’origine slovaque, détectée par Martina Navratilova, elle fréquentait, elle aussi, le centre d’entraînement de Bienne en 1997. Peut-être avait-elle échangé quelques regards furtifs, déjà, avec ce garçon aux cheveux longs, aux jeans troués, qui faisait tout pour se faire remarquer, grand fan de catch, des colliers de surfeur – il en avait « toute une collection » – et des Backstreet Boys. Peut-être. Mais, attirée par le luxe, elle préfère d’abord se jeter dans les bras d’un prince des Émirats, en 1999. « Les belles choses, les bijoux… Mirka était très au courant de la mode, toujours très bien habillée et sentait toujours bon », raconte Caecilia Charbonnier, grande espoir helvète, dans L’Équipe Magazine. « Mais c’était une fille très sympa, qui aimait déconner en-dehors du court. Le prince ? Je l’ai rencontré, moi ! Il était beaucoup plus âgé qu’elle et la déposait parfois aux entraînements avec sa Ferrari. » Aujourd’hui, l’influence de Mirka n’est plus à démontrer. « Dans les moments difficiles, je consulte toujours deux personnes : Pierre [Paganini, NDA] et Mirka. Quand nous sommes réunis autour d’une table, une solution surgit dans l’heure », raconte-t-il dans Swissinfo. C’est cette pierre angulaire de ses succès futurs qu’il pose dès le début des années 2000. Le physique, la technique, l’entourage… Tous les casiers sont en ordre, ou presque, et leurs dossiers clos. Mais alors que cloche-t-il encore chez Roger Federer en 2003 si ses soucis originels sont en rémission ? Le mental. Ce bras qui tremble au pire moment. Cette crispation face à l’enjeu. Cette peur de ne pas être à la hauteur, de décevoir et de se décevoir. Tout n’est pas aussi noir qu’à ses débuts, bien sûr. Et ce n’est pas un hasard si Federer passe de la 67e place en 2000, au top 20 en 2001, jusqu’au cinquième rang mondial deux ans plus tard. Après son succès sur Sampras, à Wimbledon, il s’estime déjà en progrès. « Maintenant, depuis cette année probablement, je commence à me détendre un peu plus sur le court. Je ne casse plus autant de raquettes qu’avant. Je ne sais pas si j’ai un peu grandi. J’ai réalisé que jeter ma raquette ne m’aidait pas dans le jeu. Au contraire, cela m’incitait à être trop négatif. Désormais, je ne parle plus sur le court. Je reste simplement positif. » Sa collaboration avec un psychologue du sport, entre 1998 et 2000, n’est pas étrangère à cette évolution. Au point que le Suisse, tellement appliqué, teste l’excès inverse… Dans son édition célébrant le 17e titre du Grand Chelem de Federer, L’Équipe revient sur cette expérience, citant des propos du jeune Roger, début 2003 : « Il fut un moment où je m’ennuyais presque sur le court. Je ne montrais plus mes émotions, il fallait que je trouve le bon équilibre. » Un comble pour ce caractère explosif qui faisait de ses raquettes des « hélicoptères », selon ses propres mots.
L’expérience douloureuse de la mort également. Le 2 août 2002, Roger apprend le décès de Peter Carter dans un accident de voiture en Afrique du Sud. Une disparition tragique qui émeut le tennis suisse, l’Australien étant alors capitaine – officieux – de l’équipe nationale. « Je crois malheureusement que la mort de son entraîneur Peter Carter marque une rupture », décrit Marc Rosset, ex-numéro un suisse, dans un entretien pour L’Illustré, en 2011. « Avant, il était quand même assez nonchalant, son revers restait un peu faible. À la suite de ce drame, il a semblé en mission. » Si tu ne le fais pas pour toi, fais-le pour Peter. C’est un peu ce que devait lui souffler sa conscience, les mois qui suivirent, alors qu’il se remettait peu à peu de ce drame. Il lui rendra d’ailleurs hommage lors de son premier titre du Grand Chelem, à Wimbledon. « Il (Peter Carter) est partie prenante de ce titre. Il a été l’une des personnes les plus importantes dans ma carrière. Je l’associe évidemment à ce trophée. Et je suis sûr que nous aurions fait une grosse fête s’il était encore là… J’espère qu’il voit cela de quelque part… Ce serait un rêve. » On pourrait penser que la mort lui ferait relativiser la défaite. Et créerait, peut-être, ce déclic que tout le monde attend. Pour autant, Federer demeure un garçon fébrile. Un garçon qui perd au premier tour de Roland Garros en 2002, alors qu’il est huitième joueur mondial. Et au premier tour de Wimbledon, quelques semaines plus tard, face à Mario Ancic, 154e au classement. Quelques mois auparavant, à l’US Open, en conférence de presse, il confiait son désarroi : « Un coup, je joue mal à l’entraînement. Je me dis alors de travailler encore plus dur. Alors tout revient correctement en match. Mais, ensuite, je joue bien à l’entraînement, et je fais un match pourri. Et puis, derrière, je suis terriblement mauvais à l’entraînement et terriblement mauvais en match. Là, soudainement, je rejoue bien – peut-être parce que je n’ai aucune attente ? Je ne sais pas. » Bref, le puzzle se met peu à peu en place, mais Lundgren, Paganini et compagnie cherchent désespérément les dernières pièces pour compléter l’image. C’est peut-être face à Luis Horna, le 26 mai 2003, que Roger les déniche, ces pièces manquantes.
Jeu décisif
Attendre un faux pas de son adversaire : les espoirs de Roger Federer dans ce jeu décisif paraissent bien vains. Et le court central soudain beaucoup trop grand pour ses épaules, lui, à qui l’on demande la lune – à savoir, en tennis, des titres du Grand Chelem. Le public veut y croire et se réveille un peu, sentant le coup de grâce proche… à moins que ce ne soit un renversement de situation ? Les bêtes blessées sont parfois les plus dangereuses et Federer est blessé, dans son orgueil. Mais cet orgueil, chez lui, en ces temps-là, porte parfois un autre nom, bien plus laid, bien plus barbare : la présomption. Ce que décrit Montaigne en des termes très simples, dans le livre III de ses Essais… « La trop bonne opinion que l’homme a de soi. » C’est elle qui crée la frustration lorsque cet homme se rend compte qu’il n’est pas aussi bon qu’il le croit. Incite-t-elle à la révolte ? L’orgueil, oui, pourquoi pas. La présomption, non. Alors la bête courbe la tête, attendant l’estocade finale et priant pour que les souffrances soient brèves. Et ce lundi, Federer, à qui l’on rabâche à longueur de journée qu’il a le talent pour gagner les plus grands titres, courbe également la tête. Débutant au service, il concède un mini-break d’entrée et semble déjà manquer de conviction, au moment même où il faudrait en avoir, quitte à se l’inventer, quitte à se mentir, pour se motiver, et se relancer. Dans la foulée, il rate un revers, un énième, faute que lui rend Horna d’un coup droit dans la bande. 2-1, Roger passe alors une grosse première et recolle au score.
« Après cela, j’ai refusé de perdre. » — Roger Federer
On dit souvent que les tie-breaks se jouent sur des détails. C’est rarement le cas. Les tie-breaks renvoient avant tout aux points forts des deux joueurs. C’est dans ce moment critique, ce moment décisif, que ceux-ci doivent pouvoir se faire confiance et avoir foi en leurs qualités fondamentales, celles qui vont leur permettre d’être serein à l’heure où se décide le set ou le match. Et Federer, son identité, c’est un très gros coup droit. Ce coup droit, il le perd au pire des moments. Il le frappe mollement, sans aucune justesse de placement, ni vraiment de vitesse. Et le voit rester dans le filet. Le voici donc mené 3-2 avec, à nouveau, un mini break de retard. Le début de la fin. Ne pouvant pas s’appuyer sur son point fort, il se rate complètement sur son point faible, le revers, et laisse son adversaire prendre le large. Le regard est sombre sous le bandana Nike. Absence, détachement, vide, comme si, sentant la défaite arriver, il cherchait d’ores-et-déjà un moyen de la fuir. D’oublier. Puis, après une erreur d’Horna, Roger commet une double faute. La deuxième balle paraissait pourtant bonne… Demande-t-il à l’arbitre de vérifier la marque ? Non. Il est déjà passé à autre chose, et ce match-là n’en fait plus partie. Ne reste plus qu’à encaisser un ultime uppercut au foie qu’il faut bien supporter, et c’est la balle de match. Les balles de match. Trois. Une seule suffit. Au retour de service, Federer voit son coup, en revers, échouer au milieu du filet. Puis s’écraser mollement au sol. Un rebond, deux rebonds. C’est fini. Federer s’incline 7-6(6) 6-2 7-6(3) en 2h11. La poignée de main est brève. Le Suisse prend ses affaires. Quitte le court rapidement, visage fermé. La caméra le surprend, se mordillant la lèvre comme un enfant fautif. Il garde les yeux fixés au sol et évite de croiser un quelconque regard. Un regard qui lui renverrait la gifle de son humiliation. La conférence de presse ? Sans doute veut-il l’expédier, souhaitant tout sauf de se retrouver là, dans la salle d’interview principale de Roland Garros. « Questions in English, please », susurre la responsable d’une voix douce et veloutée, le micro à la main. Les mains se lèvent. Un premier journaliste à l’anglais hésitant balbutie son interrogation… Et le calvaire débute. « Je ne sais pas combien de temps je vais prendre pour me remettre de cette défaite », lâche Federer à mi-voix. « Un jour, une semaine, un an… ou ma carrière entière. » Les questions sont aussi longues que les réponses. Le Suisse scrute le plastique bleuté de sa bouteille, soudainement fasciné par ses aspérités. « Pouvez-vous nous dire quel est votre sentiment après cette défaite ? — Pas bon, évidemment. C’est une grande déception. Je suis très triste de devoir partir si rapidement. — Il y a quelque chose que vous auriez pu faire pour changer ce résultat ? — J’aurais dû mieux jouer. — Vous avez repensé à votre élimination au premier tour de Wimbledon, l’année dernière, durant la rencontre ? — Non. — Quel a été le problème, aujourd’hui ? Votre niveau de jeu ou le sien ? — Je l’ai sans doute aidé. C’est vrai qu’il n’a pas joué un mauvais match, mais je n’ai pas non plus joué un bon match. Ce résultat est juste très décevant pour moi. »
« Décevant. » Au point que, des années plus tard, en 2007, dans une interview pour 20 Minutes, il affirme sans hésiter : « Mon pire souvenir à Roland Garros, c’est ma défaite face à Horna au premier tour, en 2003, incontestablement. » Ajoutant quelques explications, avec le recul : « Je me suis mis beaucoup trop de pression et je suis tombé sur un adversaire très bon sur terre battue. Je n’étais pas assez fort mentalement et je me suis écroulé après la perte du premier set. Cela m’a rendu fou, je me suis mis tellement de pression que je ne pouvais plus jouer. J’étais très déçu. » Cette défaite est d’autant plus difficile à supporter qu’il ne la comprend pas. Elle s’inscrit dans une lignée déjà longue de déceptions en Grand Chelem. « Décevant », un mot qu’il avait également utilisé, aux côtés de termes bien plus forts, après son élimination face à Marin Cilic, au premier tour de Wimbledon, en 2002 : « Je suis encore en train de chercher les raisons pour lesquelles j’ai si mal joué. Je suis terriblement mal, là. C’est normal après une telle défaite. J’attendais tellement plus en venant ici, dans ce tournoi. C’est vraiment décevant. Je n’ai pas de mots pour le moment. Cela fait mal. » La défaite fait mal, trop mal. Et ce lundi 26 mai 2003, Roger Federer choisit de ne plus en souffrir. Transforme sa présomption en orgueil du champion. Et prend une décision radicale que rapporte L’Illustré : « Après cela, j’ai refusé de perdre. »
Le chaînon manquant
On parle souvent d’« accepter » la défaite dans le tennis, un sport où l’on finit toujours par perdre. Car, des 32, 48, 64, 96 ou 128 joueurs d’un tournoi, il n’en reste systématiquement qu’un, un seul, qui, lui, n’a pas perdu. Sur la soixantaine de matches disputés dans une saison, il n’est pas rare de n’en gagner que la moitié ; semaine après semaine, il faut accepter de repartir vaincu. Gilles Simon l’évoquait en conférence de presse, en 2012 : pour lui, il faut « apprendre à capitaliser systématiquement sur la défaite. Cela rend dingue, le tennis. Federer a expliqué, un jour, que c’était un sport de “losers”. Oui, il faut partir du principe que, des tournois, on n’en gagne jamais. On a toujours, au fond de soi, la peur de ne pas y arriver. » Nul ne peut y échapper. Pas même Roger Federer, et encore moins le jeune Roger. En 2003, il gère déjà bien ces défaites du quotidien. La déception est toujours intense, mais s’efface souvent, les jours suivants, devant la satisfaction de voir, peu à peu, les choses évoluer. Progresser, encore progresser, et ne surtout pas s’arrêter. Un credo, une profession de foi. Pas besoin de blasphémer contre ses convictions, de jeter sa raquette, de brailler sur le court ou hurler à la mort. Mais toutes les défaites ne charrient pas la même amertume. Ces échecs supérieurs, ces échecs en Grand Chelem, alors que les regards du monde entier le scrutent, sont trop insupportables. Ils sont rudes, ils sont aigres, ils vous dessèchent la bouche. Il faut y mettre fin. Comment ? D’une part, en érigeant autour de soi une bulle de concentration aux parois de béton armé, renforcées par les moellons d’un égoïsme primordial et seulement possible par un dévouement total de l’esprit à la seule chose qui doit compter pour lui : le tennis. Et on oublie le reste. Ainsi est née une célèbre anecdote. À la fin de la saison 2007, lorsque des journalistes demandent à l’Helvète quels sont les événements qui l’ont marqué cette année, il ne sait pas répondre. Blanc. Silence. Il n’a qu’une très vague idée de ce qui s’est passé dans le monde à cette époque. En prenant, d’autre part – et les amateurs de football s’étrangleront, apoplectiques, en lisant cette saillie –, « les matches les uns après les autres ». Cette affirmation, parangon de la langue de bois et de l’inanité des interviews d’après-match, n’a jamais été si vraie. Si Federer s’incline face à Luis Horna, c’est qu’il inscrit cette partie dans une série, une longue série de sept rencontres à gagner pour soulever le trophée. Certes, il le rappelait en conférence de presse, après sa défaite : « Lors du tirage au sort, on me demandait déjà quelle était la première tête de série que j’allais rencontrer. Mais, moi, je savais que j’avais un premier tour difficile à jouer face à un joueur très à l’aise sur terre battue. » Malheureusement, le savoir ne remplace pas la conviction : il était attendu qu’il passe sans problèmes ce premier tour, contre cet inconnu péruvien, venu du Pacifique et de sa Cordillère natale. Prendre les matches les uns après les autres, a fortiori prendre les points les uns après les autres, c’est se concentrer sur l’instant. À cette condition seule, l’esprit se détache-t-il de la pression ; et l’on remporte un point, puis deux, puis trois. Le match. Le tournoi. Le mois suivant, en juin, à Wimbledon, toutes les dispositions qu’il prend montrent qu’il a compris : il ne parle pas de titre, évacue les questions liées, réagit à peine à la défaite de Lleyton Hewitt, vainqueur sortant, au premier tour, évite les interviews, les appels, le monde, la lumière. Il reste dans l’ombre de son petit T3 londonien, loué pour l’occasion, où son équipe s’entasse. Et se concentre sur lui. Il avait besoin d’un déclic. C’est Luis Horna qui le lui a offert. Déjà, lorsqu’il était plus jeune, il fonctionnait ainsi. Le déclic. Ce fameux moment où vous saisissez enfin les données d’un problème dans leur ensemble.
« Un jour, en 1996, il m’a mis 6-3 6-0. Et, là, c’était bon. Il avait compris. » — Julien Jeanpierre
Par exemple, dans les années 1990… Roger, s’il est doué, n’est pas le meilleur Suisse, ni même le meilleur de son club. L’Illustré raconte qu’il s’incline alors systématiquement face à Dany Schnyder, le frère d’une joueuse helvète bien connue, Patty, ex-numéro sept au classement WTA. Un jour, en 1993, il le bat enfin, en finale d’un championnat national. Il ne perdra plus jamais contre lui. Un peu plus tard, en Juniors, il bataille avec Julien Jeanpierre, son grand rival pour la première place mondiale dans cette catégorie. « C’est drôle, parce que, à l’époque, il n’était pas capable de me dominer. Il n’y arrivait pas », raconte Julien à Welovetennis. « Mais, un jour, en 1996, il m’a mis 6-3 6-0. Et, là, c’était bon. Il avait compris. À la sortie du court, je lui ai dit : “C’est simple pour toi, le tennis : une première balle de service efficace, suivie d’un coup droit.” Il a ri. » Si c’est la victoire qui lui avait permis de passer un cap dans ces deux cas, il fallait que ce soit la défaite qui lui donne la dernière impulsion vers les sommets. Les chiffres le racontent beaucoup plus simplement que les grandes théories : de 1998, ses débuts, à 2003, il perd 110 matches ; de 2004 à 2006, ses plus grandes années, il n’en perd que… 15. Avec ce déclic, Roger Federer possède désormais l’entourage, le physique, la technique et le mental pour donner la pleine mesure de son talent. Toutes les conditions sont réunies pour qu’il devienne un champion. Le soleil se couche sur Roland Garros. Les bâches vertes, presque noires en l’absence de lumière, sont tirées sur le court central. Les tribunes vides paraissent bien silencieuses. Seul résonne le frottement d’un balai, ici ou là, d’un technicien qui s’affaire dans la quiétude ambiante. Quelques derniers rayons caressent les allées du stade, donnant une teinte délicatement mordorée au béton anguleux, comme aux feuilles jeunes et vivaces des arbres rassemblés. Une poignée de spectateurs se presse aux portillons de sécurité. Gagnées par le calme du soir, les voix se transforment peu à peu en chuchotis étouffés, retenus. Dans le ciel parisien, au nord, des nuages s’amassent, portés par une brise vigoureuse. Un peu de pluie dans l’air ? C’est possible. Sans doute faudra-t-il investir, demain, dans un de ces cirés, vendus dans les travées, tenant plus du sac poubelle que du marin breton. Roger Federer, lui, a quitté l’enceinte depuis longtemps. Probablement ressasse-t-il sa défaite, seul, dans sa chambre d’hôtel. Assis sur son lit, il a posé sa tête sur ses genoux, entourant ses jambes de ses deux bras serrés, les yeux rageusement clos, la bouche crispée. Le temps d’une soirée, il redevient cet enfant qui restait prostré, en larmes, des heures durant, sous une chaise d’arbitre du TC Old Boys. Ce sera bientôt un passé révolu. Quelques semaines plus tard, il remporte le premier de ses 17 titres du Grand Chelem.
Couverture : David, Michel-Ange, 1501-1504.