Lundi 19 octobre, en direct à la télévision philippine, Rodrigo Duterte a déclaré qu’il ne voyait aucun problème à être tenu responsable pour les nombreux assassinats qui émaillent sa guerre sale contre la drogue. Le président philippin est allé jusqu’à dire qu’il ne voyait aucun inconvénient à ce qu’on le jette en prison pour ses crimes.
« S’il y a des meurtres, je les revendique… vous pouvez me tenir responsable de tout ce que vous voulez, de toutes les morts entraînées par la guerre contre la drogue », a déclaré le chef d’État de 75 ans. « Si vous vous faites tuer, c’est parce que les drogues me font enrager. Allez-y jugez-moi, envoyez-moi en prison. Ça ne me pose aucun souci. Si je sers mon pays et que je vais en prison pour ça, pas de problème. »
Depuis son arrivée au pouvoir en 2016, près de 6 000 personnes suspectées de vendre ou consommer des drogues ont été tuées par la police, selon les chiffres officiels. Mais d’après les associations de défense des droits de l’humain, ce nombre pourrait être bien plus élevé. Un déluge de morts qui pourrait voir Rodrigo Duterte accusé de crimes contre l’humanité. Mais apparemment, cela ne le dérange pas. Sa furieuse guerre contre la drogue a débuté il y a quatre ans. Voilà à quoi elle ressemblait alors.
Le dictateur
Manille, aux Philippines. Eric Sison était encore en vie après une chute de trois étages, depuis le toit de l’immeuble situé en face de chez Maria. Il a déchiré son short sur le auvent de sa voisine et s’est caché sous son lit en sous-vêtements. Quand la police a écarté le rideau jaune qui isolait sa baraque de la rue F. Munoz, à Pasay City, Maria s’est retrouvée face aux canons de leurs armes. « J’ai crié : “Ayez pitié de nous, ne tirez pas, on ne sait pas qui est cet homme” », dit-elle. La police a ordonné à Maria et sa famille de quitter la maison. Elle a entendu Eric supplier qu’on lui laisse la vie sauve. Puis elle a entendu les coups de feu.
Eric Sison fait partie des 2 500 individus à avoir été tués entre le 1er juillet 2016 et le 5 septembre dernier dans la guerre sanglante que le président Duterte mène contre le trafic de drogue. Elle fait en moyenne 38 victimes par jour. Sa disparition vient s’ajouter à la liste des morts survenues pendant des opérations de police, qui ne cesse de s’allonger. La version des faits des témoins diffère systématiquement de celle des policiers. Cette affaire ne fait pas exception. Les rapports officiels affirment qu’Eric a tiré sur les policiers et qu’il a été tué par les balles qui répondaient aux siennes. Mais une vidéo enregistrée par un voisin avec son smartphone montre qu’il a essayé de se rendre lorsqu’il était sur le toit.
Les agents de la police technique qui se sont rendus chez Maria disent avoir trouvé sur la scène de crime deux sachets de shabu – le nom qu’ils donnent à la méthamphétamine –, des sachets de marijuana, un tube en verre contenant des feuilles de marijuana et un pistolet de calibre .38. Eric aurait ouvert le feu sur les policiers alors qu’ils effectuaient une « patrouille anti-criminalité » de routine. « La police insiste sur le fait qu’il avait un revolver et qu’il consommait de la drogue, mais mon mari n’était pas comme ça », dit Rachelle Bermoy, la compagne d’Eric Sison. « Il est tombé du toit et ses vêtements se sont déchirés, donc il était à moitié nu. S’il avait eu une arme, elle serait tombée. » Elle affirme que c’est la police qui l’a apportée.
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Durant l’élection présidentielle de 2016 aux Philippines, Rodrigo Duterte a promis d’éradiquer le crime, la drogue et la corruption au sein du gouvernement dans un délai de trois à six mois à compter de son investiture. Il s’est aussi engagé à nourrir les poissons de la baie de Manille avec les corps de 100 000 criminels.
Lors d’une soirée pour célébrer sa victoire électorale à Davao City, dont il était maire depuis 20 ans, le nouveau président a encouragé les citoyens possédant une arme à éradiquer les trafiquants de drogue. « Faites-le vous-mêmes si vous avez des armes, vous avez ma bénédiction », a-t-il dit. Après son discours d’investiture, il a également invité ses concitoyens à abattre les toxicomanes car « demander à leurs parents de le faire serait trop douloureux ».
Il a précisé qu’il se moquait des droits de l’homme ou de la procédure. Peu de temps après, dans son premier discours à la nation, il a déclaré : « Nous ne nous arrêterons pas tant que le dernier baron de la drogue, le dernier financier et le dernier dealer n’auront pas été mis derrière les barreaux ou six pieds sous terre. » La guerre de Duterte contre la drogue fait rage dans les rues comme au Sénat, mais ses victimes sont presque exclusivement des petits dealers de rues de bidonville, comme la rue F. Munoz. On y meurt en tongs et souvent avec un sachet de shabu sur soi.
Les exécutions extrajudiciaires ne sont pas nouvelles aux Philippines : Amnesty International estime que 3 240 personnes ont été tuées de cette façon sous la dictature de Ferdinand Marcos avant la révolution populaire de 1986. Marcos est le « président préféré » de Duterte, qui aimerait qu’il soit enterré dans le cimetière réservé aux héros nationaux.
Malgré cela, le rythme des assassinats sous Duterte est sans précédent. D’après un rapport de la police nationale (PNP), entre le 1er juillet et le 5 septembre 2016, 1 027 suspects ont été tués au cours d’opérations de police. Ce à quoi il faut ajouter l’arrestation de 15 055 autres et la « reddition volontaire » de plus de 686 000 personnes. Le nombre de victimes a été multiplié par quinze par rapport aux 68 personnes abattues par la police entre le 1er janvier et le 15 juin derniers. D’après les rapports de la PNP, 1 500 cas de plus ont été classés comme « cadavre retrouvé, enquête en cours » pendant la même période. Les corps ont été découverts dans les bidonvilles, à même le sol du cimetière de Malabon, ou parfois même étendus sur l’EDSA, l’autoroute qui traverse le cœur de la ville. On attribue principalement ces morts à des groupes de surveillance formés par des civils ou à des affrontements entre trafiquants de drogue.
Il arrive qu’on retrouve les têtes des victimes couvertes de ruban adhésif. Les corps portent des pancartes sur lesquelles sont écrites des phrases comme : « Je suis un dealer, ne faites pas la même erreur. » Qu’ils soient le fait d’opérations de police, de groupes de « nettoyage » ou d’ « escadrons de la mort », le nombre d’assassinats ne semble pas vouloir baisser. « Je prendrai ma retraite avec la réputation d’Idi Amin Dada », a déclaré le président Duterte, dont le mandat doit durer 6 ans.
Davao
Vers minuit un mercredi de la fin du mois d’août 2016, les habitants de Tramo se rassemblent pour la veillée funèbre organisée en mémoire d’Eric Sison. Ses amis boivent de la bière dans des verres en plastique et organisent un tournoi de cartes dont les gains seront reversés à la famille. Certains regardent à travers le couvercle en Perspex du cercueil dans lequel repose Eric, sa fine moustache perçant sous le maquillage aux coins de sa bouche. Sa compagne, Bermoy, veille son défunt en gardant un œil sur un poussin qui picore des grains de blé répandus sur le couvercle translucide du cercueil. « Le poussin est un symbole de justice », dit-elle. « C’est pour que la mort picore la conscience de ses assassins. »
La publication de la vidéo prouvant qu’Eric a tenté de se rendre a entraîné l’ouverture d’une enquête du Bureau national d’investigation sur les trois policiers impliqués et leur chef, qui a été suspendu. Mais la justice n’est pas l’unique préoccupation des amis et voisins d’Eric Sison. Un de ses amis âgés de 20 ans – qui demande à être nommé Boy Negro – me montre son téléphone portable et fait défiler les menaces qu’il a reçues. L’une d’elles dit en tagalog : « Mec, attends un peu, tu es le prochain. » Boy Negro tire sur sa cigarette et observe la rue, où des bornes d’arcade installées en plein air tintent sous des abris faits de bâches. Les chiens aboient contre les remous du canal. Il raconte qu’il a récemment remarqué qu’un homme de grande taille surveillait le voisinage. « On ne sait pas si les menaces viennent de la police ou des vigilantes, mais on a peur », dit-il. « La plupart des quartiers de Pasay ont eu leurs meurtres pour l’exemple. Maintenant, c’est chez nous que ça se passe. »
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Pendant que la peur et la colère s’emparent de quartiers comme celui de Boy Negro, la guerre contre la drogue reçoit un large soutien dans le reste du pays.
Les meurtres ont augmenté de 68 % durant le premier mois de la présidence de Rodrigo Duterte.
D’après un sondage mené par Pulse Asia, 91 % des Philippins ont « un haut degré de confiance » en leur nouveau président. En juillet, Jennelyn Olaires, dont la photo en train d’enlacer son mari décédé est devenue virale sur Internet, a confié à Reuters que son époux avait voté pour lui. La sénatrice Leila de Lima, ancienne ministre de la Justice des Philippines, critique Duterte depuis longtemps sur son approche de la justice criminelle. En 2009, lorsqu’elle était présidente de la Commission des droits de l’homme, De Lima a enquêté sur les liens de Duterte, alors maire de Davao City, avec des escadrons de la mort formés par des civils. « C’était le plus terrible lorsque j’enquêtais sur cette affaire : leurs actions étaient bien accueillies par les gens car ils pensaient que cela rétablirait la paix et l’ordre sur le territoire. » « Aujourd’hui, il y a des escadrons de ce type dans tout le pays mais la population ne s’en offusque pas. »
Rita*, une femme âgée d’une trentaine d’années qui désire rester anonyme, fait partie des millions de personnes qui ont voté pour Duterte. Elle a grandi à Davao City, où son père dirige une société de vente en gros de fruits de la mer. Ses souvenirs d’enfance illustrent la peur et le sentiment d’insécurité typiques de la population philippine, qui ont à l’élection de Duterte. Elle se souvient que lorsqu’elle était petite, alors qu’elle jouait dehors, des hommes ont pointé leurs armes sur elle pendant qu’ils cambriolaient la maison de ses parents. Rita a beau être perturbée par la vague de meurtres récente et penser que la police devrait agir conformément à la loi, elle estime que Duterte améliore les services publics de Davao et rend la ville plus sûre.
Pourtant, sûreté est un terme relatif. Pendant la campagne électorale, Davao était souvent citée en exemple comme une des villes les plus sûres du monde – un accomplissement mis au crédit de la discipline imposée par Duterte. Cette affirmation se basait sur des chiffres fournis par un site de sondage en ligne du nom de Numbeo, qui fonctionnait avec moins de 500 observateurs auto-désignés pour étudier Davao. Davao City compte environ un million et demi d’habitants. Entre 2010 et 2015, on y dénombre 1 032 meurtres : plus que dans n’importe quelle autre ville du pays. Quezon City, une banlieue de Manille qui compte 2,7 millions d’habitants, est classée seconde avec 961 meurtres sur la même période.
Le sénateur Alan Peter Cayetano et d’autres citent le nombre d’incidents criminels enregistrés par la police nationale en juillet 2016 – 50 817 pendant le premier mois de la présidence de Duterte contre 56 339 à la même époque l’année dernière – comme une preuve de l’efficacité de la guerre contre la drogue à l’échelle nationale. Le taux de criminalité a certes baissé, mais pas dans tous les domaines. Les vols, les viols, les agressions et autres crimes ont chuté de manière significative. Les meurtres, eux, ont augmenté de 68 %, passant de 755 l’année dernière à 1 271 en juillet cette année.
Les homicides – qu’on différencie des meurtres par le degré de préméditation – ont augmenté eux aussi, passant de 197 à 214. En août, le journaliste Rishi Iyengar a publié un article prouvant que les Philippines ne sont pas un pays particulièrement épargné par le crime en comparaison d’autres nations comme la Grande-Bretagne, la Belgique, etc.
Shabu
Bien que la meth soit un sérieux problème aux Philippines, qui détient le taux de consommation le plus élevé de toute l’Asie du Sud-Est, les avis divergent sur sa véritable envergure. Le sondage le plus récent, mené en 2015 par le Dangerous Drugs Board (DDB), estime qu’environ 1,8 millions de Philippins consomment des drogues illégales. Dans son discours sur l’état de la nation, Duterte a affirmé pour sa part que d’après l’Agence philippine de lutte contre la drogue, il y avait « trois millions de toxicomanes » dans le pays il y a deux ou trois ans, et jusqu’à 3,7 millions aujourd’hui. Dans une interview donnée début septembre, le sénateur Alan Cayetano, un soutien de Duterte, déclarait : « Il y a entre 3 et 7 millions de Philippins qui sont accros à la drogue. »
Des termes comme « pandémie » et « narco-État » ont été utilisés, mais certaines données tendent à démontrer une baisse significative de la consommation de drogues illégales. En 2004, le DDB a calculé qu’il y avait 6,7 millions de consommateurs de drogues dans le pays. Les chiffres avancés aujourd’hui signifieraient une baisse de 4,9 millions d’utilisateurs, soit 73 % entre 2004 et 2015. « Le président a, avec succès je pense, utilisé des techniques d’intimidation », dit la sénatrice Risa Hontiveros, une opposante politique à Duterte. « Il a réalisé une pirouette et soudainement, la pauvreté n’est plus le problème numéro un. Tout d’un coup, la menace principale, c’est la drogue et le crime. »
Au Congrès le mois dernier, Duterte a annoncé des coupes budgétaires dans des secteurs clés pour combattre la pauvreté, comme l’agriculture et l’emploi. Parallèlement, le budget de son propre cabinet va passer de 2,9 milliards de pesos philippins (54,3 millions d’euros) à 20,03 milliards (375 millions d’euros), dont 7 milliards (135 millions d’euros) alloués aux dépenses couvrant ses représentations et son amusement. Duterte a déclaré au Congrès que l’armée et la police nationale allaient également recevoir des fonds supplémentaires, « pour engager plus de policiers, acheter plus d’armes et de véhicules de patrouille, ainsi que pour financer d’autres activités contribuant à éradiquer le crime efficacement ».
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Pour Derrick Carreon, directeur de la communication de l’Agence philippine de lutte contre la drogue, cette focalisation sur la loi et l’ordre est la bienvenue. Il explique que la porosité des frontières philippines, la faible application des lois et les recoins géographiques qu’offre la structure de l’archipel rend la tâche aisée pour les trafiquants et les contrebandiers. D’après lui, les Philippines sont à la fois une nation de grands consommateurs de drogues et un espace de transbordement pour la méthamphétamine. La substance chimique est principalement importée de Chine et de Taiwan, bien que des cartels de la drogue mexicains et des groupes d’Afrique de l’Ouest soient aussi impliqués dans les opérations de trafic et de distribution.
Début juillet, Carreon – qui a l’habitude de porter un polo et des baskets et présente un physique athlétique – a fait partie d’une équipe qui a saisi 180 kg de shabu d’une valeur estimée à 17 millions d’euros, lors d’une opération à Cagayan, dans le nord du pays. Sur un mur des honneurs en granite visible depuis la fenêtre de son bureau, le nom de ceux tombés pendant ces opérations a été gravé en blanc. Parmi eux, ses camarades de l’académie Louie Giberson Jr et Pablo Jala. « C’est la feuille des scores », dit-il en me tendant un communiqué de presse.
Il dit qu’entre le 1er et le 31 juillet 2016, le département a participé à 123 opérations de lutte contre la drogue et confisqué une quantité de drogues d’une valeur de 48 millions d’euros – presque autant que les 54,6 millions de toute l’année 2015. Reste à voir si ces saisies paralyseront le trafic sur le long terme. D’après les statistiques de l’Agence de lutte contre la drogue philippine, la fermeture de laboratoires clandestins de méthamphétamine entraîne souvent une augmentation précipitée des opérations de contrebande. « Viser les fabricants peut avoir des effets à court terme », explique le docteur John Collins, directeur du Drug Policy Project à l’École d’économie et de sciences politiques de Londres. « Mais ils se limitent souvent à un chaos logistique plutôt qu’à une réelle diminution du marché. »
Juste avant minuit, des rumeurs d’échanges de tirs dans un quartier pauvre de Manille commencent à circuler.
Au Mexique, lorsque le gouvernement a déclaré la guerre aux leaders des cartels, la violence a brutalement augmenté tandis que les criminels se battaient entre eux pour prendre le contrôle du marché. Pendant ce temps, le trafic lui-même continuait sans entrave. Collins s’attend à ce qu’une situation similaire advienne aux Philippines. « Lorsqu’on combat activement une force économique, cette force a tendance à remporter la bataille : les fournisseurs, la demande et les prix trouvent toujours des moyens de subsister », dit-il. Récemment, l’Agence philippine de lutte contre la drogue a fait tomber de gros bonnets : quatre criminels chinois ont été arrêtés lorsqu’un navire utilisé comme laboratoire flottant de fabrication de shabu s’est échoué le 11 juillet dernier.
Meco Tan, un important baron de la drogue, a été tué le 22 juillet. Enfin, une ancienne mairesse et son mari, major dans l’armée, ont été arrêtés le 23 juillet pour leurs liens avec le trafic. D’autres s’en sont tirés plus facilement. À Leyte, le maire Rolando Espinosa Sr, accusé de tremper dans ces affaires illégales, s’est « rendu » à la police. Il a alors séjourné chez le chef de la police nationale, Ronald de la Rosa, à Camp Crame, avant de retourner au travail quelques semaines plus tard.
Manille by night
Lorsque la conversation s’oriente vers les dealers à la petite semaine qui constituent la majorité des victimes et vendent de la drogue pour échapper à la pauvreté, Carreon montre peu d’empathie. « Nom de Dieu, je préférerais mourir de faim que de vendre de la drogue », dit-il. « Plutôt que de nourrir mes enfants avec de la nourriture achetée par l’argent sale, je planterais des patates douces dans mon jardin. » Le président philippin adopte une ligne encore plus dure lorsque les journalistes soulignent que sa guerre contre la drogue cible systématiquement les pauvres : « Et parce que les gens sont pauvres, ils auraient droit d’échapper aux arrestations ? Riche ou pauvre, je m’en fous. J’ai donné l’ordre de détruire », dit Duterte.
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À 23 heures un mercredi du début du mois de septembre, des voitures de presse sont alignées sur le parking du quartier général de la police de Manille. Les journalistes locaux font cliquer leur stylo, sirotent des boissons énergétiques et consultent leurs téléphones en attendant des rapports sur les fusillades. Le quart de nuit de la police de Manille est depuis toujours un créneau pérenne pour les pages des journaux locaux consacrées au crime, mais il l’est plus encore depuis le 30 juin. Juste avant minuit, des rumeurs d’échanges de tirs lors d’une opération sous couverture à Tondo, un des quartiers les plus pauvres de Manille, commencent à circuler. Les feux arrière ne cessent de clignoter alors que le convoi de presse passe en trombe devant les boutiques et se précipitent sous l’autoroute de ciment.
Les voitures se perdent à cause des jeepneys (taxi-bus) et se retrouvent aux feux rouges. Elles zigzaguent entre les poids lourds obstruant la route du port vers les bidonvilles de Tondo, où les câbles électriques s’étendent entre des fenêtres couvertes de bâches. Au rez-de-chaussée d’une cage d’escalier de Tondo, les mollets et les pieds de la victime, Rolando Bangayan y Cruz, dépassent au milieu des flaques éclairées par des équipes de télévision qui interviewent les policiers. Un de ses pieds est nu, de l’autre pend une tong bleue. Une traînée de sang macule les gravats près de la tête de Bangayan, qui repose dans l’ombre des marches en pierre.
Les médias se ruent sur le superintendant de police Redentor Ulsano, l’officier le plus haut gradé sur place, afin de recueillir ses propos. Il déclare que l’agent infiltré a réalisé son opération d’achat dans cette allée, où le suspect, « sentant qu’il s’agissait peut-être d’un policier », a sorti son arme. « C’est lui qui a tiré sur mon homme », affirme Ulsano. L’autre tong du mort flotte dans une flaque de la ruelle, dont les agents de la police scientifique retirent des douilles en laiton. Un Smith & Wesson calibre .38 repose entre ses doigts recroquevillés.
Une centaine de résidents observent l’équipe de police faire rouler le corps de Bangayan sur une civière, soulever sa chemise, examiner les trous laissés par les balles et photographier ses effets personnels : deux sachets de shabu, le calibre .38 avec lequel il est censé avoir ouvert le feu et les 553 pesos philippins (10 euros) qu’il a gagnés avec la transaction.
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Aie Balagtas See, une journaliste spécialisée dans les affaires criminelles pour The Inquirer, traque ce genre d’événements depuis que la guerre contre la drogue a commencé. Début le mois d’août, See a mis la main sur 27 rapports du département de police de Manille (MPD) datant du mois précédent : 17 concernaient des suspects tués lors d’opérations de transactions sous couverture dans les quartiers les plus pauvres de la ville ; les dix autres des patrouilles « anti-crime » de routine, au cours desquelles le suspect finissait par être tué, toujours de la même façon.
Dans les cas qu’elle a examinés, l’enchaînement des faits était étrangement identique, certaines phrases revenant même à chaque fois : les suspects « sentaient » toujours qu’ils avaient affaire à un policier et ils avaient le réflexe instinctif de sortir leur arme. Ces moments de tensions suivaient toujours une transaction et la consommation de drogue. Quant aux policiers, ils avaient toujours le « sentiment d’un danger imminent pour leur vie ». « Cette formule revient à 20 reprises dans les 27 rapports », écrit See dans son article du 7 août.
Dans chacun des cas, les suspects ont tiré en premier sur la police mais aucun officier n’a été tué dans les fusillades – l’un d’entre eux a été blessé au bras et un autre a été sauvé par son gilet pare-balles. Depuis le début de la guerre contre la drogue, 12 officiers de police ont été tués au cours des opérations, d’après les chiffres du PNP. See s’est rendue sur la scène de crime d’une des supposées « fusillades » entre la police et un dealer présumé, Eric Caliclic. Dans le bidonville où la police raconte que l’échange de tirs s’est déroulé, le mur derrière lequel se tenait Caliclic est criblé d’impacts de balles. Le mur opposé, où se tenaient les policiers, est intact.
Des voisins de Caliclic lui ont raconté que le jeune homme était au chômage et qu’il bataillait pour réussir à payer son loyer de 800 pesos philippin (15 euros). « Comment aurait-il pu se servir d’un revolver alors qu’il n’avait même pas de couteau ? Comment aurait-il pu avoir l’argent nécessaire pour s’acheter une arme ? Il n’avait même pas l’électricité », raconte l’un d’eux. Cette nuit-là, j’ai assisté à d’autres incidents qui poussent les médias à prendre d’assaut les rues de Manille : à Sampaloc, un homme a tué son cousin pour une histoire de fille, et vers 3 heures du matin, six adolescents ont débarqué au commissariat, inquiets pour leur frère qui avait été arrêté par la police quatre heures auparavant.
La matrice
La mort d’individus comme Sison, Bangayan et Caliclic aux mains des policiers a poussé la sénatrice De Lima à mettre en place une audition sur les assassinats extrajudiciaires. Le 22 août, 23 témoins portant des masques de ski, des sweat-shirts à capuches et des lunettes de soleil afin de protéger leur identité ont témoigné en direct à la télévision, devant un sénat plein à craquer.
Harra Kazuo, 26 ans, a déclaré que son partenaire, Jaypee Bertes, et son père, Renato Bertes, avaient tous deux été tués pendant leur détention par la police, après que des officiers ont pris d’assaut leur humble maison dans le bidonville le 7 juillet. Elle a admis que les deux hommes consommaient du shabu et que Jaypee en vendait en petite quantité – en 2015, la police locale avait accepté un pot-de-vin de 10 000 pesos philippins (187 euros) pour fermer les yeux. La police de Pasay prétendait que le père et le fils avaient été tués car ils avaient tenté d’attraper le revolver d’un policier, mais les examens médico-légaux ont révélé que les deux hommes avaient été paralysés par des coups avant d’être abattus d’une balle – Jaypee avait le bras cassé.
Un autre femme de 23 ans, Mary Rose Aquino, a expliqué lors de son audition que la police passait régulièrement dans leur maison d’Antipolo pour livrer à son père, Rodelio Campos, de la drogue pour qu’il la « ré-emballe ». Campos travaillait pour la police jusqu’à ce qu’ils le tuent le 20 juin dernier, affirme Aquino. Rosalie Campos, la femme de Rodelio, a été retrouvée morte le lendemain. D’après De Lima, qui veut continuer à lutter contre les meurtres extrajudiciaires, la peur pour leur propre sécurité, l’absence d’accès à des conseils juridiques et le manque d’expertises médico-légales font que les témoins osant parler sont rarissimes. Ce genre de découvertes est important, même à un stade peu avancé du processus. « Cela montre que dans certaines localités – et j’en ai toujours été convaincue –, les problèmes de drogue n’auraient pas proliféré sans la protection et l’implication de la police », dit De Lima.
« Les drogués sont-ils des êtres humains ? » — Rodrigo Duterte
La pratique du « recyclage », au moyen de laquelle des responsables corrompus revendent les drogues qu’ils ont saisies pendant des opérations ou, comme dans le cas de Rodelio Campos, transforment de petits dealers en employés personnels, dure depuis les années 1990, selon mon contact au sein des services de renseignement. Il affirme que le recyclage est très répandu et que les policiers sont susceptibles de tuer leurs employés pour éviter d’être démasqués. Lors de l’audition au sénat, le chef de la police nationale, Ronald dela Rosa, a confirmé que lors d’une récente opération de nettoyage interne, 130 policiers avaient été testés positif aux drogues.
Une vingtaine d’entre eux ont été arrêtés, dont six pour des charges administratives et sept pour des charges criminelles. Dela Rosa dit qu’au total, 284 employés de la PNP suspectés d’implication dans des affaires de drogue ont été affectés à de nouvelles missions. À la suite de l’audition organisée par De Lima à propos des meurtres extrajudiciaires, Duterte a rendu publique une « matrice de la drogue ». Elle prétend que la sénatrice est connectée à des barons de la drogue par l’entremise d’un chauffeur avec qui elle aurait eu une aventure et qui aurait collecté des pots-de-vin en son nom. La « matrice de la drogue » est la dernière en date d’une série d’attaques personnelles de Duterte à l’encontre de De Lima. Il a lui déjà demandé par le passé de « manger » un enregistrement qu’elle possédait sur CD le liant à l’escadron de la mort de Davao.
Il a affirmé à la presse qu’elle était « finie » et lui a conseillé de démissionner et de se pendre. D’autres politiciens se sont servis de cette focalisation sur la loi et l’ordre pour faire passer des programmes politiques radicaux. Les lois actuellement examinées au Congrès philippin comprennent une proposition de retour à la peine de mort ainsi qu’une autre appelant à faire baisser l’âge de la responsabilité criminelle de 15 à 9 ans.
Tokhang
Les cibles des opérations de police sont souvent choisies sur des listes de surveillance locale du marché de la drogue, elles-mêmes constituées grâce à des informations émanant de dirigeants locaux ou de membres de la communauté agissant sous couvert d’anonymat. Ceux dont le nom figure sur ces listes de surveillance voulant éviter de devenir la cible d’opérations de police ou d’expéditions punitives peuvent se « rendre volontairement » aux autorités locales par le biais d’un programme baptisé Tokhang. Jusqu’à maintenant, la PNP a enregistré presque 700 000 « redditions » de ce type. Les cures de désintoxication pour les drogués qui s’inscrivent au programme peuvent comprendre des activités comme des cours de zumba, des cours de fabrication de savon et des sessions d’ « enseignement des valeurs ».
Mais d’après Benjamin Reyes, président du Dangerous Drugs Board, la mise en pratique de ces programmes varie en fonction des régions. Le DDB espère réussir à faire promulguer de nouvelles réglementations afin que toutes les autorités locales utilisent le manuel du Bureau des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) sur les traitements communautaires, et qu’il soit considéré comme un guide. Mais Reyes est d’avis que cela a peu de chance d’aboutir avant la fin de l’année. « La confusion actuelle vient d’un vide béant. Il n’y a pas de guide pour expliquer quoi faire, où aller ni qui doit s’occuper de qui », dit-il. Certaines des personnes qui se rendent à travers le programme sont envoyées vers des structures d’hospitalisation, comme la clinique Bicutan – le plus grand centre de désintoxication public du pays. En combinant secteur privé et public, les Philippines disposent au total de 10 000 lits pour accueillir les personnes en cure de désintoxication. Et ce type d’établissement est déjà plus que surchargé.
Un vendredi matin pluvieux, le docteur Bien Leabres me propose de visiter le centre Bicutan, qui se trouve sur un terrain de la police, Camp Bagong Diwa. Au dernier étage d’un des dortoirs du centre, des posters ornés des mots « acceptation », « pas de déjeuner gratuit » et « tenez bon » sont accrochés aux murs.
Un atelier intitulé « réprimandes » est en cours. Un patient dont le statut d’ancien est signalé par son short blanc s’adresse au groupe : « Qui, dans ma famille, ne fait pas son travail correctement au sein de l’unité de maintenance ? » Six hommes en short rouge se lèvent pour recevoir des instructions afin d’améliorer leurs performances dans l’accomplissement de leurs tâches de maintenance.
Le centre de réhabilitation, qui utilise un éventail de méthodes thérapeutiques en accord avec le manuel de l’UNOCD, a une capacité d’accueil officielle de 550 patients. Il en accueille actuellement 1 500. L’établissement était surchargé bien avant l’arrivée au pouvoir de Duterte, mais les admissions quotidiennes sont passées de 7 ou 8 à 15 à 30, d’après Leabres. « Si ça continue, il va peut-être falloir qu’on retire tous les lits et qu’on couche les gens à même le sol », dit-il. Mais la plus grande préoccupation de Leabres concerne le recrutement d’un personnel qualifié pour gérer l’afflux de patients. « Le personnel est débordé. On est proche du burn-out », assure-t-il.
Actuellement, Bicutan ne dispose que de 12 médecins, dont quatre seulement sont spécialisés dans le traitement de l’addiction. L’administration Duterte prévoit de construire cinq établissements publics de désintoxication supplémentaires. En juillet, le président a annoncé que l’armée des Philippines mettait ses bases à disposition pour accueillir ces structures. Leabres confirme qu’un colonel de la PNP est venu au centre Bicutan pour observer les traitements et les pratiques utilisés. Les nouveaux établissements, dit-il, seront gérés par du personnel médical de la police nationale, sous supervision du ministère de la santé.
Mais certaines voix dans le secteur des ONG et des politiciens préconisent un traitement moins violent des addictions et se demandent si les structures proposées seraient réellement en mesure de répondre aux besoins des patients toxicomanes. « Il faut entendre ce qu’ont à dire les toxicomanes. Il faut leur parler. Il faut les laisser prendre part à l’approche du problème et choisir la bonne façon de le traiter », dit la sénatrice Risa Hontiveros. « Nous sommes à des kilomètres de penser comme ça pour le moment. »
Les paroles du président ne laissent pas du tout présager une prise en compte de ce type de besoins. « Il faut un peu d’espace, dans la montagne, pas ici en ville. Vous ne pouvez pas réhabiliter ces gars-là s’ils restent ici. Il faut les isoler », dit Duterte. Face aux questions sur les violations des droits de l’homme, il a répondu aux journalistes : « Je dois être franc avec vous, les drogués sont-ils des êtres humains ? Quelle est votre définition d’un être humain ? » Avant de quitter le centre de réhabilitation Bicutan, j’ai rencontré MJ*, 36 ans, qui approche de la fin d’un traitement de six mois au sein de la structure. MJ a goûté au shabu alors qu’il était étudiant à l’université, mais il avait réussi à arrêter après l’obtention de son diplôme. Il a travaillé pour la banque HSBC pendant cinq ans et a ensuite lancé sa propre entreprise.
Lorsque son business a échoué, et après une période de dépression et de chômage, il a pris un travail de nuit dans un centre d’appel afin de faire vivre sa femme et ses enfants. Beaucoup de ses collègues au centre d’appel consommaient du shabu, « probablement pour les mêmes raisons : être capable de supporter cette situation », dit-il. Mais sa consommation est devenue de plus en plus fréquente : le poids de MJ est passé de 95 kg à 68 kg en un an, et environ 70 % de son salaire passait dans la drogue. Les chiffres du DDB indiquent que les consommateurs de shabu sont en majorité des hommes, et que trois sur quatre gagnent moins de 200 euros par mois.
Le soutien de sa famille et un traitement par le son ont aidé MJ à surmonter son addiction. Tout en étant sûr de ne pas retoucher à la drogue, il concède ne pas se sentir complètement tiré d’affaire. « Il reste la peur de voir certains de mes amis consommateurs me dénoncer ou inventer des histoires qui me présentent comme un dealer de drogue, parce qu’ils disent que j’ai une tête de Chinois », dit-il. « Ça m’inquiète mais je dois surmonter ça. Ma priorité, c’est de sortir d’ici et d’avancer. »
L’enterrement
En 2003, la Thaïlande s’est retrouvée aux prises avec une pilule mixant méthamphétamine et caféine. Le yaba, qui signifie « drogue folle », semblait consommer le pays de l’intérieur. Le Premier ministre thaïlandais de l’époque, Thaksin Shinawatra, a lancé une guerre contre la drogue soi-disant censée éradiquer le trafic et prévenir la consommation. Près de 2 800 personnes ont été tuées pendant les trois premiers mois de la campagne de Thaksin. On apprendrait plus tard que moins de la moitié d’entre elles étaient réellement impliquées dans des affaires de drogue. Des milliers d’autres personnes ont été inscrites de force dans des programmes de traitement coercitifs qui n’ont fait qu’accentuer des problèmes de santé publique préexistants.
Au début, les accomplissements réalisés en Thaïlande paraissaient impressionnants : fin 2003, 73 231 personnes avaient été arrêtées, plus de 23 millions de comprimés de drogues avaient été saisis et 320 000 consommateurs s’étaient rendus afin de suivre un traitement. Le prix du yaba ayant doublé, il est devenu difficile à trouver et la consommation a baissé. Mais ces victoires ont été de courte durée. « Le monde a perdu la guerre contre la drogue, et pas seulement la Thaïlande », a déclaré Paiboon Koomchaya, le ministre de la Justice thaïlandais dans une interview en août 2016. « Nous avons des chiffres clairs qui montrent que la consommation de drogue a augmenté ces trois dernières années. Un autre indicateur est qu’il y a plus de prisonniers. » Depuis juin, le gouvernement thaï envisage de décriminaliser la méthamphétamine.
Le matin de l’enterrement, Joker a été averti qu’un autre de ses amis avait été tué.
Kasia Malinowska, la directrice du programme anti-drogue de l’Open Society Foundations, s’étonne : « Nous savons à quel point ces stratégies peuvent être futiles et destructrices… et voilà que 13 ans plus tard les Philippines déploient la même approche horrible avec une justification similaire. » La guerre contre la drogue a échoué en Thaïlande, en Colombie, au Mexique et aux États-Unis. Elle a entraîné des centaines de milliers de morts, des millions d’incarcérations et des milliards de dépenses en vain. Le sénateur Cayetano et d’autres aux Philippines citent l’exemple de Singapour comme pays où une répression stricte a eu raison de la drogue.
Mais le directeur du Drug Policy Project de l’École d’économie et de sciences politiques de Londres, John Collins, explique qu’une ville-État où le marché de la drogue ne s’est jamais vraiment établi est un exemple inapproprié pour les Philippines. « Les études menées sur cette question disent que si vous avez un marché de la drogue existant, la meilleure façon d’aborder le problème est une approche non violente », dit Collins. « Il faut minimiser les interactions avec la société, renforcer le respect de la loi, les relations communautaires et tout ce qui facilite les choses pour que les gens puissent s’opposer à la drogue et être moins impactés par le marché. » « L’histoire de toutes les régions du monde nous permet d’être sûrs d’une chose : la “nouvelle guerre” des Philippines va échouer et la société n’en sortira qu’en plus mauvais état. »
Au cimetière municipal de Pasay, fin août, des porteurs vêtus de t-shirts imprimés de slogans comme « Surarmement » et « Tuez la drogue, pas les gens », soulèvent le cercueil d’Eric Sison pour le transporter par-dessus un mur de ciment vers un endroit ourlé d’autres tombes, sous un palmier. Joker*, 25 ans, se tient parmi les autres amis du défunt. Il était ami avec Sison depuis cinq ans. « Je n’ai qu’une fille, pas de garçon. C’est pour ça que je veux adopter le fils d’Eric. Tout le monde ici veut s’occuper de son fils parce que c’était vraiment quelqu’un de gentil », dit-il. « Eric gagnait 200 pesos par jour en conduisant un pousse-pousse. Imaginez ! Ils disent qu’il s’est battu avec un Glock calibre .38 ! »
Le matin de l’enterrement, Joker a été averti qu’un autre de ses amis, Lloyd Rodrigo, avait été tué. Rodrigo était venu à la veillée funèbre de Sison et il était parti vers 4 h 30 du matin. Puis plus de nouvelles. Des rumeurs ont circulé au sujet d’un autre meurtre et finalement, la nouvelle est tombée : Rodrigo était la victime. « Notre quartier est chaud en ce moment, c’est un endroit dangereux », explique-t-il. « Nous n’avons pas vraiment peur de la police. Quand ils font correctement leur travail, tout va bien, mais s’ils commencent à faire n’importe quoi, là ça devient effrayant. »
Tandis que Joker parle, les amis et les proches de Sison déposent ses objets préférés dans le cercueil : un walkman avec des écouteurs et une paire de tong Nike, ainsi que le poussin vivant. Un symbole de justice. Sa famille et ses amis font passer plusieurs fois le fils de Sison, âgé d’un an, au-dessus du trou où son père reposera désormais pour toujours. Un morceau de tôle ondulée est déposé sur le cercueil et une coulée de ciment gris scelle sa dernière demeure. *Les noms ont été modifiés pour protéger l’identité des témoins.
Traduit de l’anglais par Caroline Bourgeret d’après l’article « Philippines: Inside Duterte’s killer drug war », paru dans Al Jazeera. Couverture : L’enterrement d’Eric Sison. (Martin San Diego)
POURQUOI LES JOURNALISTES SONT-ILS ASSASSINÉS AUX PHILIPPINES ?
Sur cette île des Philippines, des présentateurs radio risquent leur vie pour combattre la corruption qui gangrène le pays. Quitte à se corrompre eux-mêmes.
I. Ramatak
Alors qu’Elgin Damasco termine son émission de radio, ses gardes du corps s’empressent de le faire sortir du studio fortifié pour l’escorter jusqu’à sa voiture. Ils le conduisent ensuite à travers les rues couvertes de feuilles de Puerto Princesa, la capitale de la province de Palawan, à l’ouest des Philippines, et le raccompagnent chez lui. Là, il restera tapi jusqu’au lendemain matin. Il a été alerté par la police que des hommes surveillent sa maison. « Je ne peux même pas me rendre librement au supermarché », me confie Damasco. Entre les murs en parpaing de son studio d’enregistrement, cet homme au visage angélique de 32 ans se sent en sécurité. Sa voix retentissante est reliée au plus puissant transmetteur de l’île de Palawan. Il se charge « de défendre les faibles et de dénoncer la corruption », comme l’indique sa station de radio. De 16 h à 17 h 30 tous les jours de la semaine, personne ne peut le faire taire. Aujourd’hui comme à l’hiver dernier, il s’en prend à Edward Hagedorn, qui a été maire de Puerto Princesa pendant près de 20 ans. En 2002, il a battu son successeur et s’est assuré neuf années supplémentaires à la tête de la ville, après quoi il a tenté de faire élire son épouse. Mais son adjoint – qui est également le beau-frère de son épouse – a soudain décidé qu’il voulait devenir maire à son tour, dans un de ces retournements de situation caractéristiques de la sphère politique philippine. À la surprise de tous, il a gagné l’élection de 2013.
Les supporters d’Hagedorn essaient maintenant de battre le nouveau maire. Mais aucune bataille politique n’est complète aux Philippines sans une guerre radiophonique. Pour Damasco, la tentative de retour d’Hagedorn est un signe évident de corruption. « Nous avons besoin d’un changement », aime-t-il répéter. « Il est impératif que nous changions. » Assis à son bureau, son visage presque entièrement caché par un énorme microphone, il ponctue son long monologue de statistiques tirées d’un tas de dépositions et d’audits placé devant lui. Il accuse la famille Hagedorn de détournement, de vol de terres et de meurtres. Sa parole a pesé, lors d’un débat récent pendant lequel un prêtre est passé du côté du maire en poste. « Les chiens d’Hagedorn veulent que nous les croyons eux plutôt que le serviteur de l’église et de Dieu ! » Damasco a des raisons d’avoir peur. Les Philippines sont parmi les pays les plus dangereux au monde pour les journalistes. Selon la façon dont vous faites le compte, seuls la Syrie, l’Irak et la Somalie sont plus mortels. Le Centre pour la liberté et la responsabilité de la presse (CMFR) assure qu’au moins 168 journalistes y ont été tués depuis 1986, date à laquelle la dictature de Marcos est tombée et a laissé la place à la démocratie. Près de la moitié des victimes étaient des animateurs radio indépendants comme Damasco. Au moment où il a commencé à prendre la parole contre Hagedorn, les meurtres ont pris la forme d’un rituel. Un journaliste radio quitte son studio, deux hommes en moto passent à sa hauteur, le passager tire, le journaliste tombe, la moto s’enfuit. Et la personne qui a engagé le tueur s’en sort impunément.