Londres | Alep
Un mardi soir du printemps dernier, à Londres, le chirurgien David Nott a participé à un dîner au Bluebird, un restaurant huppé de Chelsea. La salle était pleine de médecins renommés venus assister au dîner annuel des spécialistes du Chelsea and Westminster Hospital, un des meilleurs hôpitaux de Grande-Bretagne. Alors que les serveurs déposaient les assiettes d’agneau et de risotto, Nott a regardé son téléphone portable. Il avait reçu une série de messages. « Salut David, ceci est une consultation urgente depuis la Syrie. » Il y avait en pièce jointe la photographie d’un homme qui avait été blessé par balles à la gorge et dans l’estomac. L’image lui avait été envoyée par un jeune médecin d’Alep. Il avait retiré plusieurs balles de l’intestin grêle du patient, mais il n’était pas sûr de ce qu’il devait faire pour la gorge. Cela faisait une heure que l’homme mourait à petit feu sur la table d’opération pendant que le médecin attendait des instructions.
« Désolé, je ne vois vos messages que maintenant », a tapé Nott en tenant son téléphone sous la table. « Comment est-il sur le plan neurologique ? » Il allait bien : une balle avait percé l’œsophage et la trachée, mais elle n’avait pas touché la colonne vertébrale. Nott a conseillé à l’assistant médical d’insérer un tube en plastique dans le trou fait par la balle afin de créer une nouvelle source d’air. Il lui fallait ensuite suturer solidement le tube digestif. Enfin, « afin de consolider la réparation », il devait détacher partiellement un des muscles du cou et l’utiliser pour couvrir la blessure. Nott est retourné à son agneau, qui était froid à présent. Il y avait environ 50 spécialistes dans la salle – bien plus qu’il n’y en a dans la partie d’Alep contrôlée par l’opposition où, en 2013 et 2014, Nott est allé former des étudiants, des habitants et des médecins généralistes pour réaliser des opérations d’urgence qui dépassaient de loin leurs compétences.
Depuis, plusieurs d’entre eux ont étés tués et Nott prend régulièrement des nouvelles des autres, en particulier lorsqu’il entend que les avions syriens ou russes viennent de bombarder des hôpitaux de la région. L’ONG Physicians for Human Rights (« médecins pour les droits de l’homme ») documente les attaques envers les médecins dans les zones de guerre. D’après elle, au cours des cinq dernières années, le gouvernement syrien a assassiné, bombardé et torturé à mort presque 700 membres du corps médical. (Les acteurs non-étatiques, dont Daech, en ont tué 27.) De récentes informations font état de la mort du dernier pédiatre d’Alep, ainsi que du dernier cardiologue d’Hama. Une commission des Nations Unies en a conclu que « les forces gouvernementales visaient délibérément le personnel médical pour prendre l’avantage sur le plan militaire ». Empêcher les combattants blessés et les civils de recevoir des soins serait devenu « une décision politique ». Autrefois, des milliers de médecins travaillaient à Alep, qui était une des villes les plus peuplées du pays. Mais la guerre a poussé 95 % d’entre eux à se réfugier dans les pays voisins ou en Europe.
En Syrie, des millions de civils n’ont plus aucun moyen de soigner les maladies chroniques. Le ministère de la Santé empêche régulièrement les convois des Nations Unies de fournir des médicaments et du matériel chirurgical dans les zones assiégées. Lors de ses assemblées, le Conseil de sécurité de l’ONU « condamne fermement » ce type de violations du droit international humanitaire. En pratique, cependant, quatre de ses cinq membres permanents soutiennent des coalitions qui attaquent des hôpitaux en Syrie, au Yémen et au Soudan. La situation en Syrie génère le sentiment grandissant au sein du corps médical d’être pris pour cible dans les zones de conflit. En dépit de ces attaques, les médecins et les ONG internationales ont mis en place un réseau élaboré d’hôpitaux clandestins en Syrie. Ils ont installé des caméras dans les unités de soins intensifs, afin que les médecins puissent surveiller les patients depuis l’étranger via Skype et indiquer au personnel quel traitement leur administrer. Dans les zones assiégées, les hôpitaux ont été organisés de façon à pouvoir fonctionner grâce à l’énergie fournie par le fumier. Dans un effort courageux pour diffuser leurs connaissances médicales pendant que le gouvernement travaille à les éradiquer, Nott a pour sa part formé la majorité des chirurgiens traumatologues de la partie d’Alep aux mains de l’opposition.
Damage control
Quand il était enfant, David Nott fabriquait des centaines de maquettes d’avion, à partir de kits ou de rien. Il les faisait pendre au plafond de sa chambre, à Worcester. Il rêvait de devenir pilote de ligne, et il a obtenu sa licence de pilote alors qu’il était encore au lycée. Mais son père, un chirurgien indo-birman qui avait épousé une infirmière anglaise, voulait qu’il devienne médecin. « Il s’asseyait dans ma chambre et me forçait à étudier », raconte Nott. Je lui ai rendu visite dans sa clinique privée de Londres au mois de mai dernier. Nott est âgé de 59 ans. Il parle doucement, d’un ton calme et professoral.
En 1978, il a commencé à étudier la médecine à l’université de Manchester, où il s’est émerveillé de l’anatomie humaine. « Le corps humain est la machine la plus exaltante de toutes », dit-il. « Elle fonctionne de la même manière qu’un avion ou un hélicoptère. Nous avons un moteur auquel il faut du carburant. » En 1993, peu avant Noël, Nott travaillait comme chirurgien au Charing Cross Hospital de Londres quand il a vu un reportage sur Sarajevo à la télévision. Depuis 20 mois, la ville était assiégée par l’armée de la République serbe de Bosnie et le reportage montrait un hôpital de campagne qui manquait de personnel. Le lendemain, Nott s’est porté volontaire auprès de Médecins sans frontières et le soir de Noël, il s’est envolé pour une mission de trois mois à Sarajevo. Là-bas, il a travaillé dans une structure médicale qui avait été tellement abîmée par les bombardements et les tirs de snipers que les gens l’appelaient l’Hôpital Gruyère. Après ce voyage, Nott a régulièrement pris de longs congés sans solde pour travailler bénévolement au service de différentes agences d’aide humanitaire dans des contrées frappées par la guerre ou des catastrophes naturelles. Il a opéré des milliers de patients dans plus de 20 pays, dont l’Afghanistan, la Sierra Leone, le Népal et Haïti, avec un équipement souvent rudimentaire et des ressources en médicaments ou en poches de sang insuffisantes. Ces conditions de travail l’ont forcé à apprendre un éventail de techniques chirurgicales qui, à Londres, auraient toute dû être pratiquées par un spécialiste différent.
En 2008, le jour où Nott est arrivé dans un hôpital de MSF à Rutshuru, en République démocratique du Congo, il s’est retrouvé face à un orphelin de 16 ans dont le bras avait été mal amputé. Le moignon était infecté et les muscles gangreneux. Sans une amputation de tout le membre supérieur – une procédure complexe au cours de laquelle l’épaule entière est retirée, utilisée généralement en dernier recours pour éviter la propagation d’un cancer – le garçon mourrait. Nott n’avait jamais pratiqué ce genre d’opération. Il a envoyé un texto à Meirion Thomas, le chirurgien en chef du Royal Marsden Hospital de Londres. Quelques minutes plus tard, Thomas a répondu : « Commence par la clavicule. Retire le tiers moyen. » Il a ensuite envoyé neuf autres étapes et terminé par un « Facile ! ». Le garçon a survécu et s’est bien remis. À l’époque, les médecins militaires en Irak et en Afghanistan adoptaient une approche transformatrice face aux blessures les plus graves sur le champ de bataille. Les chirurgiens traitaient les blessures abdominales par balles ou par éclats d’obus potentiellement mortelles en ouvrant l’abdomen pour chercher les organes et artères abîmés, les réparer et recoudre le tout. Cela pouvait prendre des heures et les patients mouraient souvent sur la table d’opération car la température de leur corps chutait. Les chirurgiens militaires américains et anglais ont commencé à pratiquer une chirurgie de damage control, une doctrine de soin qui n’avait jamais été appliquée aux zones de combat. Le praticien fait le strict minimum pour faire cesser le saignement et prévenir la septicémie avant d’envoyer le patient vers une unité de soins intensifs pour qu’il y soit réchauffé, transfusé et réanimé. Le patient ne revient sur la table d’opération que lorsque son corps est assez stable pour supporter des heures de scalpel.
Des réseaux médicaux clandestins sont apparus dans toute la Syrie.
« Je voulais faire partie de cette révolution chirurgicale », raconte Nott. « Le seul moyen, c’était d’être sur le terrain, face aux patients. Ça ne s’apprend pas dans un livre. » Il s’est porté volontaire comme chirurgien de la Royal Air Force et a bientôt été déployé à Bassora, en Irak, puis au camp Bastion, en Afghanistan. Il se souvient que là-bas, en 2010, « nous avons eu 1 017 cas de blessures sévères en six semaines. Des gens qui avaient perdu un bras ou une jambe. Qui avaient reçu des balles dans la tête, dans la poitrine, ou qui étaient blessés sur tout le corps avec des effets de souffle. » Deux ans plus tard, la reine Elizabeth II lui a décerné le titre d’Officier de l’ordre de l’Empire britannique pour son travail en zones de guerre.
Dr. White
Dans les premières semaines de mars 2011, au début de l’insurrection syrienne, les forces de sécurité du président Bashar el-Assad ont arrêté et torturé des enfants qui avaient dessiné des slogans anti-régime sur un mur de la ville de Dara’a, dans le sud du pays. Des dizaines de milliers de manifestants sont descendus dans les rues et le 22 mars, les forces d’Assad ont fondu sur l’hôpital de la ville, chassé la majeure partie du personnel médical et posté des tireurs d’élite sur le toit. Tôt le lendemain matin, les snipers ont tiré sur les manifestants. Un cardiologue du nom d’Ali al-Mahameed a été tué par deux balles, dans la tête et dans la poitrine, alors qu’il tentait de secourir des blessés. Des milliers de personnes ont assisté à ses funérailles plus tard ce jour-là, et elles aussi sont devenues les cibles de tirs à balles réelles.
D’après une commission de l’ONU, les snipers sont restés positionnés sur le toit durant les deux années suivantes, « tirant sur les malades et les blessés qui tentaient d’approcher l’hôpital ». Tandis que les manifestations se répandaient comme une traînée de poudre dans tout le pays, les hôpitaux gouvernementaux sont devenus des extensions des services de renseignement de l’État, où les manifestants qui tentaient de se faire soigner étaient pris pour cible. « Certains médecins parvenaient à traiter les cas les plus simples et les aidaient à s’enfuir sans être vus ou déclarés », raconte un docteur dans les témoignages recueillis par Médecins sans frontières, « mais si le patient nécessitait une admission, l’administration de l’hôpital devait en être informée et les renseignements étaient mis au courant. » Le personnel médical pro-régime pratiquait régulièrement des amputations pour des blessures mineures, pour punir les opposants. Beaucoup de manifestants blessés étaient enlevés par des agents de sécurité ou de renseignement, parfois alors qu’ils étaient sous anesthésie. D’autres n’atteignaient même pas l’hôpital : des agents de sécurité prenaient le volant des ambulances et les emmenaient directement dans les bureaux des renseignements, où ils étaient interrogés et souvent torturés et tués. MSF concluait son rapport en affirmant que pour les Syriens opposés au régime, les hôpitaux publics étaient devenus « une arme de persécution ».
En réponse, des médecins ont établi des unités médicales secrètes pour soigner les personnes blessées pendant la répression. Un chirurgien de l’hôpital de l’université d’Alep se faisait appeler Dr. White. Avec trois de ses collègues, il a trouvé et équipé des refuges où des opérations chirurgicales d’urgence pouvaient être effectuées. Dr. White donnait aussi des conférences à la faculté de médecine de l’université – il suspectait sept de ses meilleurs élèves de participer au soulèvement naissant. Un autre médecin du nom de Noor les a recrutés pour se joindre à la mission. En arabe, noor signifie « lumière ». Le groupe a décidé de s’appeler Light of Life, « lumière de la vie ».
Le soir venu, Noor et Dr. White donnaient des leçons aux étudiants en médecine par Skype, en ayant pris soin de cacher leurs visages et de modifier leurs voix. L’objectif était de leur enseigner les bases de la médecine d’urgence, en insistant sur les moyens d’arrêter des hémorragies lors de blessures par balle. Pendant les manifestations, les étudiants attendaient dans des voitures et des camionnettes pour transporter les manifestants blessés vers les refuges, avant de disparaître. « Ils devaient avoir quitté la maison avant mon arrivée », m’explique Dr. White lors d’un appel Skype depuis Alep. « Ils ne devaient pas connaître mon identité. » Des réseaux médicaux clandestins de ce genre sont apparus dans toute la Syrie. Hélas, les refuges ne disposaient pas de beaucoup plus que des gazes, du coton et du sérum. « Lorsqu’on recevait des blessés graves qui nécessitaient une hospitalisation », a confié un médecin à MSF, « nous avions deux options : les laisser mourir ou les envoyer à l’hôpital sans savoir ce qui allait leur arriver. »
Pendant la première année de l’insurrection, l’ONG Physicians for Human Rights a recensé 56 cas dans lesquels des membres du personnel médical avaient été pris pour cible par des snipers du gouvernement, torturés à mort en prison, abattus puis brûlés vifs alors qu’ils conduisaient des ambulances ou assassinés par des agents de sécurité à des checkpoints, dans leurs cliniques ou chez eux. Plusieurs d’entre eux ont été tués alors qu’ils traitaient des patients. En juillet 2012, le régime a édicté une nouvelle loi antiterroriste criminalisant le fait de ne pas rapporter les activités antigouvernementales. D’après la commission des Nations Unies, cela a « criminalisé l’assistance médicale apportée aux membres de l’opposition ». Cet été-là, Noor, le fondateur de Light of Life, a été kidnappé par des agents de sécurité dans sa clinique et assassiné. Trois des étudiants de Dr. White ont également été enlevés. Leurs cadavres ont été retrouvés carbonisés la semaine suivante. « À partir de ce jour-là, j’ai à nouveau changé de nom », dit-il. « Je suis devenu Abdul Aziz » – le nom qu’il utilise aujourd’hui.
Alpha
En juin 2012, MSF a discrètement ouvert son premier hôpital de campagne syrien à Atmeh, un village tenu par les rebelles près de la frontière turque. Cela faisait un an que l’ONG demandait au régime d’Assad la permission d’opérer dans le pays, sans succès. L’hôpital, nom de code Alpha, a été monté en six jours dans une villa fortifiée offerte par un médecin local. En septembre 2012, David Nott est arrivé à Alpha avec d’autres membres de MSF venus du monde entier. Pour faire de la place aux patients, les médecins dormaient à même le sol, d’où ils entendaient souvent des explosions et pouvaient voir les avions de chasse traverser le ciel. Après chaque attaque, des taxis et des pickups récupéraient les blessés et fonçaient vers la villa.
Nathalie Robert, docteure de MSF venue du Pays de Galles, a pris la tête des urgences. « Il arrivait souvent de nombreux patients en même temps », dit-elle. Elle se tenait à la porte et faisait le tri entre les blessés les moins graves qu’elle envoyait vers des lits dans le patio ombragé, et les cas les plus sérieux qu’elle dirigeait vers l’intérieur. Pendant qu’elle commençait à traiter les patients, le personnel syrien gérait la foule qui s’amassait devant l’entrée, renvoyant chez eux les proches qui tentaient d’entrer. Des moments tendus et bouleversants pour Roberts. « Parfois, ils arrivaient avec des cadavres et tout ce qu’on pouvait leur dire, c’est qu’il n’y avait plus rien à faire. » La salle à manger servait de salle d’attente pour les blessés les plus graves, que Roberts classait Rouge ou Jaune sur les formulaires de triage. Les patients Rouge devaient aller en salle d’opération – installée dans la cuisine – dans l’heure qui suivait. Les patients Jaune pouvaient survivre jusqu’à quatre heures sans chirurgie. Les blessés tenant debout étaient classés Vert. Comparé à d’autres structures du pays, l’hôpital de MSF était bien équipé : les placards de la cuisine étaient pleins de matériel chirurgical. Pourtant, Nott explique que « lorsqu’un cas Rouge se présente, le chirurgien doit se demander s’il a les ressources suffisantes pour l’opérer. Si ce n’est pas le cas, le patient finit en Black Zone. » Cela signifie qu’il mourra quoi qu’on fasse et qu’il est inutile de gâcher du matériel pour le sauver. Tout centre traumatologique nécessite de grandes quantités de sang frais. Un être humain en contient 6 à 7 litres, et « si vous en perdez 3, votre cœur et votre cerveau ne reçoivent plus assez d’oxygène », explique Nott. « C’est pourquoi vous vous écroulez et tombez dans les coma. » À Atmeh, quand les structures médicales tombent en panne de sang, une mosquée locale diffuse un appel au don et les habitants font la queue dehors. Ailleurs en Syrie, les médecins donnent leur propre sang pendant que le patient est sur la table d’opération.
Un jour, une demi douzaine de personnes sont arrivées à Alpha en camion. Certaines étaient mortes, d’autres gravement blessées. Robert était effarée. D’habitude, ce type de groupes n’arrivaient qu’après des bombardements aériens et elle n’avait pas entendu d’avion ce jour-là. D’après Nott, un des blessés était un rebelle qui, en fabriquant des grenades chez lui, avait accidentellement fait exploser sa femme et son enfant. Dans la salle d’opération, les médecins ont découpé son pantalon et pris une photo de la scène, qu’il me montre. « Si vous regardez ici », dit-il en pointant du doigt la poche béante du pantalon, « vous pouvez voir l’autre grenade. » Les médecins l’ont trouvée quand elle est tombée par terre dans un cliquetis terrifiant. En salle d’opération, Nott portait souvent une camera GoPro qu’il utilisait pour faire des vidéos de formation chirurgicale. Cela faisait dix ans qu’il formait des médecins en zone de guerre, et après six semaines passées en Syrie, il est rentré à Londres avec des milliers d’images d’horribles blessures prises à Alpha. Nombre des victimes étaient des hommes âgés, des femmes et des enfants, dont un petit garçon ayant ramassé une mine qui lui avait explosé dans les mains, et une fillette de neuf ans touchée par des éclats d’obus, dont les intestins sortaient du corps.
~
Alors que les rebelles gagnaient du terrain, Roberts a suivi la ligne de front en s’enfonçant sur le territoire syrien, visitant des structures médicales secrètes et évaluant leurs besoins. Les combattants de l’opposition contrôlaient une part significative du nord de la Syrie, dont la partie est d’Alep et plusieurs villages la reliant à la frontière turque. Roberts a aidé à monter des hôpitaux dans une grotte à Idleb et dans une cave à Al Bab, ainsi qu’une banque du sang et un programme de vaccination à Alep. Cependant, dit-elle, « on ne trouvait pas de médecins qualifiés », en particulier dans les zones rurales. Fin 2012, un grand nombre d’expatriés syriens avaient créé des œuvres de charité médicales. Bien qu’ils envoyaient de l’aide et des ambulances depuis la Turquie, ils coordonnaient rarement leurs efforts. « C’était très chaotique », dit Roberts. « On arrivait dans une pharmacie pour donner des antibiotiques et on découvrait qu’ils avaient déjà de grandes quantités du même médicament. Puis on se rendait dans un autre hôpital pour réaliser qu’ils n’avaient reçu quasiment aucune aide, car son directeur n’avait jamais travaillé avec des ONG auparavant. » À ce stade, les structures qui recevaient de l’aide étaient « celles qui criaient le plus fort ».
Quand le soleil se couchait et que les tirs se calmaient, Nott donnait son cours de chirurgie en zone difficile.
Pour gérer la logistique, Aziz, de Light of Life, a formé le Conseil médical de la ville d’Alep. Dans la partie de la ville contrôlée par l’opposition, il y avait huit structures médicales principales, une vingtaine de médecins et une poignée de chirurgiens. Le personnel utilisait des talkies-walkies pour coordonner la répartition des patients. Pour ne pas être repérés, les médecins ont mis en place des noms de code pour chaque hôpital, de M1 à M8. La plupart du personnel avait peu, voire pas de formation médicale. Les médecins ont fini par ouvrir d’autres centres médicaux et leur ont donné des noms au hasard, comme M20 et M30, pour brouiller les pistes quant au nombre réel de cibles. D’après Aziz, le meilleur emplacement pour une structure médicale est une rue étroite et protégée par de hauts immeubles, afin qu’après un bombardement aérien les avions et les hélicoptères aient du mal à traquer les déplacements des civils blessés. Les ambulanciers étaient régulièrement la cible des snipers et des hélicoptères. Beaucoup d’entre eux ont donc retiré le gyrophare et les logos médicaux de leur ambulance avant de la maculer de boue. La nuit, ils conduisaient tous phares éteints.
Fin 2012, les forces du gouvernement syrien avaient attaqué des postes médicaux au moins 88 fois, dans huit provinces de Syrie. Près de Damas, ils ont bombardé et incendié une clinique et trois hôpitaux, tuant tous les patients et le personnel dans l’un d’entre eux. À Homs, ils ont bombardé un hôpital de campagne 20 fois en deux jours. À Alep, des avions militaires ont tiré des roquettes sur un hôpital pour enfants, le forçant à fermer. Les forces terrestres ont passé quatre jours à bombarder un hôpital psychiatrique. M1 a été bombardé deux fois, M2 une fois et M4, qui a été attaqué au moins quatre fois, a fini par s’écrouler en un tas de ciment et de métal tordu, tuant au passage plusieurs patients et membres du personnel.
M1
Début 2013, Nott a donné une conférence à la Royal Society of Medicine au sujet du travail de MSF en Syrie. Après son intervention, il s’est assis avec Mounir Hakimi, un médecin vice-président d’une ONG du nom de Syria Relief, basée à Manchester. Nott et Hakimi s’étaient rencontrés une fois auparavant, à l’hôpital Alpha d’Atmeh. Quand le médecin syrien qui avait mis sa villa à disposition a été blessé par des éclats d’obus, Nott l’a opéré dans sa propre cuisine et Hakimi est venu le chercher. Mais comme il n’était pas un patient, Nott n’a pas voulu le laisser entrer en salle d’opération et ils se sont disputés. Ce jour-là, à la conférence, Nott a réalisé « que c’était un type sympa ». Hakimi, qui était devenu ami avec Aziz, a suggéré à Nott de se rendre à Alep avec Syria Relief.
Cette année-là au mois d’août, Nott a organisé à Londres une formation de cinq jours à la chirurgie, à laquelle ont assisté 35 médecins exerçant dans des « zones difficiles » partout dans le monde. Hakimi était là, ainsi qu’Ammar Darwish, un autre médecin syrien vivant en Angleterre. Le mois suivant, Nott, Hakimi et Darwish sont partis pour Alep. Devant l’entrée de M1, il y avait une grande tente de décontamination où des douches avaient été installées pour que les victimes d’attaques chimiques puissent se rincer. Quelques semaines plus tôt, les forces du gouvernement syrien avaient tiré des roquettes au gaz sarin sur des quartiers densément peuplés de Damas, tuant près de 1 400 personnes. Les gouvernements occidentaux ont brandi la menace de représailles mais ont vite fait marche arrière.
Depuis lors, le gouvernement utilisait régulièrement le chlore comme arme. Sur les routes conduisant à l’hôpital, des panneaux accrochés aux lampadaires énuméraient des conseils de survie aux attaques chimiques. Aziz a conduit Nott à Alep et l’a présenté au personnel médical de M1, où il a passé les cinq semaines qui ont suivi. Les urgences de M1 étaient dirigées par des étudiants en médecine. « Avant l’arrivée de David, personne ne savait comment ouvrir la poitrine d’un patient », raconte Abu Waseem, un jeune médecin spécialisé dans la chirurgie plastique et reconstructive. Lors du deuxième jour de Nott à Alep, un garçon de 16 ans a été amené en salle d’opération en état d’arrêt cardiaque. Pendant qu’un médecin syrien lui faisait un massage cardiaque, un autre lui a ouvert l’abdomen à la recherche d’une hémorragie interne. Ses intestins étaient intacts. Nott est venu observer l’opération et a réalisé que le cœur du garçon avait été percé par un éclat d’obus. Abu Waseem et les autres se sont rassemblés autour de la table pour regarder Nott travailler. Le chirurgien a saisi un scalpel et incisé entre deux côtes. Il a ensuite inséré un écarteur de Finochietto – une manivelle en inox qui, à l’époque de la chirurgie laparoscopique, est comparable à un instrument médiéval – pour avoir accès au cœur, dont le ventricule droit était troué. Il a demandé à l’un des Syriens de passer ses mains à l’intérieur et de masser le cœur à mains nues. Peu après, il a recommencé à fonctionner, éjectant du sang dans les airs à chaque contraction. Nott a recousu le cœur qui battait à nouveau et le garçon a survécu. « Il y avait beaucoup de choses que nous ne savions pas gérer », dit Aziz. « Si j’avais un patient souffrant d’une blessure thoracique, je ne savais pas comment le traiter car je n’étais pas chirurgien thoracique. Si j’avais un patient avec des blessures vasculaires, je l’envoyais vers un autre hôpital, où il y avait un chirurgien vasculaire. » Il ajoute que « la plupart des blessés au cœur sont mort ». Le soir, quand le soleil se couchait et que les tirs se calmaient, Nott donnait son cours de chirurgie en zone difficile (Darwish traduisait en arabe). Il montrait les centaines de photos et de vidéos de chirurgie qu’il avait faites lors d’autres guerres ou de catastrophes naturelles, dont plusieurs exemples de ses propres erreurs qui se sont révélées fatales. Il a également distribué les copies numériques de plusieurs centaines de manuels de médecine.
À Londres, il avait retiré les reliures grâce à un coupe papier industriel et scanné chaque page. Nott a enseigné aux médecins à déplacer des pans de muscles et de peau pour recouvrir des os à nu et des plaies ouvertes. Un jour, il a vu un homme dont la main avait été entièrement écorchée. Au lieu de l’amputer, il a cousu la main à un pan de muscle de l’aine de l’homme, qui s’est lentement refermé autour des os de la main. Au bout de trois semaines, Abu Waseem a coupé la peau qui faisait la connexion, offrant un grand lambeau de chair à une main qui autrement aurait pourri. En chirurgie vasculaire, le système circulatoire peut être traité comme une série de tubes interchangeables. Quand des vaisseaux sanguins vitaux étaient irrémédiablement abîmés, Nott découpait des veines superficielles dans des tissus sains et les utilisait pour remplacer des artères. Il faisait la même chose avec les nerfs blessés. Il a aussi enseigné aux médecins les principes de la chirurgie de damage control, dont il avait appris les bases en Irak et en Afghanistan. Cette technique ne demandant que peu de gestes chirurgicaux dans un premier temps, elle permettait aux médecins syriens de traiter davantage de patients après les attaques meurtrières. « Ça a révolutionné notre travail », me dit Aziz. « Un grand nombre de patients ont survécu grâce à ces méthodes. » Certains chirurgiens des centres M2 et M10 venaient le soir à M1 pour assister aux conférences de Nott. À la fin de chaque cours, les Syriens discutaient des cas auxquels ils avaient dû faire face dans la journée – « qui avait survécu, qui était mort, pourquoi ils avaient survécu, pourquoi ils étaient morts », se souvient Nott. « Après ça, on recevait d’autres patients car les missiles air-sol continuaient de tomber après la tombée de la nuit. Je continuais d’opérer jusqu’à minuit. C’était comme ça tous les jours. »
Les bombes barils
Le centre M1 se trouve dans le quartier de Bustan al-Qasr, à quelques centaines de mètres seulement de la ligne de séparation entre la partie de la ville tenue par les rebelles et celle tenue par le régime. (La route a depuis été fermée.) Chaque jour, des milliers d’habitants la franchissaient pour acheter de la nourriture, rendre visite à des proches ou passer des examens scolaires. Des combattants rebelles corrompus extorquaient de l’argent aux plus désespérés qui voulaient traverser et les snipers du régime utilisaient cette route pour s’entraîner sur des cibles réelles. Les passants qui osaient porter secours aux victimes étaient souvent abattus eux aussi.
« Tous les jours, nous recevions entre 12 et 15 blessés par des tirs de snipers », raconte David Nott. Les enfants étaient nombreux parmi les victimes et les patients qui arrivaient du point de passage souffraient de blessures étrangement similaires. « C’était très bizarre », dit Nott. « On savait que si on recevait un patient avec une balle dans le bras droit au début de la journée, il fallait s’attendre à voir arriver six ou sept autres cas identiques. Et si quelqu’un s’était fait tirer une balle dans l’abdomen, il en arrivait six ou sept autres avec une balle dans l’abdomen. » Nott suspectait les snipers de viser des parties du corps en particulier, dans le cadre d’un jeu sadique. Il a demandé son avis à Aziz, qui était d’avis que les tireurs d’élite faisaient des paris sur les cibles qu’ils pouvaient toucher, et à quel endroit. « On écoutait parfois les talkies-walkies du régime, et eux écoutaient les nôtres », dit-il. « Un jour, on a entendu un homme dire : “Je te parie un paquet de cigarettes…” » Les médecins pensent que même les femmes enceintes étaient prises pour cible. « Voici une femme enceinte sur le point d’accoucher », commente Nott en faisant défiler une série de photos abominables sur son ordinateur portable, à Londres. « Elle était enceinte de 40 semaines et était sur le point d’accoucher par voie basse quand on lui a tiré dans l’utérus. » Un médecin syrien a filmé Nott en train effectuer une césarienne d’urgence. Seule la mère a survécu. Une radio du fœtus a montré une balle logée dans son squelette. Nott vivait sous la menace constante d’un enlèvement. Daech avait récemment kidnappé 16 journalistes et travailleurs humanitaires étrangers, et le gouvernement syrien avait capturé un autre médecin anglais à Alep – un chirurgien orthopédique du nom d’Abbas Khan mort plus tard dans une cellule de prison à Damas. Les médecins humanitaires traitent les patients sans se soucier du camp qu’ils soutiennent.
Un jour, Nott était en train de suturer l’artère qui reliait le cœur et les poumons d’un homme. « Les portes de la salle d’opération se sont ouvertes en grand et une demi-douzaine de combattants de l’EI sont entrés », dit-il. Ils se sont plantés devant la porte, les Kalachnikov levées. Le chef, un Tchétchène, s’est approché de la table. Le patient faisait partie de ses troupes. Abu Abdullah, un jeune chirurgien syrien, s’est avancé et a dit à l’homme en anglais que s’il dérangeait le chirurgien chef, son ami allait mourir. Nott tremblait de peur. « J’essayais tellement de me concentrer sur mes mains que je tenais à peine debout », dit-il. Un vacarme provenant du dehors a attiré les gardes, mais le chef est resté jusqu’à la fin de l’opération. Un mois après que Nott a quitté M1, le même groupe de combattants est revenu et a emmené un patient qui avait été blessé aux deux jambes. Ils l’ont traîné en bas des marches, déposé au milieu de la rue et exécuté. En janvier 2014, l’EI a kidnappé 13 médecins dans un hôpital de campagne de MSF du nord de la Syrie. Huit d’entre eux étaient syriens et ils ont rapidement été relâchés, mais les cinq étrangers ont été retenus en otage jusqu’à la fin du mois de mai. MSF a fermé ses structures dans les zones contrôlées par l’État islamique et évacué son personnel étranger du pays.
~
Nott est retourné au centre M1 en septembre 2014. Tous les hôpitaux situés dans la moitié de la ville contrôlée par l’opposition avaient été attaqués. À M10, des morceaux de toiture, de verre et de ciment recouvraient des lits brisés dans un ancien dortoir, tandis qu’un reste de sac de sérum pendait près de prises électriques. Le personnel médical des deux établissements avait entassé le matériel et les patients dans les caves, et empilé des sacs de sable à l’entrée. Les étages supérieurs étaient déserts et ne servaient plus que de bouclier contre les bombardements.
Pendant près d’un an, les hélicoptères du gouvernement syrien avaient largué des barils bourrés d’éclats de métal et de TNT sur des marchés, des immeubles, des écoles et des hôpitaux. Des ailerons soudés guidaient les barils afin qu’ils atterrissent sur des fusée percutantes fixées au dispositif. Les méthodes de ciblage étaient tellement rudimentaires et systématiques qu’à Alep, beaucoup d’habitants ont préféré déménager pour se rapprocher de la ligne de front, quitte à risquer les tirs de snipers et les bombardements, car les hélicoptères ne larguent pas de barils près des troupes gouvernementales. Quand une grosse bombe explose, elle détruit les corps par vagues consécutives. La première est l’onde de choc, qui diffuse des particules dans l’air à une vitesse supersonique. Elle peut infliger des dommages internes aux organes, car comme l’explique Nott, « les tissus en contact avec l’air se mettent à saigner, donc vos poumons commencent à saigner de l’intérieur. Vous ne pouvez plus respirer. Et vous n’entendez plus rien car vos tympans ont explosé. » Une fraction de seconde plus tard, intervient le souffle de l’explosion, une pression négative qui catapulte les gens dans les airs et les fait s’écraser contre les murs ou les objets qui les entourent. « Le souffle est si fort que si vous vous trouvez au mauvais endroit, il peut vous arracher la jambe », dit Nott. Il montre une photo d’un homme sur une table d’opération dont la jambe gauche n’est plus que de la bouillie calcinée et dont il ne reste quasiment rien en-dessous du genou. « Cela peut vous déchiqueter la jambe. C’est pour ça que les gens ont des blessures si horribles. C’est le souffle de l’explosion qui fait ça, suivis des blessures par fragmentation », à cause des éclats de métal qui pénètrent la chair et les os, et du front de flamme qui brûle les gens à mort. Juste après une attaque à la bombe baril, dit Nott, « lorsqu’on descendait les marches vers la salle des urgences, on n’entendait que des hurlements ». Les bombes barils ont fait exploser des immeubles entiers, emplissant l’air de poussière de béton. Beaucoup de ceux qui survivent à l’explosion initiale meurent quelques minutes plus tard de suffocation.
Tous les jours, des patients arrivaient tellement mutilés et couverts de débris qu’ « on ne savait pas s’ils étaient de face ou de dos, morts ou vivants », dit-il. « Chaque fois qu’on touchait quelqu’un, la poussière nous assaillait et descendait dans nos poumons. On toussait et crachait tout en essayant de déterminer si le patient était en vie. » Le sol carrelé de la salle d’urgence souterraine de M1 était glissant, couvert de sang et d’autres fluides. Des hommes arrivaient en hurlant avec des enfants décapités dans les bras, comme s’il était encore possible de faire quelque chose pour les sauver. Le personnel de l’hôpital enroulait les corps dans des draps blancs et empilait des jambes détachées qui portaient encore chaussettes et chaussures. Quand des bombes barils tombent sur les maisons, elles envoient souvent d’un coup des familles entières à l’hôpital. Un jour, cinq enfants d’une même famille sont arrivés au centre. Dans l’impossibilité de traiter le moindre d’entre eux, Nott a filmé la scène. Il voulait avoir une preuve « de l’horreur ». Un bébé sans pieds a laissé échapper un cri avant de mourir. Un de ses grands frères était étendu en silence à côté, ses intestins sortis de son abdomen. Dans l’autre pièce, un tout petit garçon avec le visage en sang hurlait le nom de son frère mourant. Deux infirmiers ont porté le quatrième frère, qui avait environ 3 ans. Il n’avait plus de pelvis et son visage et sa poitrine étaient gris de poussière de ciment. Il a ouvert les yeux et observé la pièce, clignant des yeux sans émettre le moindre son. Il y avait des tâches banches et humides sur son visage, que Nott a essuyées doucement. Quand sa sœur a été amenée dans la salle, il a appris qu’un bloc de béton lui était tombé sur la tête et que les tâches blanches étaient des morceaux de son cerveau. Le garçon était en train de mourir. Il n’y avait rien à faire, il avait perdu trop de sang et ses poumons étaient remplis de particules de ciment. David Nott lui a tenu la main pendant ses quatre minutes d’agonie. « Tout ce que vous pouvez faire, c’est les rassurer », me dit-il. Sachant que M1 avait épuisé ses réserves de morphines, en quoi cela pouvait-il consister ? Nott éclate en sanglots et dit : « Tout ce que vous pouvez espérer, c’est qu’ils meurent vite. »
Abu Waseem
Nott continue de conseiller le personnel médical de M1 à distance.
Quelques semaines après que David Nott a quitté Alep, il a été invité à déjeuner à Buckingham Palace. On lui a servi du canard sauvage et du porto vieux. Janet Oldroyd Hulme, une des plus éminentes cultivatrices anglaises de rhubarbe, était assise à sa gauche et la Reine était à sa droite. Quand la Reine s’est tournée vers lui, il a expliqué qu’il venait de rentrer de Syrie. « Comment était-ce ? » a-t-elle demandé. « J’ai essayé de rester léger, j’ai dit que c’était absolument affreux », dit-il. La Reine a demandé des détails, mais il n’a pas pu se résoudre à parler et sa lèvre inférieure est restée tremblante. À ce moment-là, « elle a appelé ses Corgi », dit-il. Pendant les vingt minutes qui ont suivi, Nott et la reine ont câliné les chiens et leur ont donné des biscuits sous la table. Vers la fin du repas, il raconte que la Reine lui a fait remarquer : « C’est bien mieux que de parler, n’est-ce pas ? » Depuis le dernier voyage de Nott à Alep, les forces du gouvernement syrien ont largué des bombes barils sur les trois hôpitaux traumatologiques de la ville. Lors de plusieurs raids aériens, ils ont tué plusieurs amis de Nott, dont un anesthésiste et un ambulancier. Physicians for Human Rights a catalogué 365 attaques avérées contre les structures médicales syriennes, dont plus de 90 % perpétrées par les forces syriennes et russes. La plupart des raids étaient des « doubles frappes » : environ 20 minutes après le premier largage de bombe, un hélicoptère ou un avion revient sur le site et abat les secouristes.
Durant la première semaine de juin, les avions syriens et russes ont mené plus de 600 frappes aériennes sur la partie d’Alep contrôlée par l’opposition, et Assad a juré de reprendre « chaque centimètre carré » du pays. Le lendemain, des avions de chasse pro-Assad ont bombardé trois structures médicales, dont un centre pour nouveaux-nés, en l’espace de trois heures. M2, M3, M4, M6, M7 et M9 ont été détruits. Aziz raconte que dans la partie est d’Alep, il ne reste que cinq chirurgiens, deux ou trois chirurgiens orthopédiques, un obstétricien et un anesthésiste. « Je suis un médecin généraliste qui travaille comme chirurgien thoracique, chirurgien cardiaque, chirurgien vasculaire et qui fait parfois des scanners ou des radios », dit-il. « C’est la même chose pour les autres. Untel est infirmier ? Il est devenu technicien de soins intensifs. Celui-ci travaille dans l’hôpital ? Il est devenu technicien de salle d’opération, parce qu’il a appris la stérilisation et la gestion de l’équipement chirurgical. » « Si vous allez à Alep et que vous parlez aux médecins de n’importe quel hôpital, ils vous diront que depuis que David Nott est venu ici, il y a eu un vrai bond en avant dans la pratique de la médecine », dit Ammar Darwish. « Il continue de sauver des vies là-bas, juste parce qu’il a enseigné à ces médecins comment bien faire leur travail. »
Nott continue de conseiller le personnel médical de M1 à distance. Cette année, lui et sa femme, Elly, une ancienne chercheuse sur le Moyen-Orient à l’International Institute for Strategic Studies, ont créé une fondation pour organiser des formation chirurgicales pour les médecins en zone de guerre. En avril, lui et Darwish se sont rendus dans le sud de la Turquie pour la première session, qui s’est tenue à l’université de Gaziantep. 32 Syriens y ont assisté, venus des provinces d’Alep, d’Idleb, d’Homs et de Latakia. Un des meilleurs étudiants de Nott est Abu Waseem. Quand la guerre a commencé, il était interne en quatrième année de chirurgie plastique et reconstructrice dans un hôpital gouvernemental. « Il a sacrifié son futur » pour continuer de traiter des patients en Syrie, dit Aziz. « Il n’a aucun moyen d’obtenir son diplôme, aucun moyen d’effectuer ses 5e et 6e années et de devenir spécialiste. » Alors que d’autres médecins d’Alep prennent régulièrement des pauses pour rendre visite à leur famille réfugiée en Turquie, Abu Waseem reste à M1 car il n’a pas de passeport. David Nott demande souvent à Abu Waseem s’il tient le coup. Il y a peu de temps, il lui a répondu : « Merci mon ami, je vais bien. Mais je suis si triste. » Il a ensuite envoyé deux photographies d’une jeune enfant avec des blessures atroces. « Regarde cette petite fille. C’est une des victimes d’un bombardement russe d’aujourd’hui. Elle a perdu tout un bras et son visage. » « C’est terrible », a répondu Nott. « Est-ce qu’elle va survivre ? » « Malheureusement, oui. »
Traduit de l’anglais par Caroline Bourgeret et Nicolas Prouillac d’après l’article « The Shadow Doctors », paru dans le New Yorker. Couverture : Détail d’une photographie d’Alep après un bombardement. (Manu Brabo)
CES 600 000 DOCUMENTS PROUVENT QU’ASSAD A INSTAURÉ UNE TORTURE D’ÉTAT
Depuis 2011, les services de renseignement syriens enlèvent et torturent de nombreux individus. Des enquêteurs risquent tout pour rassembler les preuves de ces exactions.
I. CIJA
L’enquêteur a fait le voyage une bonne centaine de fois, dans la même camionnette cabossée et toujours à vide. Il parcourt une soixantaine de kilomètres jusqu’à la frontière turco-syrienne en passant par onze barrages rebelles, si bien que les soldats le considèrent presque comme un gars du coin, lui, cet avocat que les malheurs de la guerre poussent à faire la navette sur cette section de route. Il leur apporte parfois des friandises ou de l’eau, et il veille toujours à les remercier de protéger les civils comme lui. En cet après-midi d’été, il transporte plus de 100 000 documents officiels du gouvernement syrien, retrouvés cachés au fond de puits, dans des caves ou des maisons abandonnées. Il prend la route au coucher du soleil. Pour les combattants des barrages, il est presque invisible. Trois véhicules de reconnaissance sont partis devant et l’un d’eux confirme par radio ce que l’enquêteur s’attendait à entendre : il n’y a plus d’autre barrage en vue. Comme d’habitude, la frontière est fermée mais les soldats du pays voisin lui font signe de passer. Il fait route jusqu’à l’ambassade d’un pays occidental où il dépose son chargement pour qu’il soit envoyé avec les plus grandes précautions de sécurité à Chris Engels, un avocat américain.
Engels s’attend à ce que les documents contiennent des preuves qui lient de hauts responsables syriens à des atrocités de masse. Après une décennie passée à former des praticiens internationaux de la justice pénale dans les Balkans, en Afghanistan et au Cambodge, Engels est aujourd’hui à la tête de l’unité chargée des crimes du régime syrien au sein de la Commission pour la justice internationale et la responsabilité (CIJA), un organisme d’enquête indépendant fondé en 2012, un an après le début de la guerre en Syrie. Ces quatre dernières années, les employés de l’organisation ont fait sortir illégalement de Syrie plus de 600 000 documents officiels, dont une bonne part proviennent d’installations top-secrètes des services de renseignement syriens. Les documents sont ensuite transférés au siège du groupe, situé dans un immeuble discret en Europe de l’Ouest, parfois sous protection diplomatique.
Chaque page est scannée, on lui assigne un code barre et un numéro, puis elle est entreposée au sous-sol. Un déshumidificateur ronronne en permanence dans la salle des preuves. À l’extérieur, une petite boîte contient de la mort-aux-rats. À l’étage, dans une pièce sécurisée par une porte métallique, les murs sont recouverts de cartes détaillées de villages syriens et les rôles de plusieurs suspects au sein du gouvernement syrien sont décrits sur un tableau blanc. La nuit, des dizaines de classeurs remplis de déclarations de témoins et de documents traduits sont enfermés dans un coffre-fort ininflammable. Engels (41 ans, chauve et athlétique) supervise l’opération avec une discrétion et une précision de tous les instants –analystes et traducteurs sont sous son autorité directe. Le travail de la commission a récemment accouché d’un dossier juridique de 400 pages qui relie la torture et l’assassinat de dizaines de milliers de Syriens à un ensemble de directives approuvées par le président Bachar el-Assad, coordonnées par ses agences de renseignement et de sécurité intérieure et mises en place par des fonctionnaires du régime qui livrent des rapports sur leurs activités à leurs supérieurs à Damas. Le dossier relate des événements qui prennent place quotidiennement en Syrie, à travers les yeux d’Assad, de ses collaborateurs et de leurs victimes. Il apporte les preuves d’actes de torture approuvés par l’État, d’une étendue et d’une cruauté presque inimaginables. Ces exactions ont été signalées maintes fois dans le passé par des Syriens qui y ont survécu, mais ils n’avaient jamais pu être rattachés à des ordres signés jusqu’ici.