Souvenirs du couloir de la mort
Trois seringues sont alignées soigneusement sur un fond noir. Présentées aux côtés d’un sac à perfusion et d’un cathéter intraveineux, elles ont été agrandies, comme si elles avaient été conçues pour les mains potelées d’enfants jouant à de macabres jeux de docteur. Sous chacune d’elles, une carte dactylographiée explique le rôle qu’elles ont joué dans la mort de Charlie Brook, Jr., en décembre 1982 – la première personne à avoir été exécutée par injection létale aux États-Unis :
« Utilisé pour administrer le thiopental sodique qui a endormi le détenu. » « Utilisé pour administrer le bromure de pancuronium qui a pénétré dans le diaphragme et les poumons du détenu. » « Utilisé pour administrer le chlorure de potassium qui a causé l’arrêt cardiaque du détenu. » À leur droite sont exposées deux tondeuses à cheveux utilisées pour raser la tête des condamnés avant leur électrocution, ainsi qu’une éponge qui était imprégnée d’eau salée pour conduire le courant électrique. Cette éponge est la dernière chose à avoir touché des dizaines de crânes d’hommes rasés, et elle siège aujourd’hui sur un petit promontoire en plastique, nous présentant sa face pâle et trouée de cratères, qui évoque un sol lunaire. Une deuxième éponge est conservée dans un sac en plastique sur une étagère, à quelques pas de là, dans le coffre-fort du musée des prisons du Texas. Ces objets y trouvent naturellement leur place, leur disposition subtile nous induisant en erreur sur le rôle qu’ils ont joué dans les exécutions et dans l’histoire du Texas, faisant de Hunstville – avec ses cinq prisons et le siège du département de la Justice criminelle du Texas (TDCJ) – une allégorie de la peine de mort à travers le monde. Il est difficile de croire que l’éponge qui a servi dans la chambre mortuaire est aujourd’hui exposée dans ce petit bâtiment, situé tout près l’Interstate 75. « Où voudriez-vous qu’elle soit, autrement ? » répond Sandy Rogers, le conservateur de la collection.
À l’exception des documents officiels gardés aux Archives fédérales d’Austin, la majeure partie de la mémoire du système correctionnel texan est conservée dans le musée en brique rouge de la prison du Texas, à Hunstville. Ce musée situé en bord de route propose l’enseignement le plus complet que les Texans comme les voyageurs venus d’ailleurs puissent recevoir sur le système pénitentiaire de l’État. Malgré le petit budget du musée et ses rapports étroits avec l’administration de la prison, qui limitent son champ d’action, il représente une opportunité incomparable de provoquer le débat sur la criminalité, le châtiment et la justice – surtout au vu de son nombre grandissant de visiteurs.
Le musée s’est ouvert sur la place du Palais de justice le 20 avril 1989, et a attiré 10 000 visiteurs dès sa première année. À partir de 2003, quand il a déménagé à son emplacement actuel près de l’Interstate 75, la fréquentation a atteint 22 000 visiteurs. Par la suite, le nombre a grimpé tous les ans jusqu’à atteindre 32 000 visiteurs en 2015. La visibilité dont il jouit depuis l’autoroute inter-États est en partie responsable de cette augmentation, mais il s’agit peut-être également d’un effet de la popularité florissante du tourisme carcéral au cours de la dernière décennie.
Dark tourism
De la tour de Londres à l’île-prison d’Alcatraz, les sites d’anciennes prisons sont depuis longtemps devenus des attractions touristiques. Mais aux État-Unis, le remplacement des bâtiments vétustes par des établissement plus modernes à la fin du XXe siècle a conduit à une prolifération de nouveaux musées, installés dans d’anciennes prisons. Et la fréquentation de tels lieux – qui fait partie de la mouvance du dark tourism – ne cesse de croître, notamment en raison de la prolifération des séries télévisées sur la vie carcérale. L’Eastern State Penitentiary de Philadelphie a compté presque 213 000 visiteurs l’année dernière, quatre fois plus qu’il y a dix ans. Même dans les localités isolées de Mansfield, dans l’Ohio, et de Moundsville en Virginie-Occidentale, les visites dans les musées des prisons locales connaissent une hausse significative.
Plus qu’un simple bâtiment historique, le musée des prisons du Texas abrite avant tout les artefacts du système pénitencier de l’État, ce qui n’empêche pas sa popularité d’augmenter. « Lorsque le musée a ouvert, je me suis dit : “Qui serait assez fou pour vouloir visiter un musée carcéral ?” » raconte Jim Willett, l’actuel directeur du musée et ancien gardien de prison, âgé de 66 ans. « Mais je ne pourrais pas imaginer de groupe plus hétéroclite : tout le monde vient ici, y compris des avocats et des anciens détenus. » Les visiteurs de l’année dernière venaient du monde entier. Certains venaient seuls, d’autres avec leurs enfants en vacances, il y avait aussi des sorties scolaires, des cars remplis de personnes âgées, des groupes de motards, et des femmes en route pour rendre visite à leur conjoint dans le couloir de la mort. Certains montraient leur carte d’identification de prisonniers et mentionnaient où ils avaient été incarcérés, plaisantant sur le fait qu’en tant qu’anciens résidents, ils devraient avoir droit à une ristourne.
La plupart des visiteurs passent entre 45 minutes et une heure à regarder les objets exposés, dont un pistolet ayant appartenu à Bonnie et Clyde, l’exposition sur le rodéo carcéral annuel organisé pour les cow-boys incarcérés, ainsi qu’ « Old Sparky », la chaise électrique qui a mis fin à la vie de 361 hommes entre 1924 et 1964. Les gens aiment jouer aux hors-la-loi. Ils entrent dans des répliques de cellule et pour un dollar par personne, ils peuvent emprunter des chemises rayées et se faire prendre en photo derrière les barreaux. Certains parents profitent de la visite pour enfermer provisoirement leurs enfants dans une cellule, afin de les dissuader de faire des bêtises. Le casier de la contrebande présente des objets interdits, fabriqués par les détenus : un couteau dissimulé dans une tong, une canette de Coca pourvue d’un compartiment secret, et même une corde à sauter faite à partir de caleçons fournis par l’administration pénitentiaire.
Tout près de là, un montage artistique montre tout ce que les détenus sont parvenus à créer d’autre, avec du temps et des matériaux limités : une boîte à bijoux, une croix faite avec des allumettes, un chapelet fait de crayons, et un jeu de « Prisonopoly » dessiné à la main, calqué d’après un plateau de Monopoly avec des biens immobiliers renommés selon les unités de la prison du Texas. « Je suis frappée par le talent des prisonniers », dit Shannon Pettus, représentante commerciale dans une banque de Conroe, qui y est allée en février. « Ça vous fait vous demander si c’est quelque chose dont ils étaient conscients avant d’aller en prison. Ou bien est-ce qu’ils s’y sont mis une fois à l’intérieur, parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire ? » L’élément phare, Old Sparky, trône dans une réplique de chambre mortuaire en brique rouge de la prison de Hunstville, située à moins de quatre kilomètres de là. L’énorme chaise en chêne fabriquée par des détenus luit sous la lumière tamisée. Des sangles de cuir s’enroulent autour de ses accoudoirs et de ses repose-pieds. Des boîtiers métalliques où file l’électricité serpentent sur le côté de la chaise. C’est ce qui a conduit au musée Pete Gomez et sa femme, qui viennent du Kansas – ça et une curiosité globale pour l’univers du crime (Gomez est fan de la série policière The First 48).
Plus tôt dans leur road trip, ils ont visité la prison de Floride où Ted Bundy a été exécuté par électrocution en 1989. Gomez était curieux de savoir si la chaise électrique du musée du Texas était celle utilisée lors de l’exécution de Bundy (ce n’est pas le cas). Le couple a passé presque deux heures dans le musée, où ils ont pris environ 500 photos. Le musée « traite d’une partie de la vie qu’on n’a pas l’habitude de voir », explique Gomez. « Les types qui croupissent en prison deviennent très créatifs quand ils ont 40 ans pour penser à ce qu’ils ont fait. » Cette créativité s’exprime à travers les pièces d’artisanat qui sont vendues à la boutique du musée, qui achète des bibelots faits par des détenus et les revend avec une marge. Le porte-clés en nickel à 25 dollars, sur lesquels il est écrit « Death Row » (« couloir de la mort »), sont très populaires. Le magasin vend également des t-shirts – dont un arbore une photographie de la chaise électrique qui dit « La maison d’Old Sparky ». Les shooters Old Sparky sont à quatre dollars, et une boîte de « Solitary ConfineMiNTS » [un jeu de mot entre la mise à l’isolement et les bonbons à la menthe, ndt] est vendue deux dollars. Il y a dix ans, sous la tutelle du directeur précédent, la boutique vendait des stylos à bille en forme de seringues à injection létale. Ils ont été retirés de la vente après qu’un visiteur s’en est plaint. Les ventes de la boutique (250 000 dollars l’année dernière) permettent d’aider au fonctionnement du musée, qui ne reçoit pas de subventions de l’État – c’est inscrit en lettre capital sur la porte d’entrée. Il n’est pas pas non plus officiellement relié au système carcéral. Cependant, sa fondation est une idée des administrateurs du TDCJ et ce sont eux qui ont formulé l’histoire que raconte le musée.
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COMMENT LE MUSÉE PASSE SOUS SILENCE LA VÉRITÉ SUR LES PRISONS TEXANES
Traduit de l’anglais par Adélie Floch d’après l’article « The Draw of Death Row », paru dans le Texas Observer. Couverture : La chaise électrique Old Sparky, par Jen Reel.