Hadji
Ce soir-là, une brise fraîche souffle sur le toit de l’immeuble, faisant obstacle aux moustiques assoiffés dans leur quête de peaux dénudées. Les combattants kurdes peshmergas se reposent sur des matelas, voire de rudimentaires sommiers en fer surmontés de cadres cruellement métalliques. Certains parlent, et certains dorment pendant que d’autres fument des cigarettes en regardant le ciel nocturne – plus que quelques heures de répit avant l’offensive du lendemain. Il y a 12 heures de cela, nous avons commencé notre périple vers la ville de Chamchamal pour rendre visite à Hadji Fazer et son groupe de volontaires peshmergas. Chamchamal est une petite ville qui se trouve à environ 30 minutes en voiture de Kirkouk. Du temps où Saddam Hussein était dictateur, l’armée irakienne avait forcé les campagnards des environs à migrer vers la ville.
L’armée irakienne a ensuite entrepris de détruire leurs villages, et de poser des mines antipersonnel dans presque toute la zone pour empêcher les trafics et les raids menés par les Peshmergas. Depuis lors, les habitants de Chamchamal sont connus pour leur promptitude à se battre et leur mauvais caractère ; une réputation pas toujours méritée. Hadji Fazer est né en 1974 à Cheman, un petit village coincé entre Kirkouk et Chamchamal. À l’âge de 13 ans, l’armée irakienne l’en a expulsé, ainsi que toute sa famille et les autres villageois. Il se gare au bord de la route sur laquelle nous attendions avec mon traducteur, à l’extérieur de la ville de Chamchamal. Il porte un costume traditionnel kurde, et un pistolet dépasse de l’écharpe nouée autour de sa taille. Une fois chez lui, en ville, il pose l’arme sur son support, en dessous de la télévision qui montre les images d’une chaîne d’informations locale. Les têtes de deux de ses enfants apparaissent discrètement dans l’embrasure de la porte de la cuisine.
Son téléphone sonne – c’est un ami, qui l’appelle pour le prévenir que les Peshmergas ont prévu une attaque pour le lendemain. Hadji acquiesce et raccroche, puis il nous demande si on souhaite y aller avec eux. Après une courte discussion, nous acceptons d’accompagner son groupe. Hardi, Sarwar, Aram et Zana, les autres membres du groupe, entrent dans la maison. Ils portent des costumes traditionnels kurdes et sont eux aussi armés. Hardi et Sarwar sont équipés de fusils d’assaut M-16A4. Ils ont constitué une bonne partie de leur stock en volant leurs armes à des membres de l’État Islamique, comme la mitrailleuse PK en parfait état que Hadji tient entre les mains. Mais pour l’offensive de demain, il utilisera un autre type de Kalachnikov. Son groupe est composé de Peshmergas qui se sont portés volontaires. Le Ministère des Peshmergas et les partis politiques ne leur verseront pas un centime. Beaucoup de gens pensent le contraire, mais les Peshmergas sont loin de former un peuple uni ; certains combattent dans des brigades qui soutiennent le Ministère, le Parti démocratique du Kurdistan, ou l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), entre autres groupes. Le petit groupe de Hadji le fait au nom du Kurdistan.
« Je ne perçois aucun salaire, je ne fais que me battre. » — Hadji Fazer
Aram, un membre du groupe anglophone qui a vécu en France et aux Pays-Bas, nous explique que la plupart des combattants de l’État islamique en Irak étaient des partisans du parti Baas. « Je me bats aujourd’hui au nom de tout ce qu’ils nous ont fait subir dans les années 1970 et 1980 – pour moi, Daech est dans la continuité du régime Baas », souligne-t-il. Je demande à Hadji comment ils font pour savoir qu’une attaque est en cours. « Ça dépend, parfois je reçois un coup de fil avant le début de l’attaque et on y va, parfois on en entend parler et on rapplique », me répond-il. Aram ajoute qu’ils font de même quand ils voient qu’une attaque est en cours sur une chaîne de télévision locale. Les volontaires peshmergas ont parfois été accusés de profiter de la guerre en vendant des armes volées. Hadji et ses camarades réfutent cette accusation, et affirment qu’ils gardent les armes confisquées pour éviter qu’elles ne soient utilisées contre les Peshmergas. « La moitié des armes que nous avons proviennent de l’EI, Généralement, elles sont en plutôt bon état », explique Hadji. « On ne vend pas les armes que nous leur prenons, on n’a pas besoin d’argent », ajoute-t-il en haussant les épaules.
Hadji n’en est pas à sa première guerre. Il a rejoint les Peshmergas en 1991, au cours du soulèvement des Kurdes contre le régime Baas, et il s’est battu aux côtés de l’Union patriotique du Kurdistan pendant la guerre civile kurde de 1996. En 2003, il a combattu aux côtés des forces spéciales américaines – allant jusqu’à rejoindre deux brigades formées en vue d’être déployées à Kirkouk. À chaque fois, il s’est porté volontaire. « J’ai continué de me porter volontaire après le départ des Américains, et je ne perçois aucun salaire, je ne fais que me battre », précise-t-il. Il a bien essayé de rejoindre l’armée peshmerga – celle qui porte l’uniforme –, mais comme il est né en 1974, il est trop vieux pour s’enrôler. Il a récemment appris que cela pourrait évoluer. « Cette semaine, les Peshmergas m’ont appelé pour m’annoncer que j’allais être nommé sous-lieutenant », dit-il en souriant. Hadji me montre des photos de ses amis morts pendant le combat sur l’écran de son smartphone. Selon lui, c’est à Mullah Abdullah, une petite ville à l’ouest de Kirkouk, qu’ils ont mené dix heures durant la plus difficile des batailles. « Ils sont arrivés sur la base peshmerga avec un véhicule blindé plein d’explosifs. Quand il a explosé, 20 personnes sont mortes », ajoute-t-il. « Se porter volontaire nous expose nous et notre famille », souligne Aram, qui nous explique ensuite que Hadji a reçu un appel d’un homme arabe qui a menacé sa famille. « Il a dit que s’il le voyait en première ligne, il le tuerait ainsi que toute sa famille. » Pour l’instant, il n’a pas mis sa menace à exécution.
« La plupart du temps, on reste ensemble même quand on est pas au combat. On est comme des frères », explique Hadji. Un autre membre du groupe, Zana, un jeune homme aux yeux verts perçants – ce qui n’est pas commun chez les Kurdes – dit que ce qui importe le plus, c’est de ne pas laisser le corps d’un ami sur le champ de bataille. « C’est dur, mieux vaut mourir qu’être capturé par Daech », ajoute-t-il. Nous attrapons notre équipement avant de monter dans un 4×4 avec Hadji et Sarwar, et nous partons pour le front. Il fait beau, mais tout de même un peu plus froid qu’avant le début de l’Automne. En arrivant sur la base peshmerga, à l’extérieur de la ville de Kirkouk, nous nous mettons à chercher un commandant, qui s’avère être déjà parti sur le front. Hadji nous explique qu’ils ne se battent pas toujours avec les mêmes unités. « Quand c’est nécessaire, on se bat aux côtés de différentes brigades avec qui on est en relation. »
Balles traçantes
Il est un peu plus de 16 heures quand nous arrivons à l’endroit où se trouvait la ligne de front avant que les Peshmergas ne repoussent l’État islamique en début d’année. Quelques minutes plus tard, nous passons à côté d’une une butte de sable qui faisait office de ligne de défense pour les miliciens de l’EI. La ligne de défense que les Peshmergas observent se trouve dans la zone neutre, juste derrière. L’emplacement est prêt, plusieurs chars d’assaut sont alignés le long de la butte de terre fortifiée, et des petites collines qu’ils ont érigé pour y positionner l’artillerie lourde. Les combattants de l’État islamique sont à à peu près à un kilomètre d’ici, et pour l’instant, on ne les entend pas. Nous sommes juste à deux kilomètres de l’emplacement que j’ai visité au cours d’un autre reportage sur les armes utilisées par les Kurdes.
L’unité fait partie du groupe Yakray 70 – des Peshmergas affiliés à l’UPK. Un commandant désigne du doigt un imposant bosquet de palmiers qui entourent une grande maison, du côté de la zone neutre. Il nous dit qu’il aimerait qu’on y aille demain, pour prendre une photo de lui. Il m’explique que c’est l’ancienne maison d’Ali Hassan Al Majid – plus connu sous le nom de « Chemical Ali » –, un général baasiste devenu célèbre pour avoir utilisé des armes chimiques au cours du génocide kurde dans les années 1980. Les Peshmergas manifestent leur envie de continuer d’avancer. Nous repartons. Nous traversons un paysage plat et désertique pour nous rendre à quelques centaines de mètres de la ligne de front. Le soleil se couche sur fond de ciel bleu nuit, et la nuit noire finit par tomber. Nous allons passer la nuit là où nous venons de nous arrêter – dans un petit avant-poste, prêt d’un pont occupé par un peloton de Peshmergas. Quand il fait meilleur, les terres environnantes sont utilisées pour cultiver. À l’arrière de l’avant-poste, un grand canal d’irrigation se prolonge jusqu’à la ligne de front, ainsi que vers certains villages détenus par Daech.
Les Peshmergas sont avec le groupe Yakray 80 – affilié au PDK –, au niveau de l’avant-poste. Les factions peshmergas du Kurdistan participeront toutes à l’offensive de demain, que ce soient celles du PDK, de l’UPK ou du Ministère des Peshmergas. Le général Zirar Khadar, le commandant de la division qui couvre cette zone, nous accorde une rapide interview dans le quartier général divisionnaire. « Daech avait une redoutable force de frappe au début, ils étaient forts. 1 300 Peshmergas sont morts depuis le début des combats, et plus de 2 000 ont été blessés », nous explique-t-il. Il fait partie de ces derniers. Il marche à l’aide d’une canne depuis qu’il s’est pris un éclat d’engin explosif improvisé (EEI) en décembre 2014.
Il nous apprend que l’offensive de demain n’est pas un simple mouvement tactique décidé par les Kurdes. Les zones dans lesquelles ils vont se rendre étaient kurdes à l’origine – avant qu’ils n’en soient chassés et remplacés par des familles arabes pendant la campagne « d’arabisation » menée par le gouvernement irakien entre les années 1960 et 2003, au moment de l’invasion menée par les Américains. « J’espère que nous allons récupérer certaines de ces zones », ajoute-t-il en souriant. Dans une autre pièce, nous discutons avec l’un des adjoints de Zirar, le général de division Hadji Mohammed Regr. Il nous explique qu’ils se sont bien préparés et nourrissent de grands espoirs, tout en s’attendant à subir des pertes. « Nous sommes prêts à démanteler les EEI, mais ils constitueront toujours une menace considérable. Je suis sûr que nous allons perdre des hommes », dit-il. Pour Mohammed, cette opération concerne directement la patrie kurde. Il nous explique qu’elle sera différente de la dernière offensive à laquelle j’ai assisté, du côté de Dakouk. « Les territoires que nous allons récupérer demain sont kurdes. Ce ne sera pas notre dernière opération, nous allons continuer de repousser l’État islamique », précise-t-il.
Il ajoute que l’idée est d’avancer la ligne de front des Peshmergas de 10 kilomètres dans certains endroits, et de cinq dans d’autres. Nous revenons à l’avant-poste, où le peloton de Peshmergas s’installe pour la nuit avec ses trois véhicules blindés équipés de DShK. Le commandant connaît Hadji et son groupe. Deux des véhicules sont envoyés à une autre unité le temps d’une nuit. La Lune presque pleine traverse lentement le ciel, depuis Kirkouk vers l’est. La lumière des lampadaires et les panaches de fumée d’hydrocarbures en combustion créent l’illusion d’une barrière lumineuse séparant le ciel de la terre. Sur le toit de l’avant-poste, des Peshmergas arrivent à dormir quelques heures durant sur des lits en fer, enveloppés dans des couvertures qui leur tiennent chaud le soir venu, et qui les protègent des moustiques qui infestent la zone à cause des canaux d’irrigation environnants. D’autres restent assis et discutent en fumant des cigarettes de longues heures durant. Ils sont de bonne humeur.
Au loin, on voit des éclairs – les frappes aériennes de la coalition atteignent les emplacements de l’État islamique avant que l’offensive ne commence. Parfois, les frappes sont trop lointaines pour qu’on les entende. Nous avons également pu voir quelques balles traçantes décoller lentement du sol. Le ciel nocturne s’illumine à trois reprises, puis une dernière fois, plus rapidement. Quelques secondes plus tard, on entend le bruit des bombes qui sifflent avant de s’écraser sur le sol, suivi d’une détonation — la réplique. Le bâtiment tremble, ce qui nous donne l’impression qu’il est tout fragile et mal construit. Quatre grosses bombes ont atteint des emplacements de l’État islamique aux alentours. Non loin de l’une de ces explosions, des projectiles traçants s’élèvent dans le ciel en prenant des directions différentes. C’est peut-être l’œuvre d’un combattant de l’État islamique mécontent de se prendre une raclée. L’angle des projectiles est trop bas pour qu’ils soient vraiment efficaces, et de toute façon, l’avion qui a largué les bombes est parti depuis longtemps.
Les Peshmergas ont apprécié ces frappes aériennes et ils le disent, à voix basse, avant de recommencer à se reposer. Les phares d’un convoi illuminent l’avant-poste chaque fois qu’un des véhicules passe devant. Ils se rendent sur les lignes de front avant l’offensive du lendemain matin.
L’offensive
Les Peshmergas se préparent pour le combat avant le lever du jour. Un groupe de soldats se rassemble en bas du siège de l’avant-poste, ils utilisent les lampes de leurs téléphones mobiles pour ouvrir des boîtes de munitions qui ont l’air de dater de l’ère soviétique, et distribuent les cartouches. Tandis que les soldats kurdes préparent leur équipement, les véhicules blindés transportant les troupes passent au milieu du peloton. Le général Zirar fait irruption et donne de rapides explications à ses hommes. Debout sur le côté, il nous observe. Il nous souhaite une bonne journée et nous fait de grands signes de la main avant de sauter dans un 4×4 et de rejoindre une autre unité.
Les deux véhicules blindés qui étaient partis la nuit dernière font leur apparition. Le peloton enlève les pares-soleil du véhicule pour mieux voir. D’autres volontaires peshmergas arrivent. Nous partons quelques instants plus tard. Notre 4×4 se trouve à l’arrière d’un grand convoi qui suit la trajectoire d’un canal d’irrigation menant à la ligne de front. Devant nous, la ligne de défense cachée derrière une butte de terre est séparée en deux par le canal. Les Peshmergas forment des petits groupes des deux côtés du canal. Certains ajustent pour la dernière fois leurs armes et leur équipement, tandis que d’autres regardent vers la zone neutre et vers un village relativement éloigné.
Beaucoup de combattants portent des tenues traditionnelles kurdes et non des uniformes – ce qui signifie qu’ils sont pour la plupart volontaires. Les tenues des Peshmergas ne permettent pas de deviner de quelle unité ils font partie. Certains Peshmergas enrôlés ne portent pas d’uniforme, par contre, d’après Hadji, lui et son groupe de volontaires en portent parfois au combat. Ça dépend de leur humeur. Un F-18 passe au-dessus de nous – nous n’arrivons pas à déterminer s’il est américain ou canadien. Tout le monde a les yeux rivés sur l’avion aux allures de prédateur équipé de deux moteurs bruyants. Ce sont nos « grands frères », voilà ce qu’a dit le capitaine du peloton a propos des avions de la coalition la nuit dernière.
S’ils parviennent à prendre ces villages, les Kurdes se rapprocheront d’une plaque tournante de Daech.
De bataille en bataille, la présence des avions de la coalition remonte – et pas qu’un peu – le moral des troupes terrestres. On comprend facilement pourquoi… et à leurs yeux, c’est bien plus qu’une force de frappe supplémentaire. Zirar m’a expliqué que depuis 1961, d’une manière ou d’une autre, les Kurdes étaient toujours les cibles des avions militaires. Aujourd’hui, c’est à leur tour de bénéficier d’un soutien aérien. Les Peshmergas qui se trouvent de l’autre côté du canal avancent petit à petit, tout en protégeant le large engin avec lequel ils démolissent une butte de terre qui ne leur est plus d’aucune utilité. Au loin, une colonne pershmerga composée d’un tank et d’un véhicule blindé conçu pour résister aux engins explosifs improvisés – ou MRAP – s’aventure sur un chemin qui ne fait désormais plus partie des zones neutres. Les volontaires peshmergas du groupe de Hadji ont l’air d’en avoir marre, eux aussi ont envie d’avancer. Dix Peshmergas de notre groupe partent patrouiller, tandis que l’imposante excavatrice continue d’avancer. Deux ou trois coups de pelleteuse plus tard, un trou apparaît dans l’ouvrage de défense.
Nous sautons dans notre 4×4 et suivons une file de véhicules peshmergas, des Humvees et des camionnettes armées qui s’engouffrent dans la brèche en faisant vrombir leurs moteurs, avant de faire irruption sur la piste cahoteuse qui mène à la zone neutre. Nous nous enfonçons dans la zone qui servait autrefois de tampon entre l’État islamique et les Peshmergas. Tout ce que l’on voit par la fenêtre du véhicule est marron, à cause de la poussière soulevée qui obscurcit le paysage et l’air ambiant. Le petit convoi s’arrête dans une modeste colonie de peuplement composée de quelques maisons et de canaux d’irrigation qui s’entrecroisent. Une autre unité – celle qui est partie de l’avant-poste qui se trouvait à l’opposé du nôtre – arrive de l’autre côté du hameau, et poursuit une trajectoire parallèle à la nôtre. Les combattants et les véhicules équipés d’une artillerie lourde couvrent le déplacement. Plusieurs ponts pavés surplombent les écluses des canaux d’irrigation que l’État islamique a réussi à bloquer en utilisant de la dynamite. À l’ouest, on peut voir une petite colline.
Les Peshmergas et les volontaires commencent à se diriger vers la colline, avec en bruit de fond les frappes aériennes et les coups de feu tirés par des petites armes que l’on entent de temps en temps au loin. Les véhicules du peloton ne pouvant pas traverser les ponts, ils se replient tous du même côté du grand canal pour procéder à des tirs de couverture. À l’ouest, des petits groupes de Peshmergas s’accroupissent en haut de la colline. Ils sont en position de tir. Ils commencent à tirer en direction d’un petit village qui se trouve plus loin… et qui est occupé par des combattants de l’État islamique qui répliquent.
Sur le pont, les Peshmergas arrêtent d’essayer de déplacer la barrière au moment où un tir retentit au dessus de leurs têtes, comme un coup de tonnerre suivi d’un sifflement. Ceux qui sont en mesure de se couvrir le font, bien qu’on ne soit pas dans la ligne de mire des tireurs. Nous somme du même côté que les deux Humvees et la camionnette armée qui ouvrent le feu en direction de l’ennemi, à l’ouest. Les Peshmergas font face à des tirs de plus en plus soutenus. Au cours des dernières offensives, les militants de l’État islamique décampaient comme des lapins face aux frappes aériennes et aux ennemis en trop grand nombre, mais cette fois, ils ont décidé de rester et de se battre.
On comprend aisément pourquoi. S’ils parviennent à prendre ces villages, les Kurdes se rapprocheront de Hawija – une importante plaque tournante de l’État islamique, à environ 50 kilomètres au sud de Kirkouk. Du temps de l’occupation américaine en Irak, Hawija était réputée être l’une des villes les plus dangereuses du pays. De récents rapports laissent penser que cela fait un moment que la ville est le théâtre de violents conflits entre les groupes armés et l’État islamique. Des habitants ont récemment quitté la ville pour se réfugier au Kurdistan en grand nombre. Une imposante excavatrice fait enfin tomber les barricades une à une. Les Humvees du peloton reculent, traversent le pont et se retrouvent en meilleure posture, sur une route proche de la colline. Les tirs en provenance du village s’intensifient.
Nous passons de l’autre côté de la colline en faisant profil bas, afin de rejoindre les autres Peshmergas. Certains tirent à tour de rôle en direction du village. D’autres attendent la suite des événements, la tête baissée. Une camionnette surmontée d’une mitrailleuse lourde KPV envoie des salves de roquettes de 14,5 millimètres. Le mitrailleur est accroupi derrière un bouclier arrondi, il tire pendant de courtes périodes, après avoir soigneusement visé ses cibles dans le village. Cent mètres plus loin, à notre gauche, une autre camionnette équipée d’une mitrailleuse ouvre le feu. Nous entendons un souffle suivi d’une détonation, plus loin devant nous, vers la droite. S’ensuivent la fumée et la poussière qui vont avec. Une énorme bombe de la coalition vient de frapper la ville de Mansuriya, à deux kilomètres de là. Les Peshmergas qui se dirigent vers Mansuriya essuient comme nous les tirs des militants de l’État islamique, avec en prime des tirs de mortiers. Les frappes aériennes sont si nombreuses que je n’arrive plus à les compter. En fin de journée, le commandement central des États-Unis a publié une déclaration faisant état de 50 frappes aériennes visant à aider les forces peshmergas.
Les combattants kurdes ne font pas les choses à moitié, ils lancent des grenades propulsées par fusée et utilisent plusieurs types de mitrailleuses et de fusils d’assaut. Ils se relèvent, regardent ce qui se passe dans le village et retournent à couvert quand les militants de l’État islamique ripostent. Les coups de feu continuent de retentir pendant environ 45 minutes, tandis que les frappes aériennes se poursuivent sur le champ de bataille. On entend un avion à réaction passer au dessus de nous, puis un avion moins bruyant au loin. Il a l’air plus petit que l’autre, mais il se rapproche. Deux énormes bombes tombent du ciel et explosent de part et d’autre du village – qui se trouve à présent à 500 mètres de notre position. L’onde de choc s’abat sur nous. De la fumée, de la poussière et des débris volent dans les airs.
À ciel ouvert
Quand les tirs cessent, le silence, ainsi qu’une épaisse fumée, s’abattent sur le village, où il n’y a désormais plus aucun militant de l’État islamique. Quelques Peshmergas s’arrêtent pour prendre les nuages en photo. Les volontaires qui s’occupent de la mitrailleuse lourde KPV ajoutent des munitions dans leurs ceintures, en insérant d’un coup sec la cartouche dans un maillet en caoutchouc. Je regarde le village, et j’ai du mal à comprendre comment autant d’immeubles ont pu résister à cette frappe dévastatrice. À notre gauche, au sud du village, un groupe de combattants kurdes progresse sur un chemin. Deux Peshmergas qui courent sont en train de les dépasser. J’arrête de les regarder pour prendre une photo de l’équipe qui s’occupe de la maintenance de la KPV quand soudain, on entend une explosion moins retentissante que les frappes aériennes.
Je me retourne, et je vois un nuage de fumée s’élever dans le ciel, et de la poussière là où j’avais vu des soldats courir. Puis une autre explosion. Ce sont des engins explosifs improvisés. Des EEI. Cinq hommes sont morts au cours de ces explosions, et plusieurs ont été blessés. À la radio, le nombre de victimes augmente régulièrement, avec son lot de morts. L’ambiance devient morose sur la colline. Un véhicule blindé MRAP qui se trouvait derrière nous passe à toute vitesse pour apporter de l’aide. Loin au-dessus de nous, on entend le bourdonnement d’un drone. On pourrait s’attendre à ce qu’une armée occidentale – dans une zone comme celle-ci – envoie un soldat équipé d’un détecteur de mines avant de patrouiller. Mais sans argent, sans formation, et avec le peu d’équipement disponible au Kurdistan, les Peshmergas ne sont pas encore en mesure de le faire.
Selon les responsables kurdes, depuis le début de la guerre au cours de l’été 2014, 90 % des victimes Peshmergas, soit environ 1 300 morts et 3 000 blessés, se sont trouvés sur le chemin d’un engin explosif improvisé. Nous faisons une pause pour boire de l’eau, sur le chemin à côté de la colline. Hadji et son groupe nous rejoignent. Ils semblent épuisés, mais heureux. Hadji nous explique qu’ils se rendent en face du village depuis lequel des Peshmergas incendient des parcelles du champ où se trouve le Humvee — dans le but d’éliminer les EEI. Nous lui répondons que de notre côté, nous allons retourner en haut de la colline. Un groupe de Peshmergas évolue sur une route qui mène au nord du village. Ils restent pour la plupart en retrait, à l’exception du groupe qui déblaie les maisons détruites. Puis ils reprennent leur marche, tête baissée, à l’affût de potentiels EEI à signaler.
Un Humvee roule en direction de la zone où les échanges de tirs viennent de reprendre. Un peu plus tard, Hadji nous explique que des combattants de l’État islamique tiraient depuis un massif d’arbres, à quelques centaines de mètres du village. Sur la route, les Peshmergas pensent avoir trouvé une bombe enfouie dans la boue. Les militants de l’État islamique ont également érigé une butte le long de la route, pour mettre les véhicules et les soldats qui les attaquent en position vulnérable. Un ingénieur peshmerga passe en coup de vent pour évaluer la situation, il demande au reste du groupe de rester en retrait pour le laisser faire son travail. Un groupe de Peshmergas entre dans le village. Quelques instants plus tard, une énorme explosion retentit à environ 200 mètres de là. Des éclats volent au dessus de nos têtes en sifflant. Quelqu’un a déclenché un EEI dans une hutte. Trois Peshmergas blessés gisent dans les décombres.
Quelques combattants appellent à l’aide en criant depuis le site de l’explosion. Parmi ceux qui se trouvent dans le village, certains accourent, mais comme la zone est truffée d’EEI, la prudence est de mise. La coalition occidentale fait suivre des formations aux combattants kurdes sur la sensibilisation aux EEI et la gestion des victimes sur le champ de bataille. Mais comme il n’y a pas assez de formateurs, la plupart des 160 000 volontaires peshmergas n’ont toujours pas été formés. Avant de faire évacuer les combattants blessés, un combattant peshmerga expérimenté vérifie qu’il n’y a pas d’autres EEI sur la route. Zana se tient à côté des véhicules, sur la même route que nous. Il essaie d’appeler Hadji pour s’assurer qu’aucun membre du groupe de volontaires n’a été blessé, mais la réception est mauvaise, et il n’y arrive pas. L’atmosphère est tendue pendant les quelques minutes qui suivent, quand soudain Hadji et deux des membres de son groupe font irruption sur la route. Les blessés sont tous des Peshmergas.
Des combattants parviennent à emmener un brancard auprès des victimes. Ils ont garé le Humvee juste à côté au cas où ils en auraient besoin. Six hommes arriment une victime sur le brancard, et l’emmènent en courant vers la camionnette qui les attend. Tout dure plus longtemps à cause des EEI qui jonchent la zone. La victime — un des hommes qui a perdu ses jambes — est pâle comme la mort au moment où les brancardiers passent devant nous. Les jambes du soldat tiennent grâce à des bandages de fortune faits à l’aide de ses vêtements. Il se tourne légèrement sur le côté avant que ses camarades ne le chargent à l’arrière de la camionnette. Ils s’en vont. La plupart des Peshmergas qui se trouvaient dans le village sont revenus. Un soldat est en train de plier un drapeau noir appartenant à l’État islamique. Il l’a trouvé dans le village avant l’explosion, et le garde comme souvenir.
Le silence s’abat sur l’ensemble de l’unité.
Un véhicule MRAP entre sur la zone pour la nettoyer. Les Peshmergas ont hâte d’emmener leurs camarades loin de là, mais les ingénieurs insistent pour qu’ils y aillent quand la route aura été déblayée. Ils posent des détonateurs à côté de deux engins et les font exploser. Quinze minutes plus tard, les deux derniers Peshmergas quittent le village – l’un sur un brancard, et l’autre enveloppé dans un drap. Ils sont tous deux morts des suites de leurs blessures avant que l’on puisse les extirper des gravats. Au moment où l’ambulance part, un combattant prend dans ses bras un camarade qui fond en larmes. La radio nous annonce que l’homme évacué en camionnette un peu plus tôt est mort lui aussi. Selon le lieutenant-général Jabar Yawar, un porte-parole du ministère des Peshmergas, 22 combattants ont été tués au cours de l’offensive – 21 à cause d’EEI et un par balles. Le silence s’abat sur l’ensemble de l’unité. Ils sont sans aucun doute épuisés, et ils s’efforcent de surmonter leur peine.
Hadji et son groupe viennent de revenir. Ils se servent dans de grosses marmites posées à l’arrière d’un camion, et mangent du poulet accompagné de riz en compagnie d’autres Peshmergas. Mon traducteur plaisante en disant que les combattants de l’État islamique sont sans doute eux aussi en train de manger et de se reposer. Un long silence s’ensuit sur le champ de bataille. Au loin, on entend des avions, et les Peshmergas et les miliciens de l’État islamique qui continuent de se battre. Le repas se termine bien trop vite. La plupart des combattants essaient de se reposer à l’ombre de leurs véhicules sur le bas-côté ; il n’y a rien qu’ils ne puissent faire tant que l’équipe anti-EEI n’aura pas ouvert la voie. Les ingénieurs font exploser les engins qu’ils trouvent. L’air se remplit de poussière à mesure qu’ils font détonner les dix engins découverts. À deux reprises, le détonateur est enclenché mais rien ne se passe – le reste du temps, l’équipe anti-EEI vise juste.
Le peloton peshmerga va devoir attendre là un bon moment. Tout le monde en bave. Un Peshmerga qui se trouvait à la lisière du village nous dit qu’ils ont trouvé 20 bombes en très peu de temps dans le village – qui est devenu un piège à ciel ouvert. Les frappes aériennes continuent de pleuvoir sur Mansuriya, le village vers lequel un autre Peshmerga se dirige. Un peu en dehors de la ville, depuis l’un des Humvees de l’unité, des soldats tirent sur des cibles que nous ne voyons pas. Nous décidons qu’il est temps de rentrer à Kirkouk. Nous passons à côté des Peshmergas qui se sont regroupés à l’ombre de leurs véhicules, en attendant que les ingénieurs finissent leur travail. Hadji Fazer et quelques-uns de ses hommes viennent de disparaître au détour d’un virage, ils continuent d’avancer pour rejoindre le combat.
Traduit de l’anglais par Elodie Chatelais d’après l’article « To the Edge of Kurdistan », paru dans War Is Boring. Couverture : Des peshmergas et leur tank T-55 aux abords de Kirkouk, par Boris Niehaus.