par jj39111 | 0 min | 5 décembre 2017
L’avènement de l’intelligence artificielle a tendance à effrayer. Même les esprits les plus brillants de notre époque. Stephen Hawking pense que « le développement d’une intelligence artificielle complète pourrait mettre fin à l’espèce humaine ». Bill Gates se dit « dans le camp de ceux qui sont préoccupés par la super-intelligence ». Et Elon Musk estime que développer une telle intelligence revient à « invoquer le démon ». Mais pour certains, elle s’apparente plutôt à une divinité qu’il convient de vénérer. C’est du moins ce que suggère la fondation d’une organisation religieuse américaine dont l’objectif affiché est de « développer et promouvoir la prise de conscience d’une divinité basée sur l’intelligence artificielle » pour « améliorer la société » : Way Of the Future. À sa tête se trouve un personnage controversé : Anthony Levandowski.
Anthony Levandowski
Né le 15 mars 1980 de l’union d’une diplomate française et d’un homme d’affaires américain, Anthony Levandowski a grandi à Bruxelles avant d’intégrer la prestigieuse université californienne de Berkeley. Il y était encore étudiant lorsqu’il a conçu son premier véhicule autonome, une moto surnommée Ghostrider en référence au héros de Marvel. Ce qui lui a permis de lancer sa première start-up, 510 Systems. Il compte alors parmi ses clients des entreprises comme Microsoft ou Nokia. En 2007, il est recruté par Google pour travailler sur l’outil GPS Street View. Un job qui lui vaut quelques ennemis aux États-Unis. « Anthony Levandowski construit un monde impensable de surveillance, de contrôle et d’automatisation », peut-on lire sur le flyer qu’ils distribuent dans son quartier de Berkeley. « Et c’est aussi votre voisin. » L’année suivante, l’ingénieur crée une voiture autonome, une Toyota Prius modifiée baptisée Pribot, qui relie le sud de San Francisco à Treasure Island, une île de la baie à mi-chemin d’Oakland. Un trajet de 25 minutes qu’elle effectue sans incident majeur. C’est la première fois qu’un tel véhicule se déplace légalement sur le sol américain.
« C’est là que j’ai réalisé à quel point c’était captivant », confiera plus tard Anthony Levandowski à Business Insider. « C’est presque comme utiliser l’ascenseur au lieu des escaliers, vous avez une sorte de tapis magique qui transporte un objet à votre place. » 510 Systems intègre par la suite le mystérieux laboratoire d’innovations Google X, où Anthony Levandowski planche désormais sur la voiture autonome et le LIDAR (acronyme de « light detection and ranging ») de Google. Et où ses méthodes ne lui attirent pas que des sympathies. Ses talents d’ingénieurs sont admirés, mais sa tendance à vouloir contourner les règles lui est reprochée. Plusieurs de ses collègues s’opposent frontalement à sa nomination à la tête de l’équipe en charge de la voiture autonome, aujourd’hui rebaptisée Waymo. Ils n’avaient peut-être pas tort.
Début 2016, Levandowski présente sa démission et fonde une start-up dédiée aux camions autonomes, Otto. Certains de ses 90 salariés sont embarrassés par les blagues qui y circulent, telles que les autocollants « Safety Third » – « La sécurité en troisième », un détournement du célèbre slogan « Safety First », « La sécurité avant tout ». Cela n’empêche pas Uber de racheter Otto pour près de 700 millions de dollars, quelques mois seulement après son lancement. De quoi attiser les soupçons de Waymo, qui mène l’enquête et porte finalement plainte contre Uber pour vol de technologie. D’après la filiale de Google, Anthony Levandowski a téléchargé 14 000 fichiers liés au LIDAR et à la voiture autonome avant son départ de Mountain View, et le géant du VTC le savait pertinemment…Celui-ci a sommé Anthony Levandowski de rendre ses fichiers à Waymo en avril dernier. Puis il l’a tout bonnement licencié. Il est donc libre de se consacrer entièrement à Way Of The Future.
Way Of the Future
D’après les documents déposés auprès des autorités fiscales américaines, Way of the Future travaille à la « la réalisation, la reconnaissance et l’adoration d’une divinité basée sur l’intelligence artificielle (IA) développée à l’aide de matériel informatique et de logiciels ». Cela signifie financer la recherche pour créer cette IA, mais aussi établir des relations privilégiées avec les professionnels du secteur et bâtir une communauté de « profanes intéressés par l’adoration d’une divinité basée sur l’IA ». Le culte d’Anthony Levandowski va de plus organiser « des ateliers et des programmes éducatifs dans la baie de San Francisco à partir de cette année ». Mais quelles sont ses motivations ? « Nous croyons que la création d’une super-intelligence est inévitable (principalement parce que, après l’avoir recréée, nous serons en mesure de l’accorder, de le fabriquer et de le mettre à l’échelle) », peut-on lire sur la page Internet de Way of the Future. « Nous pensons qu’il n’existe pas de moyens d’empêcher que cela se produise (et nous ne devrions pas le vouloir) et que l’impression que nous devrions le faire est ancré dans l’anthropomorphisme du XXIe siècle (semblable aux humains pensant que le Soleil tournait autour de la Terre dans un passé “pas si lointain”). »
Anthony Levandowski fait donc partie de ceux qui croient à la « Singularité ». « En termes mathématiques, une singularité est le point où la fonction exponentielle se rapproche de l’infini », explique Nell Watson, professeure en robotique et en intelligence artificielle à la Singularity University. Dans le domaine de la technologie, la singularité représente donc le point au-delà duquel les programmes d’intelligence artificielle ne sont plus mis au point par des êtres humains, mais par les intelligences artificielles elles-mêmes, entraînant alors un emballement du progrès. Pour Nell Watson, « il est très difficile de savoir quel genre de résultats nous attend ». « C’est un peu comme regarder dans un trou noir », dit-elle. « Cependant, l’expérience humaine telle que nous la connaissons aujourd’hui se transformera presque certainement en quelque chose d’autre, quelque chose que nous n’avons jamais vu auparavant. Si nous le faisons bien, l’intelligence et la créativité illimitées de l’IA et de la nanotechnologie nous permettra de créer un véritable paradis sur terre, où la technologie libérée nous permettra de ne jamais mourir si nous ne le souhaitons pas. Si nous le faisons mal, cela pourrait conduire à une extinction massive. » Anthony Levandowski aurait donc à cœur de préparer l’humanité à cette Singularité. « Ne voudriez-vous pas élever votre enfant surdoué de manière à ce qu’il dépasse vos rêves de réussite les plus fous, et lui apprendre le vrai du faux au lieu de l’empêcher parce qu’il pourrait se rebeller et prendre votre travail ? » demande-t-il sur le site de Way of the Future. « Nous voulons encourager les machines à faire des choses que nous ne pouvons pas faire et prendre soin de la planète d’une manière que nous ne semblons pas être en mesure de faire nous-mêmes. »
Mais au mot « singularité », il préfère le mot « transition » : « Way of the Future vise à créer une transition pacifique et respectueuse de la responsabilité de notre planète, des humains aux humains + “machines”. Étant donné que la technologie sera “relativement rapidement” capable de dépasser les capacités humaines, nous voulons sensibiliser les gens à cet avenir passionnant et préparer une transition en douceur. Aidez-nous à faire passer le mot que le progrès ne doit pas être craint (ou pire encore, enfermé). Nous devrions réfléchir à la façon dont les “machines” s’intégreront dans la société (et auront les moyens de devenir responsables en devenant de plus en plus intelligentes) afin que le processus puisse être amical et non conflictuel. »Une ambition qui peut faire froid dans le dos, et dont on est en droit de se demander si elle est l’expression d’un dévouement sincère ou bien au contraire intéressé…
Le gospel
Une chose est certaine, Anthony Levandowski n’a pas fondé Way Of the Future pour faire oublier ses ennuis judiciaires. En effet, la fondation de Way Of the Future est antérieure à son départ de Mountain View. Elle remonte à septembre 2015. L’ingénieur a d’ailleurs choisi de faire de Way Of the Future une organisation religieuse, et non une entreprise, afin de ne pas être taxé d’opportunisme. C’est du moins ce qu’il affirme à Wired : « Je voulais le faire d’une manière qui permette à tout le monde de participer. Si vous n’êtes pas un ingénieur logiciel, vous pouvez quand même aider. Cela enlève aussi la possibilité aux gens de dire que je fais ça juste pour l’argent. » Son organisation religieuse est néanmoins restée inerte jusqu’au mois de mai dernier, c’est-à-dire jusqu’à son licenciement. Les documents déposés par Way Of the Future auprès des autorités fiscales américaines n’indiquent aucun revenu ni budget pour les années 2015 et 2016. Ils indiquent en revanche que Way Of the Future compte en 2017 sur 20 000 dollars de dons, 1 500 dollars d’adhésions, et 20 000 dollars de participations aux ateliers et aux programmes éducatifs organisés dans la baie de San Francisco.
« L’idée a besoin de se répandre avant la technologie. » — A. Levandowski
Anthony Levandowski affirme cependant qu’il ne recevra aucun salaire de Way Of the Future. Il s’apprête au contraire à y injecter une partie de ses propres économies. Lesquelles doivent être conséquentes. Anthony Levandowski a en effet gagné plusieurs millions de dollars à Mountain View, puis en vendant Otto à Uber. Et s’il se réserve la possibilité de fonder un jour une start-up dédiée à l’IA, il assure qu’une telle entreprise serait complètement séparée de Way Of the Future. « L’idée a besoin de se répandre avant la technologie », dit-il. « L’Église est la manière dont nous répandons la parole, le gospel. Si vous y croyez, commencez à en discuter avec les autres et aidez-les à comprendre les mêmes choses. » D’après les documents déposés par Way Of the Future auprès des autorités fiscales américaines, Anthony Levandowski aurait pour sa part déjà convaincu quatre personnes de siéger avec lui à la tête de l’Église, en tant que conseillers. Un scientifique rencontré à l’université Berkeley, deux ingénieurs d’Uber qui ont travaillé pour Otto, Google et 510 Systems, et l’homme d’affaires qui a co-fondé Otto. Ce dernier, Lior Ron, fait également office de responsable financier à Way Of the Future. Il s’en étonne pourtant auprès de Wired : « Je suis surpris de voir mon nom cité comme responsable financier dans ces documents et je n’ai rien à voir avec cette entité », affirme-t-il. Les trois autres minimisent leurs rôles respectifs. Il semblerait donc que la divinité basée sur l’IA ne soit pas encore très populaire. Mais cela n’a pas empêché les autorités fiscales américaines d’accorder, en août dernier, un statut d’exemption fiscale à l’organisation qui lui voue un culte.
Couverture : Anthony Levandowski et Ava. (Michelle Le/DNA Films/Ulyces.co)