Le Magicverse

À première vue, la rue semble être similaire à ce qu’elle était en 2019, avec son café animé aux heures de pointe, ses voies embouteillées, et son grand building dont l’entrée est toujours parcourue par des hommes et femmes pressé·es. Si les voitures et les dossiers remplis de chiffres sont toujours aussi réels, les plantes qui décorent le café, les feux rouges et même le parc qui entourent le bâtiment sont des constructions virtuelles, simulées en réalité augmentée.

Les imposants casques de réalité virtuelle ont disparu depuis longtemps, laissant leur place à de fines lunettes ou même des lentilles, qui s’installent en quelques secondes et drape la réalité d’une couche magique. Grâce à elles, on ne chasse plus le Pokémon les yeux rivés sur son écran de smartphone, on évolue au sein de villes construites sur plusieurs niveau de réalités. Cette vision est celle de la start-up de Floride Magic Leap, qui a l’ambition de faire évoluer les villes les plus développées dans un « monde numérique à très grande échelle, de façon persistante ».

Le Magicverse
Crédits : Magic Leap

C’est en songeant à Tomorrowland, le prototype de la communauté futuriste imaginé par Walt Disney, que Rony Abovitz a eu l’idée du Magicverse, un système « dynamique et vivant », sorte de Matrice sans robots esclavagistes. Construire une ville virtuelle par-dessus la ville physique : voilà le grand projet du PDG de Magic Leap, qu’il a dévoilé pour la première fois en février 2019 sur son site. « Si vous êtes archéologue et que vous examinez les couches de civilisation, vous observerez l’Internet actuel et les différents appareils d’aujourd’hui comme étant une couche établie, presque sédimentaire. Une nouvelle civilisation va se construire par-dessus, grâce aux partenariats 5G que nous construisons aux États-Unis et dans le monde entier », explique-t-il, affirmant déjà être à pied d’œuvre avec le géant AT&T, deuxième opérateur de services mobiles au monde.

La 5G : un élément fondamental à la création de ces villes miroirs du futur, qui ne pourront s’afficher en HD sans cette ère de l’Internet spatial, dont la construction se fera d’après Abovitz entre cette année et 2021. « L’une des conditions à la réalisation du Magicverse, ce sont des centaines de milliards de dollars d’investissement dans de nouvelles infrastructures, permettant de créer un réseau ultra-rapides et des zones informatiques périphériques au sein des villes modernes de nombreux pays », explique-t-il.

Un monde miroir qui pourrait, dans la vision un brin idéaliste de l’entrepreneur américain, mettre fin « aux disparités économiques, à la mauvaise répartition des soins médicaux, au réchauffement climatique, et même à la guerre ». Comment ? En « développant les capacités humaines et économiques, en créant de nouvelles formes de soins de santé proactifs, en permettant à la créativité et l’émerveillement de s’exprimer, en étendant la surface et l’efficacité des communications et en englobant notre monde physique », résume Rony Abovitz. À l’en croire, les utilisateurs du Magicverse (manifestement des gens aisés) pourraient dès lors consulter les plus grands médecins, ou se rendre de leurs bureaux à Tokyo à une réunion organisée à Berlin en quelques secondes.

Crédits : Magic Leap

Pika pika

Ce pont entre le monde réel et le monde miroir qui l’enveloppe, Magic Leap n’est pas la seule à le bâtir. La société britannique Niantic veut elle aussi sa Matrice, qui prend le nom de « Real World Platform » et prend forme au sein de leurs bureaux londoniens. En salle de conférence, les chaises sont là, bien palpables, mais le pot de fleur posé sur la table 100 % virtuel, tout comme le petit Pikachu qui accueille les participants. « Nous repoussons les limites de la technologie géospatiale, en créant une couche complémentaire et interactive autour du monde réel, qui offre une expérience immersive et sans limite aux utilisateurs », explique la filiale d’Alphabet sur son site.

« Modéliser ce monde de parcs, de sentiers, de trottoirs et d’autres espaces publics requiert des calculs significatifs. La platefome de Niantic se dirige vers une vision informatique contextuelle, au sein de laquelle les objets en réalité augmentée comprennent et interagissent avec des objets du monde réel, s’arrêtant devant eux, les dépassant ou sautant par-dessus », écrit l’équipe. « Une fois que nous avons compris le sens du monde qui nous entoure, les possibilités de ce que nous pouvons lui superposer sont illimitées. »

Magic Leap propose déjà, en partenariat avec CNN ou ILM, des expériences de réalité mixte immersives. Dans la première, l’utilisateur est invité à enfiler ses lunettes et brandir sa télécommande, avant de naviguer à travers un écran virtuel, pour suivre les dernières actualités ; quand la seconde invite les personnages de Star Wars dans son salon. L’entreprise compte naturellement pousser bien plus loin le progrès, en créant des interactions avec des objets, des personnes et des lieux virtuels, comme des reflets superposés à la réalité.

« Une version améliorée des Google Glass offrirait clairement ce type de pouvoir, même si les gens souhaiteront rapidement un lien neuronal direct ou, au minimum, des lentilles de contact », imagine le Dr Robert Geraci, auteur d’Apocalyptic AI: Visions of Heaven in Robotics. Il revient désormais à Magic Leap de « créer une technologie de réalité virtuelle immersive, fiable et largement distribuée », prédit-il.

Relations inter-entités

Passer d’un monde 100 % tangible à un univers où matériel et numérique existent en symbiose peut sembler fantasmagorique, mais certains chercheurs y voient simplement la suite logique des choses. « Les humains modernes vivent déjà dans des environnements hautement artificiels, des cocons technologiques préservés des conditions extrêmes du milieu naturel », estime ainsi John Danaher, professeur de droit spécialisé en intelligence artificielle à l’université nationale d’Irlande.

« Nous passons déjà tellement de temps en ligne, plongé dans le monde virtuel, que le bond à effectuer pour vivre au sein d’une réalité virtuelle immersive n’est pas si grand », abonde Robert Geraci. « Bien sûr, nous devrons réapprendre à nous concentrer, pour éviter de plonger tête la première dans des fontaines alors qu’on observe des créatures virtuelles gambader dans un parc… Mais dans l’ensemble, notre cerveau semble extrêmement malléable aux données sensorielles », explique l’auteur. Après tout, le concept de mirror world a été théorisé dès 1991 par le professeur David Gelernter, qui enseigne l’informatique à Yale.

Chez Improbable, l’entreprise de jeux vidéo anglaise fondée en 2012, on imagine entrer dans ce monde mixte à la même manière dont on plonge dans un bon roman ou une série. « De la même manière qu’il n’est pas bizarre que les gens aiment vivre au sein d’univers créés par des livres ou des films, il n’est pas surprenant que les gens veuillent vivre dans des mondes virtuels, peu importe la forme qu’ils prennent », estime ainsi Daniel Griffiths, son responsable de la communication.

Crédits : Improbable

L’entreprise, qui développe des jeux en réalité augmentée, croit d’ailleurs profondément à la notion inventée du « Soi Multiversel », selon laquelle dans un futur proche, les gens « trouveront autant de valeur sociale, émotionnelle, voire financière dans les mondes virtuels que dans le monde physique ». Le monde virtuel pourrait dès lors dépasser la simple praticité, ou les domaines de la santé, du divertissement et de l’énergie, pour créer du lien social et des « relations avec des entités non biologiques ». « Notre tendance à nommer et chérir les objets inanimés, y compris des objets robotiques, indique que nos habitudes de construction des relations sont elles aussi malléables », analyse Robert Geraci.

« Les êtres humains pourront construire et vivre, en VR, dans leur propre société idéale », imagine John Danaher, qui craint tout de même un « isolement, une polarisation accrue et un détachement du monde réel » tel qu’on l’observe dans Ready Player One. Coincés dans leur bulle virtuelle façonnée selon leurs envies, les urbains pourraient selon lui se transformer massivement en hikikomori, ces Japonais qui vivent cloîtrés dans leur chambre et n’en sortent que pour soulager leurs besoins vitaux.

Le meilleur des mondes

Dans un monde au sein duquel nous tissons des relations avec des robots et vivons au sein d’univers fantastiques, la question des règles morales se posera elle aussi. « Pouvez-vous commettre un meurtre, un vol, ou une agression sexuelle virtuels ? » s’interroge ainsi le professeur en droit. D’après le spécialiste, nos règles traditionnelles devraient pouvoir s’appliquer au monde virtuel, « mais certaines, particulièrement celles qui portent sur les atteintes physiques, ne seront pas valables ». « Vous ne pouvez pas blesser un être virtuel, mais vous pouvez éventuellement l’atteindre psychologiquement, ou l’infecter avec un virus informatique, ce qui nécessitera de nouvelles réglementations », songe-t-il.

Pour bâtir un monde virtuel meilleur que la Matrice, Rony Abovitz ne concentre donc pas tout son travail sur les enjeux technologiques, mais aussi sur les notions d’éthique et de limites, afin de « poser des normes sociales justes ». « Nous constatons, avec le recul, que certaines des sociétés Internet actuelles ont dérapé. Nous voulons apprendre de cela, et établir la voie juste à suivre, de manière ouverte et transparente », explique le PDG de Magic Leap.

Crédits : Magic Leap

« Les torrents de données générés par le Magicverse nécessiteront des sauvegardes et des protections spéciales, pour éviter les abus et les utilisations malveillantes », pose-t-il, anticipant les inquiétudes des futurs utilisateurs sur la protections de leurs données immatérielles. Prônant la création d’une « technologie au service de l’humanité » plutôt que l’inverse, Rony Abovitz promet de faire le nécessaire – sans élaborer – pour qu’elle ne tombe pas entre des mains malveillantes. Il prophétise que le Magicverse servira à régler les problèmes du monde moderne « collectivement » et non à en ajouter une couche supplémentaire.

Si l’énergie qu’il engloutit pour fonctionner n’accélère pas la désintégration de l’environnement, « cette extension de notre vie biologique sera très intéressante. La plupart des gens choisiront de rester dans le monde physique, tout en tirant parti des technologies virtuelles qui leur permettront d’enchanter ce monde avec de nouvelles formes de divertissement, de culture, d’expression personnelle et d’interactions sociales », se réjouit Robert Geraci.

Une vision partagée par Rony Abovitz, qui voit lui aussi le futur de l’humanité se dérouler sur Terre dans la joie et la bonne humeur. « Certains veulent coloniser Mars. C’est leur vision de l’avenir, et ce sont là de belles ambitions technologiques. Mais nous, notre vision et notre but, c’est d’établir le Magicverse aux États-Unis et dans le reste du monde au cours des dix ou vingt prochaines années, en offrant de l’autonomie aux gens, à court et long terme », explique le PDG. « Nous ne sommes pas obligés de quitter notre planète pour accomplir de grandes choses. Réparons ce que nous avons ici, entre les mains », propose-t-il. Pourra-t-on panser les blessures du réel avec des illusions colorées ?


Couverture : Magic Leap.