« Araignées qui tissez, ne venez pas ici. » Ce vers, extrait de la scène 2 du deuxième acte du Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare, est aussi la devise du club politique le plus fermé du monde : le Bohemian Club.
Il ordonne à ses membres, qui se réunissent chaque été au bord du lac artificiel de Bohemian Grove, vaste terrain boisé du comté de Sonoma, en Californie, d’abandonner leurs soucis et de se laisser aller durant deux semaines. Tout comme le rituel du « Bûcher des soucis », qui inaugure leur réunion et lors duquel une effigie d’enfant est brûlée au pied d’une statue de hibou, animal emblème du club.
Mais ses membres, dont le nombre est estimé à 2 000, figurent parmi les hommes les plus puissants, et les plus conservateurs de la planète. Et beaucoup doutent de leur volonté à cesser de tisser leur toile le temps d’un séjour en forêt. D’autant que ce dernier est ponctué par de prestigieuses discussions sur les politiques publiques.
Des garçons pleins d’avenir
L’histoire du Bohemian Club commence en 1872 à San Francisco, et plus précisément dans les locaux du San Francisco Chronicle, à en croire le fondateur de ce journal, Michael Henry de Young. « Le Bohemian Club a été lancé dans les bureaux du Chronicle par Tommy Newcombe, Sutherland, Dan O’Connell, Harry Dam, J.Limon et d’autres employés », affirme-t-il en effet dans une interview datant de 1915.
« Les garçons voulaient un endroit où ils pourraient se retrouver après le travail et ils ont pris une chambre dans la rue de Sacramento, au-dessous de Kearny. C’était le début du Bohemian Club, et cela n’a pas été une bénédiction immaculée pour le Chronicle parce qu’il arrivait que les garçons y aillent au lieu de se rendre au bureau. Très souvent, lorsque Dan O’Connell s’y asseyait pour un bon dîner, il oubliait qu’il avait les poches pleines de notes pour un article important. »
Mais bientôt les dîners ne suffisent plus aux « garçons ». Par un beau jour de l’été 1873, plusieurs membres du Bohemian Club organisent un pique-nique dans la charmante petite ville de Sausalita, et s’y rendent par la suite à de nombreuses occasions. Puis, en 1878, ils découvrent Bohemian Grove, alors connu sous le nom de Meeker’s Grove. « Vous tombez dessus soudainement », écrit à son sujet le poète Will Irwin en 1908. « Un pas et sa gloire est sur vous. »
Séduit, le Bohemian Club loue Meeker’s Grove chaque été tout au long des années 1880, puis l’achète en 1899. Entre-temps, il s’est ouvert aux artistes. Mais aussi aux hommes d’affaires. Car comme l’écrit un membre dans ses mémoires, « il était apparent que le talent, sans l’argent, ne soutiendrait pas le club », et les fondateurs prirent la décision de recruter des hommes « qui avaient autant d’argent que de cervelle ».
Comme l’affirme le sociologue George William Domhoff, et « contrairement à ce qu’on prétend souvent, il ne s’agit pas d’un club d’artistes qui aurait été “repris” plus tard par les riches. Le Bohemian Club est un club social d’élite depuis le début et il était considéré comme tel par les San-Franciscains de l’époque. » Ainsi que par les étrangers : après l’avoir visité en 1882, Oscar Wilde aurait sarcastiquement déclaré que de sa vie il n’avait jamais vu « autant de bohémiens bien habillés, bien nourris, et ressemblant autant à des hommes d’affaires ».
Aujourd’hui, son siège se trouve à quelques rues du Financial District de San Francisco. C’est un immeuble de six étages en briques qui comporte des salles à manger et de réunion, une salle de bal, un bar, une bibliothèque, une galerie d’art, un théâtre et des chambres d’hôtes, mais aucune salle de sport. Les membres du Bohemian Club peuvent néanmoins pousser la porte de l’Olympic Club voisin s’il leur prend l’envie de faire de l’exercice.
Pour en faire partie, il faut y être invité. « Un membre potentiel doit être nommé par au moins deux membres réguliers du club qui donneront des garanties sur son caractère et décriront les qualités qui feront de lui un “bon bohémien” », précise George William Domhoff. Et pour faire partie du conseil d’administration du Bohemian Club, il faut être élu par les autres membres. « N’importe qui peut aspirer à être président des États-Unis, mais peu ont l’espoir de devenir président du Bohemian Club », disait Richard Nixon.
Lui-même en a été membre. Comme au moins quatre autres présidents des États-Unis.
Bohemian Grove
Théodore Roosevelt est devenu membre du Bohemian Club en 1901. Herbert Hoover, en 1913. D’après le journaliste Jeffrey Frank, il a toujours « chéri » cette adhésion. Et c’est lui qui a invité Richard Nixon à se rendre pour la première fois à Bohemian Grove, en 1950. Lui devient membre du club en 1953. Mais contrairement à son initiateur, il ne lui conserve pas une affection sans borne toute sa vie durant.
« Bohemian Grove, où je vais de temps en temps, est l’endroit le plus sacrément pédé que vous puissiez imaginer », peut-on l’entendre dire sur l’un des enregistrements qui ont fait exploser le scandale du Watergate en 1974. Le comité national du parti Républicain, également éclaboussé, était d’ailleurs dirigé par un autre membre du club, et un futur président des États-Unis, George H.W. Bush.
L’année suivante, c’était au tour de Ronald Reagan de rejoindre le club. Comme Richard Nixon, il finira par éviter Bohemian Grove, mais seulement lors de l’élection présidentielle de 1980, et parce qu’il pensait « être un embarras pour [ses] compatriotes bohémiens à cause de la surveillance de la presse 24 heures sur 24 » selon le livre Reagan : A Life in Letters.
La saillie homophobe et grossière de Richard Nixon à l’égard du camp d’été du Bohemian Club est en partie due au fait qu’aucune femme, aussi riche ou puissante soit-elle, n’en a jamais été membre. Mais en 1986, la Cour d’appel de Californie a jugé que le droit des membres du Bohemian Club à la liberté d’association et à la vie privée ne suffisait pas à justifier son opposition à l’embauche de femmes. Cela a permis à la journaliste Sophie Weiner d’y entrer en 2009.
« Pour une jeune fille californienne ayant grandi dans le comté de Sonoma, près de Bohemian Grove – le terrain de camping ultra-exclusif du club –, y obtenir un job de serveuse était simple », raconte-t-elle en 2016. « L’élite a besoin de beaucoup d’aide pour se détendre dans la nature. Ainsi, chaque année, des centaines de jeunes subissent le processus d’embauche à la chaîne de Grove pour passer plusieurs semaines à transporter leurs tables de pique-nique et à garer leurs Porsche. »
« Pour les membres du Bohemian Club et leurs invités, Grove est un endroit où ils peuvent être eux-mêmes, fraterniser dans l’ivresse, faire pipi sur les arbres et adopter des comportements qui ne sont généralement pas admis pour des personnes de leur rang », poursuit-elle. « Pour le personnel, c’était le contraire. Nous avions reçu l’ordre de désigner tous les membres comme des “messieurs” et notre apparence était hautement contrôlée. »
« Beaucoup d’entre nous avaient entendu l’histoire légendaire d’une réunion préliminaire sur le Projet Manhattan ayant eu lieu au Grove en 1942. Malgré ces bizarreries, travailler à Grove était en grande partie comme pour tout autre job ennuyeux et merdique, un calvaire à endurer pour gagner de l’argent à dépenser. Ce qui séparait vraiment le travail à Grove d’emplois plus normaux, ce n’était pas son prestige, mais ses longues heures et sa courte durée. »
Un témoignage certainement décevant pour les nombreux amateurs des théories du complot dont le club est le centre.
Le bûcher des soucis
Sophie Weiner n’est pas la première journaliste à avoir écrit sur Bohemian Grove après s’y être elle-même rendue. Alex Shoumatoff, chargé d’enquêter sur des accusations d’exploitation forestière illégale de la part du Bohemian Club pour le magazine Vanity Fair, s’y est faufilé en 2008 au moment du rituel « Bûcher des soucis ». Il s’est fait attraper par des gardiens du lieu et il a été détenu plusieurs heures pour violation de la propriété privée. Philip Weiss a quant à lui infiltré Bohemian Grove durant plusieurs jours en 1987.
« Je me suis paré des vêtements de loisir des conservateurs (…), je portais toujours un verre et je tenais le Wall Street Journal ou le New York Times sous le bras lorsque j’arrivais », raconte-t-il en 1989. « Ainsi équipé, je suis allé et venu durant sept des seize jours du campement, pénétrant ouvertement ce qui est considéré comme une enclave imperméable et que la presse qualifie couramment de zone fortement gardée. »
« Des hommes puissants y discutent et choisissent les politiques en secret, sans examen public. »
Philip Weiss a également rencontré « la plus farouche opposante de Grove », Mary Moore. « Bien sûr, à peu près n’importe qui pourrait détester le Grove. Avec sa forte concentration de marchands de guerre et d’argent extravagants, c’est un objet de protestation facile, et 72 groupes de gauche ont finalement rejoint Moore pour former le Bohemian Grove Action Network. » Lequel existe toujours, du moins sur Internet.
Mais les ennemis du Bohemian Club ne sont pas tous de gauche. En 2000, le complotiste d’extrême droite Alex Jones s’introduit dans Bohemian Grove et filme le « Bûcher des soucis » pour les besoins de son documentaire Dark Secrets inside Bohemian Grove, persuadé que les membres du club se livrent en fait à des rituels occultes répréhensibles.
Puis, en 2007, lors d’un discours à Minneapolis, Bill Clinton est interpellé par un inconnu qui prétend que les attentats du 11 septembre 2001 sont une imposture et accuse le Bohemian Club. « Avez-vous dit le Bohemian Club ? » rétorque le Démocrate. « C’est là que tous ces riches Républicains vont et posent nus devant des séquoias, n’est-ce pas ? Je ne suis jamais allé au Bohemian Club, mais vous devriez. Cela vous ferait du bien, vous y prendriez du bon air. »
En 2011, le Bohemian Grove attire l’attention du collectif d’hacktivistes Anonymous. « Ces réunions secrètes ne doivent plus être tolérées », scande-t-il dans une vidéo postée sur YouTube. « Ces réunions secrètes doivent devenir transparentes. Nous ne devons plus permettre aux membres du gouvernement de rencontrer les PDG de grosses compagnies, des militaires, des magnats du pétrole et des banques trop grosses pour s’effondrer sans le consentement du peuple. »
Car comme Mary Moore l’explique cette année-là, les membres du Bohemian Club, contrairement à ce que veut la rumeur, « n’ont pas de tunnels du sexe souterrains » et ne « brûlent pas de bébés », mais il y a à Bohemian Grove « des discussions sur les politiques publiques, lors desquelles ces gens puissants discutent et choisissent les politiques », et « le font en secret, sans examen public ».
« C’est ce dont les gens devraient avoir peur. »
Couverture : Une assemblée du Bohemian Club au début du XXe siècle.